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21/07/2020

Bernard Noël, Qu'est-ce qu'écrire

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                             Qu’est-ce qu’écrire ? III 

Il y a ce mouvement que je n’arrive pas à fixer.

Dans la vie courante, ce serait un élan qu’un geste traduirait. Il n’est  pas moins présent dans le corps, et cependant il y demeure insaisissable, comme toujours en train de fuir devant. Devant quoi ? Devant ce qu’il ouvre ou attire ou entraîne. Il laisse le goût de sa trajectoire sans laisser une trace : un goût que j’essaie sur un sens puis l’autre sans réussir à le percevoir clairement. C’est... me dis-je en décidant de mettre un nom dessus pour en finir, mais le nom glisse et se dérobe. Il s’agit d’une germination instantanée qui précède une activité si mince, si rapide qu’elle a tout juste eu lieu pour s’effacer.  En vérité, je devrais ne pas l’avoir même remarquée.

 

Bernard Noël,  Qu’est-ce qu’écrire ? III, dans La Place de l’autre, Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 213.

03/07/2014

André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres

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La vie comme elle tourne et par exemple

 

Ça va, ça tourne, c’est débrayé,

depuis toujours ça tourne mal.

 

Les parties nobles, les parties douces,

    la matière grise,

les nouveaux-nés, les chevronnés, les charlatans,

les désolés, les acharnés, les ortolans,

les magiciens, les mécaniciens et les fortiches,

tout est égal et fait du vent.

Tout se dépose et sous la langue fait amertume.

Corps rechignés, amour rendu,

À roue qui tourne, éclats, fumées,

Cela donne soif, faut en convenir.

Ça vous complique et vous recuit.

Ça vous alarme, ça vous suffoque.

Tout se morfond et se déglingue et se raidit.

Se prend, s’enfonce. Vas-y. Va-t-en. La joie, la frime.

La folie calme et les grands cris. Ça prend confiance.

Ça va venir. Parties honteuses, le cœur ballant.

Rêverie pleine et la dent creuse.

    Le corps brûlant. Ça reprend vie.

Ça va venir… T’émerveilla…

Ça va venir.

Tout est pour rien.

Tout vaut pour rire.

 

                      *

 

                                                      HÆRES

 

Il y a, au cœur du poème, derrière le poème, révélé par lui, un magma de multiples formes contraires, qui tournent, s’entrecroisent, se heurtent, veulent s’échapper… Et qui s’échappent, effectivement, en propos obscurs — ce sera le poème — sans ordre apparent, possiblement.

C’est de la réalité cachée de soi qu’il s’agit, et une discontinuité, une incohérence même, qui ne sont pas voulues, peuvent se comprendre comme étant exigées par l’objet qui se forme pour qu’il se forme précisément, celui-ci ne pouvant le faire autrement qu’à sans cesse tourner court et  reprendre ailleurs, laissant percer quelque chose parfois d’un foyer incandescent, non maîtrisable, multiples traces reprises d’élan de l’Éros toujours insatisfait, irréductible.

 

André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 265-266 et 58.