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15/06/2023

Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques : recension

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Yves Bonnefoy, la réalité et les mots

 

Plusieurs écrivains ont vu leur œuvre en cours paraître dans la Pléiade, par exemple Gide en 1939 pour son Journal ou, plus récemment, Philippe Jaccottet pour ses poèmes et ses essais, et Saint-John Perse s’est lui-même occupé d’en préparer l’édition. Yves Bonnefoy, lui, a suivi de près l’élaboration du volume, intervenant pour introduire des textes habituellement vus à côté de la poésie : travail long et minutieux rendu possible par l’amitié qui liait l’écrivain aux responsables de la mise en œuvreet à ceux de l’établissement des textes. Qui connaît la poésie de Bonnefoy suivra avec intérêt le long avant-propos de Lançon et Née qui retrace avec précision son évolution littéraire, puis la préface d’Alain Madeleine-Perdrillat qui retient des livres considérés majeurs et met en valeur des constantes, soit l’unité de l’œuvre.

Le volume contient des traductions — les poèmes de Yeats mais aussi, comme le veut la collection, des notes abondantes en fin de volume apportent d’utiles compléments, suivies d’un choix bibliographique précieux des études critiques (livres, numéros spéciaux de revues, articles), d’un index des noms et d’une table des titres et incipit. On regrettera que les illustrations de L’Arrière-pays soient reproduites en noir et blanc.

 

On relève dans la construction de la personne l’amour dès l’enfance de la lecture, encouragé par les parents, et l’essai d’une pièce — coïncidence ? on se souvient que le premier des cinq ensembles de Du mouvement et de l’immobilité de Douve a pour titre "Théâtre". Bonnefoy a découvert tôt le surréalisme par l’anthologie de Georges Hugnet, a connu Breton qui l’estimait, s’est rapproché du groupe surréaliste sans y être actif, s’en est écarté en 1947 quand l’ésotérisme s’y est imposé, mais il a gardé l’amitié de dissidents du groupe comme Gilbert Lely et Christian Dotremont. Ce passage l’a conduit à réfléchir sur ce qu’est l’image et sur son usage, de là à la relation entre langage et réalité, réflexion qu’il a poursuivie toute sa vie. D’autres rencontres ensuite ont modifié profondément l’orientation de sa vie ; par exemple, grâce à Pierre Leyris il s’est voué à la traduction de Shakespeare — il a traduit une dizaine de pièces, les sonnets et la poésie — et il a publié aussi des sonnets de Yeats. Son appétit de connaissance l’a dirigé, à partir de 1949 avec les cours de Lucien Biton vers l’étude des mythes et des sciences religieuseset, parallèlement, il a suivi des philosophes comme Jean Hyppolite et Jean Wahl, le spécialiste de la gnose Charles-Henri Puech et, par ailleurs, les études d’André Chastel lui ont ouvert le Quattrocento.

 

Tous ces travaux ont nourri son écriture, comme ses rencontres, celle de la poésie de Jouve après son expérience surréaliste : « La réalité qu’avait décomposée l’intellect se rassemblait à nouveau, le regard pouvait sans entraves pressentir en tout l’unité de tout — cette lumière de l’Alpe dans Matière céleste, étincelante, enivrante, au profond de chaque chose mortelle » (L’Écharpe rouge, p. 1189). Bien avant, Bonnefoy avait lu à sa parution en 1943 L’Expérience intérieure de Georges Bataille, qui l’a sans doute aidé à considérer la poésie comme connaissance du temps, de la finitude et de soi ; cette lecture n’est pas sans rapport avec ce qu’il a désigné par « présence » — la réalité concrète, immédiate — en relation avec une autre notion, « l’indéfait » : il s’agit de cette présence, antérieure à toute analyse par la langue à quoi accèderait l’infans (l’enfant qui ne parle pas encore) et que l’art, la poésie auraient pour fonction de retrouver. Lançon et Née insistent sur ce point à propos du personnage de Douve, dans « le premier grand livre de poésie »3  de Bonnefoy : « le vocable « Douve » ne représente personne (à la différence de la « Laure » de Pétrarque ou de la « Délie » de Scève), mais allégorise la quête de l’immédiat du monde, cet en dehors du langage à ressaisir paradoxalement par les mots » (p. XVIII). Madeleine-Perdrillat insiste sur l’absence du "je" dans ce « livre fondateur », son auteur « ne manie jamais que des mots et des images, auxquels quelque chose de la réalité, la douleur et la mort, échappera toujours » (XXXVII).

Combat certes « désespéré » que l’écriture du poème, comme le souligne encore le préfacier, et c’est pourquoi il ne peut jamais être achevé. Pour Bonnefoy la poésie avait pour tâche de restituer quelque chose du « monde proche », non simplement des réalités vécues mais « de l’horizon derrière elles » (1188), sachant que « c’est seulement l’expérience du temps vécu qui peut rendre vie à la parole » (1187). Cette exigence explique la récurrence de ses thèmes (la vie, la mort, le désir, la nuit, le vent…) et son emploi de mots simples (jour, nuit, aube, froid, feu, eau, etc.) ou fortement suggestifs comme "barque" ou "neige" ; il faudrait que les mots donnent le plein de leur sens, en allant au-delà de la relation arbitraire entre le signe et la chose c’est-à-dire qu’ils permettent de saisir ce qui n’est pas dicible mais que leur emploi dans le poème devrait faire surgir. Contradiction que Bonnefoy connaissait bien et qu’il a souvent énoncée, comme dans L’Écharpe rouge, « D’un côté, le sentiment obscur que la réalité, c’est plus que les mots ; de l’autre quelque aisance à vivre parmi ceux-ci, l’intérêt pour les choses qui naissent de leur emploi » (p. 1126). On pense à la fonction performative, en scène dans Le Théâtre des enfants : « La petite fille dit je suis la reine (…) tu es le roi. En effet, ils étaient la reine et le roi. » On retrouve dans toute l’œuvre la relation aux choses que Bonnefoy disait être celle de son enfance ; dans Le Grand Espace, consacré au Louvre, il écrivait en ouverture « J’aurais voulu entrer enfant dans un lieu comme celui-ci », expliquant : « Ce ne sont pas les mots qui comptent pour lui, mais ce sont les images qu’il aperçoit au-delà » (p. 830).

 On ne réduit évidemment pas l’œuvre complexe d’Yves Bonnefoy à une relation entre mots et réalité, mais cette attention qu’il y porte l’éloigne d’un lyrisme toujours dominant dans les écrits de son époque : il ne célèbre ni l’amour ni la nature. Sa poésie, pour citer encore Madeleine-Perdrillat, « dit avec peu de mots et peu d’images, son peu de pouvoir » (XL). Cependant, ce peu est essentiel, elle est force de vie, « contre « le spectacle de la souffrance et de la mort » (id.). C’est pourquoi la transmission de ce qui s’écrit dans d’autres langues importait tant à Bonnefoy, Lançon et Née rappellent d’ailleurs qu’il voyait dans la circulation des poésies un des fondements de la Communauté européenne.

                                           (…) Écrire une violence

       Mais pour la paix qui a saveur d’eau pure.
                  Que la beauté,
                  Car ce mot a un sens, malgré la mort,
                  Fasse œuvre de rassemblement de nos montagnes

       (Dans le leurre du seuil, p. 416)

 

1 Daniel Lançon et Patrick Née, outre plusieurs études sur l’œuvre de Bonnefoy, ont dirigé le colloque de Cerisy qui lui était consacré, en août 2006, Poésie, recherche et savoirs

2 C’est pourquoi il a dirigé les deux volumes du Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique (Flammarion, 1981)

3 Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve, 1953.

 


Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques, Édition établie par Odile Bombarde, Patrick Labarde, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot ; avant-Propos Daniel Lançon et Patrick Née, préface Alain Madeleine-Perdrillat, « Yves Bonnefoy, "Et poésie, si ce mot est dicible" », Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2023, 1808 p., 19 €. Cette recension a éé publiée dans Sitaudis le 4 mai 2023.

 

 

09/04/2023

Yves Bonnefoy, Là où retombe la flèche

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Perdu. À quelques pas de la maison, cependant, à guère plus de trois jets de pierre.

Là où retombe la flèche qui fut lancée au hasard.

Perdu, sans drame. On me retrouvera. Des voix se dressent de toutes parts sur le ciel, dans la nuit qui tombe.

Et il n’est que quatre heures, il y a donc encore beaucoup de jour pour continuer à se perdre — allant, courant parfois, revenant — parmi ces pierres brisées et ces chênes gris dans le bois coupé de ravins qui cherche partout l’infini, sous l’horizon tumultueux, mais  ici, devant le pas, se resserre.

Nécessairement, je vais rencontrer une route.

Je verrai une grange en ruine d’où partait bien une piste.

Appellerai-je ? Non, pas encore.

Yves Bonnefoy, Là où retombe la flèche, dans Œuvres poétiques, Pléiade/Gallimard, 2023, p. 601.

 

 

 

 

08/04/2023

Yves Bonnefoy, La Vie errante

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           Une pierre

 

J’ai toujours faim de ce lieu

Qui nous était un miroir,

Des fruits voûtés dans son eau,

De sa lumière qui sauve,

 

Et je graverai dans la pierre

En souvenir qu’il brilla

Le cercle, ce feu désert

Au-dessus le ciel est rapide

 

Comme au vœu la pierre est fermée.

Qe cherchions-nous ? Rien peut-être,

Une passion n’est qu’un rêve,

Nos mains ne demandent pas,

 

Et de qui aima une image,

Le regard a beau désirer,

La voix demeure brisée,

Ma parole est pleine de cendres.

 

Yves Bonnefoy, La Vie errante, dans Œuvres poétiques,

Pléiade/Gallimard, 2023, p. 682.

06/04/2023

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

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           Le tout, le rien

 

C’est la dernière neige de la saison,

La neige de printemps, la plus habile

À recoudre les déchirures du bois mort

Avant qu’on ne l’emporte puis le brûle.

 

C’est la première neige de ta vie

Puisque, hier, ce n’étaient encore que des taches

De couleur, plaisirs brefs, craintes, chagrins

Inconsistants, faute de la parole.

 

Et je vois que la joie prend sur la peur

Dans les yeux que dessille la surprise

Une avance, d’un grand bond clair : ce cri, ce rire

Que j’aime, et que je trouve méditable.

 

Car nous sommes bien proches, et l’enfant

Est le progéniteur, de qui l’a pris

Un matin dans ses mains d’adulte et soulevé

Dans le consentement de la lumière.

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière,

Poésie/Gallimard, 1991 [1987], p. 139.

05/04/2023

Yves Bonnefoy, Pierre écrite

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                  Une pierre

 

              Je fus assez belle,

Il se peut qu’un jour comme celui-ci e ressemble,

   Mais la ronce l’emporte sur mon visage, 

      La pierre accable mon corps

 

              Approche-toi,

     Servante verticale rayée de noir,

       Et ton visage court.

 

    Répands le lait ténébreux qui exalte

                  Ma force simple.

                  Sois moi fidèle,

    Nourrice encor, mais d’immortalité.

 

Yves Bonnefoy, Pierre écrite, dans Œuvres poétiques,

Pléiade/Gallimard, 2023, p. 130.

 

04/04/2023

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve

 

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               Derniers gestes VI 

Sur un fangeux hiver, Douve, j’étendais 

Ta face tumultueuse et basse de forêt.

Tout se défait, pensais-je, tout s’éloigne.

 

Je te revis violente et riant, sans retour,

De tes cheveux au soir d’opulentes saisons

Dissimuler l’éclat d’un visage livide.

 

Je te revis furtive. En lisière des arbres

Paraître comme un feu quand l’automne resserre

Tout le bruit de l’orage au cœur des frondaisons.

 

Ô plus noire et déserte ! enfin je te vis morte,

Inapaisable éclair que le néant supporte,

Vitre sitôt éteinte et d’obscure maison.

 

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve,

Dans Œuvres poétiques, Pléiade/Gallimard, 2013, p. 67.

14/12/2019

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

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                La neige

 

Elle est venue de plus loin que les routes,

Elle a touchz le pré, l’ocre des fleurs,

De notre main qui était en fumée,

Elle a vaincu le temps apr le silence.

 

Davantage de lumière ce soir

À cause de la neige.

On dirait que des feuilles brûlent, devant la porte,

Et il y a de l’eau dans le bois qu’on rentre.

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie/Gallimard,

2007, p. 67.

01/12/2018

Yves Bonnefoy, L'heure présente

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           Dans le miroir

 

Imagine placé dans une chambre

Un grand miroir. La clarté des fenêtres

S’y prend, s’y multiple. Ce qui existe

Devient ce qui apaise. Là, dehors,

 

C’est à nouveau le lieu originel.

Passent Adam et Eve dont les mains

Se rejoignent ici, dans cette chambre,

Elle, tout une longue jupe, à falbalas.

 

J’ai pris un fruit, c’ était dans un miroir,

L’image n’en fut pas troublée, le jour d’été

En éprouva à peine un frémissement.

 

J’en perçus la couleur, la saveur, la forme,

Puis le posai, dehors. Et vint la nuit

Dans le miroir, et les fenêtres battent.

 

Yves Bonnefoy, L’heure présente, Mercure de France,

2011, p. 29.

Communiqué d'une revue amie :

Le numéro 13 de la revue Catastrophes, "le Meilleur des mondes" est paru avec des poèmes, proses, essais et images de :
 
Laurent Albarracin 
Guillaume Artous-Bouvet,  
Patrick Beurard-Valdoye,
Brice Bonfanti, 
William Cliff,
Guillaume Condello,
Maria Corvocane,  
Olivier Domerg,
Ariane Dreyfus,  
Aurélie Foglia,  
Hippolyte Hentgen,
Christophe Lamiot Enos,  
Louise Mervelet,  
Guillaume Métayer,  
Marie de Quatrebarbes,  
Victor Rassov et 
Jean-Claude Pinson.
 
Vous trouverez ici le sommaire en ligne :
https://revuecatastrophes.wordpress.com/13-le-meilleur-de...
et ici l'ensemble à télécharger au format pdf :
https://revuecatastrophes.files.wordpress.com/2018/11/cat...

Amicalement,
 
Pierre Vinclair pour CATASTROPHES.

PS. - Pour celles et ceux qui peuvent, n'oubliez pas la soirée Catastrophes & V. Warnotte à la maison de la poésie de Paris le 20 décembre (réserver ici : https://poesie.shop.secutix.com/selection/event/date?prod...). Et si vous voulez offrir le 1er numéro papier de la revue Catastrophes, il est encore pour quelques jours au tarif souscription (15 euros franco de port au lieu de 20) ici : https://www.lecorridorbleu.fr/produit/catastrophes/
--
Catastrophes
écritures sérielles & boum !

08/10/2017

Shakespeare, Le Viol de Lucrèce

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Ceux qui convoitent vraiment sont rendus si absurdes par leur désir qu’ils gaspillent et abandonnent aussi bien ce qu’ils n’ont pas que ce qu’ils possèdent : espérant davantage, ils ont bientôt moins. Ou, s’ils obtiennent, ils ne gagnent dans cette surabondance que satiété, et en souffrent tant de maux qu’on peut dire qu’ils sont minés par ce pauvre enrichissement.

 

Shakespeare, Le Viol de Lucrèce, dans Les poèmes, traduction Yves Bonnefoy, Mercure de France, 1993, p. 65.

21/12/2016

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l'immobilité de Douve

                     Yves Bonnefoy, du mouvement et de l'immobilité de Douve, désir, visage, voix, mémoire

                       Vrai nom

 

Je nommerai désert ce château que tu fus,

Nuit cette voix, absence ton visage,

Et quand tu tomberas dans la terre stérile

Je nommerai néant l’éclat qui t’a porté.

 

Mourir est un pays que tu aimais. Je viens

Mais éternellement par tes sombres chemins.

Je détruis ton désir, ta forme, ta mémoire,

Je suis ton ennemi qui n’aura de pitié.

 

Je te nommerai guerre et je prendrai

Sur toi les libertés de la guerre et j’aurai

Dans mes mains ton visage obscur et traversé,

Dans mon cœur ce pays qu’illumine l’orage.

 

Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve,

Mercure de France, 1954, p. 41.

03/07/2016

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

                                        En hommage à Yves Bonnefoy, 1923-1er juillet 2016

     

 

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                L'agitation du rêve

 

                           I

 

Dans ce rêve le fleuve encore : c'est l'amont,

Une eau serrée, violente, où des troncs d'arbres

S'entrechoquent, dévient ; de toute part

Des rivages stériles m'environnent,

De grands oiseaux m'assaillent, avec un cri

De douleur et d'étonnement, — mais moi, j'avance

À la proue d'une barque, dans une aube.

J'y ai amoncelé des branches, me dit-on,

En tourbillons s'élève la fumée,

Puis le feu prend, d'un coup, deux colonnes torses,

Ont un porche de foudre. Je suis heureux

De ce ciel qui crépite, j'aime l'odeur

De la sève qui brûle dans la brume.

 

Et plus tard je remue des cendres, dans un âtre

De la maison où je viens chaque nuit,

Mais c'est déjà du blé, comme si l'âme

Des choses consumées, à leur dernier souffle,

Se détachait de l'épi de matière

Pour se faire le grain d'un nouvel espoir.

Je prends à pleines mains cette masse sombre

Mais ce sont des étoiles, je déplie

Les draps de ce silence, mais découvre

Très lointain, très proche la forme nue

De deux êtres qui dorment, dans la lumière

Compassionnée de l'aube, qui hésite

À effleurer du doigt leurs paupières closes

Et fait que ce grenier, cette charpente,

Cette odeur du blé d'autrefois, qui se dissipe

C'est encore leur lieu, et leur bonheur.

[...]

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie / Gallimard, 1995 (1987), p. 85-86.

 

 

 

03/07/2014

André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres

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La vie comme elle tourne et par exemple

 

Ça va, ça tourne, c’est débrayé,

depuis toujours ça tourne mal.

 

Les parties nobles, les parties douces,

    la matière grise,

les nouveaux-nés, les chevronnés, les charlatans,

les désolés, les acharnés, les ortolans,

les magiciens, les mécaniciens et les fortiches,

tout est égal et fait du vent.

Tout se dépose et sous la langue fait amertume.

Corps rechignés, amour rendu,

À roue qui tourne, éclats, fumées,

Cela donne soif, faut en convenir.

Ça vous complique et vous recuit.

Ça vous alarme, ça vous suffoque.

Tout se morfond et se déglingue et se raidit.

Se prend, s’enfonce. Vas-y. Va-t-en. La joie, la frime.

La folie calme et les grands cris. Ça prend confiance.

Ça va venir. Parties honteuses, le cœur ballant.

Rêverie pleine et la dent creuse.

    Le corps brûlant. Ça reprend vie.

Ça va venir… T’émerveilla…

Ça va venir.

Tout est pour rien.

Tout vaut pour rire.

 

                      *

 

                                                      HÆRES

 

Il y a, au cœur du poème, derrière le poème, révélé par lui, un magma de multiples formes contraires, qui tournent, s’entrecroisent, se heurtent, veulent s’échapper… Et qui s’échappent, effectivement, en propos obscurs — ce sera le poème — sans ordre apparent, possiblement.

C’est de la réalité cachée de soi qu’il s’agit, et une discontinuité, une incohérence même, qui ne sont pas voulues, peuvent se comprendre comme étant exigées par l’objet qui se forme pour qu’il se forme précisément, celui-ci ne pouvant le faire autrement qu’à sans cesse tourner court et  reprendre ailleurs, laissant percer quelque chose parfois d’un foyer incandescent, non maîtrisable, multiples traces reprises d’élan de l’Éros toujours insatisfait, irréductible.

 

André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres, préface d’Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard, 2006, p. 265-266 et 58.

13/02/2013

William Shakespeare, Les Poèmes, traduction Yves Bonnefoy

William Shakespeare, Les Poèmes, Yves Bonnefoy, Vénus et Adonis, passion, baiser

                                      Vénus et Adonis


Le soleil au visage pourpre vient de se séparer de l'aube en pleurs, et Adonis aux joues de rose se hâte d'aller chasser. Il aime la chasse mais il se ri avec mépris de l'amour. Vénus, dont il obsède la pensée, se jette au-devant de lui et, en hardie amoureuse, elle se met à le courtiser.

 

« Ô trois fois plus beau que moi-même, dit-elle pour commencer, ô de ces prés la fleur suzeraine, douceur incomparable, éclipse de toute nymphe, plus beau qu'un homme, plus blanc et plus vermeil que ne sont les roses ou les colombes, la nature qui t'a fait en cherchant à se dépasser elle-même dit que le monde avec ta vie finira.

 

Daigne, ô merveille, descendre de ton coursier et, sa tête orgueilleuse, rapproche-la par le frein de l'arçon de ta selle. Si tu veux bien m'accorder cette faveur, pour récompense tu connaîtras mille secrets de miel. Viens t'asseoir ici, où jamais le serpent ne siffle et je t'étoufferai de baisers.

 

Et pourtant je ne rassasierai pas tes lèvres de la satiété écœurante, plutôt je les affamerai en pleine abondance, les faisant rougir et pâlir par mes inventions très nombreuses : dix baisers aussi courts qu'un seul, un seul aussi long que vingt. Un jour ne nous semblera qu'une heure, dépensé en ces jeux qui trompent si bien le temps. »

 

Disant cela, elle saisit cette main dont la sueur atteste la vigueur et la fougue. Et toute tremblante de passion, elle appelle cette sueur le baume, l'onguent suprême que la terre réserve pour l'apaisement des déesses. Elle est si bouleversée que son désir lui donne la force et le courage d'arracher Adonis de son cheval.

 

[...]

William Shakespeare, Les Poèmes, traduction et préface Yves Bonnefoy, Mercure de France, 1963, p. 13-14.

03/02/2013

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière

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            L'agitation du rêve

 

                         I

 

Dans ce rêve le fleuve encore : c'est l'amont,

Une eau serrée, violente, où des troncs d'arbres

S'entrechoquent, dévient ; de toute part

Des rivages stériles m'environnent,

De grands oiseaux m'assaillent, avec un cri

De douleur et d'étonnement, — mais moi, j'avance

À la proue d'une barque, dans une aube.

J'y ai amoncelé des branches, me dit-on,

En tourbillons s'élève la fumée,

Puis le feu prend, d'un coup, deux colonnes torses,

ont un porche de foudre. Je suis heureux

De ce ciel qui crépite, j'aime l'odeur

De la sève qui brûle dans la brume.

 

Et plus tard je remue des cendres, dans un âtre

De la maison où je viens chaque nuit,

Mais c'est déjà du blé, comme si l'âme

Des choses consumées, à leur dernier souffle,

Se détachait de l'épi de matière

Pour se faire le grain d'un nouvel espoir.

Je prends à pleines mains cette masse sombre

Mais ce sont des étoiles, je déplie

Les draps de ce silence, mais découvre

Très lointain, très proche la forme nue

De deux êtres qui dorment, dans la lumière

Compassionnée de l'aube, qui hésite

À effleurer du doigt leurs paupières closes

Et fait que ce grenier, cette charpente,

Cette odeur du blé d'autrefois, qui se dissipe

C'est encore leur lieu, et leur bonheur.

[...]

 

Yves Bonnefoy, Ce qui fut sans lumière, Poésie / Gallimard

1995 (1987), p. 85-86.

17/10/2012

Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud (recension)

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Rimbaud est toujours resté très présent dans la réflexion d’Yves Bonnefoy sur la poésie. Ce fort volume le prouve qui réunit, avec Rimbaud par lui-même paru pour la première fois en 1961, divers textes : préfaces, articles, conférences — dont les plus récentes ouvrent le livre en indiquant pourquoi Rimbaud et Baudelaire ont marqué l’existence de Bonnefoy : « révélation de ce qu’est la vie, de ce qu’elle attend de nous, de ce qu’il faut désirer en faire. » Qu’un écrivain de cette grandeur dise que Rimbaud a été pour lui un guide, et en quoi il l’a été, cela suffirait pour désirer le lire attentivement.

Dans les deux premières conférences qui donnent leur titre à l’ouvrage comme dans son Rimbaud, Yves Bonnefoy construit par touches successives un portrait intérieur de Rimbaud et de l’examen attentif de l’œuvre tire une leçon de vie. L’analyse met en valeur l’acharnement de Rimbaud à toujours vouloir extraire le vrai des choses, et découvre l’insatisfaction continuelle du jeune poète allant vers autrui, toujours à dénoncer la misère et toujours dans l’utopie, toujours déçu et toujours repris par des chimères. Par dessus tout, Rimbaud est occupé par la question de l’écriture ; ce qu’il écrit dans sa lettre à Demeny du 15 mai 1871 (dite "lettre du voyant"), c’est ce que représente à ses yeux la poésie. Elle est, comme le résume Yves Bonnefoy, « accès à nos vrais besoins, lesquels sont d’assumer notre finitude, d’en reconnaître l’infini intérieur, ramassé sur soi, de nous ouvrir de ce fait à des rapports de plus d’immédiateté avec nos proches dans une société qui pourrait en être transfigurée ».

 

Sans doute cela est-il devenu clair aujourd’hui pour beaucoup. Ce qui l’est moins peut-être, et il faut savoir gré à Yves Bonnefoy de l’écrire à plusieurs reprises, c’est que travailler dans la langue de manière à en modifier l’ordre, c’est toucher profondément l’ordre des choses. C’est la leçon que donne sa lecture du sonnet Voyelles, où le chaos introduit dans la perception permet de voir ce sur quoi le regard ordinaire passe sans s’arrêter. « Épiphanie de l’indéfait », Voyelles enterre le lyrisme romantique, « le désordre qui se répand dans l’emploi des couleurs va ruiner toutes les figures de l’être au monde ancien et avec celles-ci balayer les espérances que Rimbaud jusqu’alors avaient fait siennes, dans l’espace de la pensée d’autrefois. » 
Yves Bonnefoy suit la volonté de Rimbaud de mettre à bas les manières de comprendre le monde, notamment celles du milieu parisien de la poésie qu’il ne supporte pas. Contrairement aux poètes qu’il rencontre, et c’est pourquoi sans doute l’œuvre de Rimbaud garde toute sa force aujourd’hui, la poésie était pour lui « une expérience directe de l’unité, de sa présence au cœur de tous les actes de l’existence et de tous les emplois de mots, dans ce seul vrai infini qu’est la réalité quotidienne ». Leçon toujours et encore à répéter, contre la pression incessante qui pousse à ne pas penser  et à ne pas agir autrement que dans la norme. "Notre besoin de Rimbaud", il est, dans « l’éternel effondrement », de comprendre que « si l’esprit est souvent, ou toujours, illusionné, il n’est pas, comme tel, dans son essence, illusoire ».

 

Le livre dense qu’était Rimbaud par lui-même, ici sous le titre Rimbaud, rompait en 1961 avec les lectures de Rimbaud. On était peu habitué à l’époque — l’est-on nettement aujourd’hui ? — à une lecture, à un commentaire qui s’efforcent de penser l’œuvre comme une « biographie spirituelle ». On retient ici de l’analyse précise des poèmes comment s’opéra le rejet de la poésie subjective, et en quoi Les Illuminations furent la « reconnaissance d’un échec » : la vie vécue comme opaque, noire. Rimbaud, à la fin de 1874, entreprend l’apprentissage de plusieurs langues (allemand, italien, russe, arabe) et Yves Bonnefoy rappelle que « la poésie ne se fait qu’en portant à l’épreuve de l’absolu une langue », et qu’il faut « en voir la secrète et active dénégation dans cette étude de la parole ». Renoncement ? oui, mais l’œuvre est toujours là pour « témoigner de l’aliénation de l’homme, et l’appeler à passer du consentement sans bonheur à l’affrontement tragique de l’absolu ».

 Les huit études qui composent le reste (un tiers) du volume offrent notamment des lectures de poèmes ("Les Reparties de Nina", "Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs") et un examen détaillé des rapports complexes de Rimbaud à sa mère. On relira en particulier la comparaison des poétiques de Mallarmé et de Rimbaud, et ce que ce dernier a un moment rêvé du rôle social du poète — rêve dont on peut se demander comment il serait reçu aujourd’hui quand on en lit la synthèse de Yves Bonnefoy :

Le poète : celui qui apportera aux délibérations de la société son expérience de la subjectivité toujours en désordre, de l’imaginaire toujours en proie aux fantasmes, autrement dit son affrontement des désirs sans mesure et des visions chimériques. Tout cela désormais non plus idolâtré ni dénié, mais traversé, malmené, accepté, compris.

  

      Yves Bonnefoy, Notre besoin de Rimbaud, 
Seuil, 2009, 23 €.