08/05/2023
EstherTellermann, Ciel sans prise
Oui nous
comptions
un jour l’autre
un lendemain n’est-il
un jadis suspendu
à l’aurore
un front où se
module
les traversées ?
Je notais les intervalles
pour
nous ensevelir
et vous faire
naître.
Esther Tellermann, Ciel sans prise,
éditions Unes, 2023, p. 19.
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18/11/2019
Philippe Boutibonnes, Rémanences
Comme l’homme est et comme sont les animaux nous mourrons pareils. Mélangés à la boue, roulés dans des guenilles ou dispersés avec la cendre. L’homme — l’un identifié comme pas l’autre, et tous ceux de notre espèce — parle et se tait quand il faut. L’homme parle, ressasse, avoue, se confesse et prie. L’homme se dit puis se tait. L’animal couine ou feule, alerte ceux de sa race mais il ne se tait pas. Il ne tient pas sa langue et ne retient ni un secret ni le silence. Il implore par le regard.
L’homme né en d’atroces eaux troubles, dans le sang et les écoulements, vagit. L’hase et le crocodile dans le champ de luzerne ou le marigot, vagissent. Nu, sans voix ni mots ni nom l’homme ne se sait pas mortel. Mortel il l’est et mort il le sera. L’homme naît nu. Nu, l’homme naît laid. Ni plus ni moins qu’un rat pelé, nu et perdu. Ce que perd l’homme perdu n’est pas son être encore inadvenu mais son lieu st son présent qui le nouent en son ici.
Philippe Boutibonnes, Rémanences, dans rehauts, n° 44, octobre 2019, p. 75.
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18/04/2018
Benoît Casas, L'agenda de l'écrit : recension
C’est seulement dans la seconde moitié du xviie siècle (1662) que l’agenda est défini comme un petit carnet où l’on note ce que l’on a à faire ; l’agenda proposé par Benoît Casas a d’autres fonctions, la première étant de donner à lire 366 textes de 140 signes — c’est une année bissextile qui est retenue, Félix Fénéon, anarchiste jusqu’au bout, ayant eu le bon goût de mourir le 29 février 1944. Les règles de construction sont données : si l’indication de date correspond au jour de la naissance d’un écrivain, le texte est écrit à partir de mots tirés des deux premières pages d’un de ses livres, s’il s’agit de la date de sa mort, ce sera à partir des deux dernières pages. Aucune division du blanc sous le texte ; l’agenda est d’abord un recueil d’écrits (mais laisse beaucoup de place au lecteur s’il veut, lui, commenter). Le choix des auteurs n’a rien d’innocent, pas plus que celui des citations ; le lecteur actif (mais comment lire autrement ?) peut construire à partir de cet ensemble ouvert une esquisse de pratique et de théorie de la lecture, de manière de se situer dans la société.
Il n’est pas indifférent d’examiner ce qui ouvre et ce qui ferme un livre. Pour le premier jour de l’année, le lecteur attend une naissance ; le nom retenu est celui d’Édouard Levé, et l’on pense aussitôt à son livre, Œuvres, formé de cinq cent trois « œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées ». Le premier extrait qui débute l’agenda, « un livre de mémoire », définit en partie le projet de Benoît Casas : conserver, au moins dans l’idéal, ce qui constitue une bibliothèque. Le texte du 2 janvier, date de la mort d’Edmond Jabès, complèterait le projet ; une collection de livres n’est pas chose morte, la mémoire n’a de sens que si elle permet d’agir, « l’insistant futur est dans les mots du livre seul ». Ce lien entre le livre et l’action, le lecteur peut à son gré le reconstruire en associant des montages/collages, et d’abord ceux qui se rapportent au contenu des livres.
La littérature ne peut être séparée de la vie quotidienne, de ce que les hommes éprouvent, souffrances et joies, et l’un de ses propos est de rapporter ce qui forme le tissu des jours. Virginia Woolf confiait « Commencer un cahier où je noterai mes impressions » ; Schoenberg entendait dépasser ce cadre et relater toute « expérience (…) en ses moindres détails », tout comme Chateaubriand qui affirmait « J’écris pour rendre compte de la vie ». Cette volonté de dire la totalité du vécu qui animait aussi Saint-Simon, « Écrire (…), c’est se rappeler vif l’ici-bas », n’est-elle pas un leurre ? Plusieurs fragments assemblés par Benoît Casas vont contre l’idée que la notation scrupuleuse du vécu puisse aboutir à la compréhension des choses, parce que « la vie ici-bas, [est] étrange, obscure » (H. G. Wells), qu’ « Écrire la vie est impossible » (Herman Melville), que « l’énigme demeure, sans solution » (Ingmar Bergman). Noter dans un Journal n’est guère suffisant, même si l’on imagine « saisir le meilleur de ce temps », comme le pensait V. Woolf : toujours on demeure « dans la nuit de la parole » (Novarina)
Ce qui importe ne serait pas de relater ce que l’on voit ou vit, avec l’illusion peut-être de rendre compte de cette manière des événements ; on risquerait de n’avoir qu’une vue myope, au mieux on accumule des éléments, mais dans quel but ? Sartre donne une réponse : « Écrire les événements au jour le jour : pour y voir clair » ; cependant cette écriture doit être définie, elle ne peut être neutre : que signifie ici « écrire » ? La réponse de Pasolini est sans ambiguïté, il faut « Transcrire ce parcours terrestre (…) de la façon la plus directe, violente » — et vient à l’esprit pour ce qui est de la violence, un de ses textes, La rage. Cette violence seule aboutirait à dire le vrai d’une société, proposition soutenue par des écrivains de culture et d’époque bien différentes ; pour Goldoni, on écrit pour « ne dire que la vérité » et William Carlos Williams lui fait écho : « La vérité, la lumière — violente — est notre seul recours ». C’est une position militante, que le philosophe adopte, sans concession ; « Programme : il faut lire en vérité », « Je me propose d’éclairer », précise Jean-Claude Milner. La vérité passe par le « déchiffrement » (Jean Bollack) et elle est au centre de la réflexion de qui ne s’arrête pas au seul enregistrement de ce qui se passe — qui n’est jamais neutre ; « Quelque chose est à dire, à dire malgré tout, peut se dire, nécessaire nouveau, quelque chose de vrai : la vie ordinaire révolutionnaire » (Bernard Aspe) — on se souvient que La vie ordinaire est le titre d’un livre de poèmes de Georges Perros. Dire le vrai est la première condition pour changer le cours des choses, ce qui n’entraîne pas ipso facto le changement, comme le rêvait Rimbaud : « au revoir l’exploitation, ce monde cynique a sombré ». Ce monde, on ne le sait que trop, est encore là. Et sa transformation est encore à rêver, en précisant comme le faisait Tristan Tzara ce que sont les données et le but : « Combattre l’ordre économique, la misère morale : c’est l’homme et sa libération qui reste l’enjeu ; la volonté radicale de changer le monde. »
Les montages de Benoît Casas en suscitent d’autres, et c’est là un des aspects intéressants du livre… Le lecteur, crayon en main, pourra composer son recueil autour de l’amour en associant des extraits de Borges, Djuna Barnes, Aragon, Corneille, etc., ou s’attacher à l’ensemble important des textes autour de la nuit ; il trouvera aussi de brefs récits (Desnos, 4 juillet), une manière d’autoportrait (15 décembre) ou s’attardera à l’idée du livre comme énigme (Proust, 10 juillet), etc. Les reconstructions du lecteur peuvent aller dans maintes directions ; si se dessine une figure, celle de Benoit Casas, elle ne peut être que protéiforme, à l’image de la variété des auteurs qu’il a retenus. Une vingtaine sont toujours vivants, écrivains (Emmanuelle Pagano, Anne Portugal, Dominique Meens, Novarina, etc.), philosophes et penseurs de la société, comme Alain Badiou, Michel Foucault, Bernard Aspe, ou de l’art comme Jean-Louis Schefer ; d’autres philosophes sont présents, comme notamment Castoriadis, Marx, Lacoue-Labarthe, Wittgenstein, Spinoza, Kierkegaard. On pourra relever le nom des classiques : si les Français sont majoritaires, les écrivains de langue anglaise sont largement plus nombreux que ceux de langue allemande ou italienne ; on ne fera pas la même remarque si l’on compte les noms cités deux fois dans l’agenda (date de naissance et de décès), la langue italienne étant presque à égalité avec l’anglaise — Benoît Casas la traduit.
Ce qui paraît plus marquant que ces relevés, dont je ne suis pas sûr qu’ils puissent suggérer un commentaire, c’est la place de personnes communément perçues comme éloignées de l’écriture ; peintres (Fromentin, Corot, Cézanne, Bernard Collin), historiens de l’art (Focillon, Baltrusaïtis), cinéastes (Jean Eustache, Ingmar Bergman, Chris Marker), homme de théâtre (Vitez), compositeurs (Schoenberg, Stravinsky, Cage), interprète (Miklos Szenthelyi), psychanalyste non freudien (Groddeck). Il n’y a pas ici de frontière étanche entre différents domaines de la création et il est bon de le rappeler. Il est bon aussi de s’apercevoir que beaucoup d’écrivains sollicités ne sont probablement pas connus des lecteurs, soit parce qu’ils sont trop peu traduits, comme Alfred Kolleritsch, ou un peu oubliés, comme Jean-Paul de Dadelsen ou Carl Sandburg. Bonne occasion d’aller les découvrir.
Certains lecteurs s’étonneront peut-être de lire Honoré d’Urfé et Senancour, Grazia Deledda et Samuel Pepys, alors que Shakespeare et Cervantes, Racine et André Breton sont absents ; c’est oublier que L’agenda de l’écrit n’est pas un recueil visant à donner une vue encyclopédique de la littérature. Qu’il reflète des choix ne fait pas de doute, et c’est heureux : aucun hasard des dates si le livre s’achève avec Lorine Niedeker, morte le 31 décembre 1970 (et pas avec Miguel de Unanumo, mort le 31 décembre 1936), c’est-à-dire avec une des figures majeures de la poésie américaine, largement représentée. On sera plus attentif aux présents qu’aux absents — rien n’empêche d’en faire une liste et de construire à son tour un agenda — et, surtout, à l’abondance des voies ouvertes grâce aux montages, ce qui donne un rôle actif à la lecture. Un extrait, également d’un poète américain, pourrait sans doute servir de règle de conduite, pas seulement à Benoît Casas, « Lutter, chercher, trouver, et ne jamais céder » (Charles Reznikoff).
Benoît Casas, L’agenda de l’écrit, Cambourakis, 2017, 374 p., 14 €.Cette recension a été publiée sur Sitaudisle 25 mars 2018.
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16/08/2017
Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute
Fais le mort pas si vite
autre chose sous la langue
rose, presque éteinte
fais le mort, pas de pression
(juste le sang un peu lourd)
s’il vous plaît, écoutez
le poème totale lumière sur
LIER sa propre existence
À la sienne n’est pas vraiment
Là, devant la forme
Le bout de métal dans la chair
Il l’enlace, si elle tombe
Ça y est, dit-il, elle est née
Marie de Quatrebarbes, La vie
moins une minute, Lanskine, 2014, p. 86.
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21/05/2017
Samuel Beckett, Pour en finir encore et autres foirades
Au loin un oiseau
Terre couverte de ruines, il a marché toute la nuit, moi j’ai renoncé frôlant les haies, entre chaussée et fossé, sur l’herbe maigre, petits pas lents, toute la nuit sans bruit, s’arrêtant souvent, tous les dix pas environ, petits pas méfiants, reprenant haleine, puis écoutant, terre couverte de ruines, j’ai renoncé avant de naître, ce n’est pas possible autrement, mais il fallait que ça naisse, ce fut lui, j’étais dedans, il s’est arrêté, c’est la centième fois cette nuit, environ, ça donne l’espace parcouru, c’est la dernière, il est couché sur son bâton, je suis dedans, c’est lui qui a crié, lui qui a vu le jour moi je n’ai pas crié, je n’ai pas vu le jour, les deux mains l’une sur l’autre pèsent sur le bâton, le front pèse sur les mains, il a repris haleine, il peut écouter, le tronc à l’horizontale, les jambes écartées, les genoux fléchis, même vieux manteau, les basques raidies se dressent par–derrière, le jour point, il n’aurait qu’à lever les yeux, qu’à les ouvrir, qu’à les lever, il se confond avec la haie, au loin un oiseau […]
Samuel Beckett, Pour en finir encore et autres foirades, éditions de Minuit, 1976, p. 47-48.
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16/01/2017
Andrea Zanzotto, Vocatif, suivi de Surimpressions, traduction Philippe Di Meo
Vide des toiles d’araignée
par les fissures et les vallées,
vide de naissance et de sang.
De l’eau et quel verbe pierreux
tu déposes au pied de ces monts, de ces collines,
et quel vert sans pitié
vous révélez dans un feu
inégal et néfaste
ou — c’est égal — dans un feu
effilé, équilibré
contre le mur où je pleure ; et le mur s’élève
depuis la tête lasse
lasse de naître et de naître encore
dans l’atroce vie bourdonnante.
Andrea Zanzotto, Vocatif suivi de Surimpressions,
traduit de l’italien et présenté par Philippe Di Meo,
Maurice Nadeau, 2016, p. 79.
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10/09/2016
Pascal Guignard, Sur le jadis
Chapitre LVI
Le rêve est ce qui fait apparaître comme étant là des êtres absents, ou éloignés, ou disparus, ou morts. Ils sont là mais le « là » où ils séjournent n’est pas une dimaension spatiale (pour le vivant) ni temporelle (pour le mort). Le « il est là dans le rêve » renvoie à un là qui est avant le temps (comme il est l’est dans le rêve). Ce « là » du rêve précède chez les vivipares le « là » où projette la naissance atmosphérique. Le temps qui vient déchirer le « là » ne l’apporte pas. Il y a un « jadis » distinct de l’ontogenèse dt de la phylogenèse et de l’histoire. Si je le nomme jadis, c’est en sorte de bien le distinguer de tout passé.
Pascal Quignard, Sur le jadis, Folio/Gallimard, 2004, p. 157.
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15/06/2016
Emil Cioran, De l'inconvénient d'être né
Il fut un temps où le temps n’était pas encore… Le refus de la naissance n’est rien d’autre que la nostalgie de ce temps d’avant le temps.
L’appesantissement sur la naissance n’est rien d’autre que le goût de l’insoluble poussé jusqu’à l’insanité.
Dans les longues nuits des cavernes, des Hamlet en quantité devaient monologuer sans cesse, car il est permis de supposer que l’apogée du tourment métaphysique se situe bien avant cette fadeur universelle, consécutive à l’avènement de la Philosophie.
Se lever, faire sa toilette et puis attendre quelque variété imprévue de cafard ou d’effroi.
Je donnerais l’univers entier et tout Shakespeare, pour un brin d’ataraxie.
On ne devrait écrire des livres que pour y dire des choses qu’on n’oserait confier à personne.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Idées/Gallimard, 1973, p. 25, 26, 29, 30, 37.
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30/06/2014
Tchicaya U Tam'si, Notes de veille
Pourquoi n'est-elle pas venue
un soir me prendre au berceau
je n'avais qu'un lit de feuilles
Un rapt facile...
D'un peuple qui mendie son sang
qui dirait qu'il est à plaindre ?
Je manque d'ivresse pour comprendre ce qui est plausible.
Et pourtant le monde est tel qu'il apparaît à l'alouette : un miroir déformant.
C'est fatal je devais dormir encore quand le coq chantait.
Je descends des bâtards de Gengis Khan : je baisse la tête et souris de ce que la terre ne supporte plus aucun vertige.
Il suffirait d'être un Envoyé
et la raison d'être aurait
valeur de signe monétaire
ou de plus-value
J'ai mendié sur les chemins
l'envers de ce que le monde paraît
un pli à cette commissure.
[...]
Tchicaya U Tam'si, Notes de veille, dans J'étais nu pour le premier baiser de ma mère, Œuvres complètes, I, Gallimard, 2013, p. 561-562.
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