17/07/2023
Joseph Joubert, Carnets
Toutes ces règles, ces méthodes apprennent bien à en parler, mais elles ne les donnent pas.
Il y a dans le visage quelque chose de lumineux qui ne se trouve pas dans les autres parties du corps.
…Ils aiment mieux qu’on leur donne à croire qu’à comprendre.
Il n’y a dans ce que les hommes ont pensé que quelques sommets, quelques points dominants. Le reste n’est que leur échelle, échelle que le temps a mise en pièces ; et les pièces en sont perdues, anéanties. Quand même on les retrouverait, qu’en ferait-on, qu’un échafaudage ?
Et cependant la faculté d’aimer, de voir…, se forme en s’essayant sur ces nuées que l’imagination se forge.
Joseph Joubert, Carnets, Gallimard, 1994, p. 311, 324, 325, 327, 351.
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26/03/2022
Kafka, À Milena
mardi 17 août 1920
(...) Et c’est juste en ce moment qu’il me semble que j’aurais à te dire de l’indicible, et qui ne peut s’écrire, non pas pour réparer quelque chose que j’ai mal fait à Gmünd, non pas pour sauver quelque chose de totalement submergé, mais pour te faire comprendre en profondeur ce qu’il en est de moi, afin que tu ne te laisses pas effrayer, comme cela pourrait fatalement arriver malgré toute entre les humains. Il me semble parfois être lesté de tels poids de plomb que je devrais en un instant couler à pic au plus profond de la mer et que celui qui voudrait me saisir ou me « sauver » y renoncerait, non par faiblesse, ni même faute d’espoir, mais par simple irritation. Bon, bien sûr, cela n’est pas dit pour Toi, mais pour un faible semblant de Toi, comme une tête fatiguée, vide (ni malheureuse no excitée, c’est presque un état qui ferait éprouver de la reconnaissance) peut encore tout juste le percevoir.
Kafka, À Milena, traduction Robert Kahn, NOUS, 2021, p. 214-215.
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21/08/2019
Francis Ponge, Pratiques d'écriture ou L'inachèvement perpétuel
L’écolier
Le langage est donné comme fait. Les hommes parlent et croient se comprendre. Les hommes parlent et croient s’exprimer.
J’y éprouve, tu y éprouves, ils y éprouvent sinon un plaisir du moins la satisfaction naturelle (quoique illusoire absolument) d’un besoin certain.
La littérature est à ce bas niveau de l’expression des hommes, de la conversation. Elle est partie de l’erreur, de l’imparfait social. Quant à ses rapports avec le besoin d’infini, l’aptitude métaphysique de l’homme, elle n’a pas d’avantages sur le langage courant, elle n’a aucune vertu particulière.
Ce qui précède exprimé de la sorte paraît évident : « inutile de le dire ».
Francis Ponge, Pratiques d’écriture ou L’inachèvement perpétuel, Hermann, 1984, p. 66.
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24/05/2015
Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955
Parfois la distance de mon travail à mes rêves me fait rire, Maman, rire de moi avec tristesse. Et c’est certainement par le fait d’étudier qu’on reprend courage. Le fait qu’on peut se donner une raison de la croyance intuitive dans les grands peintres.
Qu’ont-ils fait, comment, pourquoi, quel était leur résultat après trois ans de contact non constant comme moi ?
Il faut savoir se donner une explication, pourquoi on trouve beau ce qui est beau, une explication technique.
C’est indispensable [de] savoir les lois des couleurs, savoir à fond pourquoi les pommes de Van Gogh à La Haye, de couleur nettement crapuleuse, semblent splendides, pourquoi Delacroix sabrait de raies vertes ses nus décoratifs aux plafonds et que ces nus semblaient sans taches et d’une couleur de chair éclatante. Pourquoi Véronèse, Vélasquez, Franz Hals, possédaient plus de 27 noirs et autant de blancs ? Que Van Gogh s’est suicidé, Delacroix est mort furieux contre lui-même, et Hals se saoulait de désespoir, pourquoi, où en étaient-ils ? Leurs dessins ? Pour une petite toile que Van Gogh a au musée de La Haye on a des notes d’orchestration de lui pendant deux pages. Chaque couleur a sa raison d’être et moi de par les dieux j’irai balafrer des toiles sans avoir étudié et cela parce que tout le monde accélère, Dieu sait pourquoi.
Nicolas de Staël, Lettres 1926-1955, édition présenté, annotée et commentée par Germain Viatte, Le bruit du temps, 2014, p. 62.
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30/06/2014
Tchicaya U Tam'si, Notes de veille
Pourquoi n'est-elle pas venue
un soir me prendre au berceau
je n'avais qu'un lit de feuilles
Un rapt facile...
D'un peuple qui mendie son sang
qui dirait qu'il est à plaindre ?
Je manque d'ivresse pour comprendre ce qui est plausible.
Et pourtant le monde est tel qu'il apparaît à l'alouette : un miroir déformant.
C'est fatal je devais dormir encore quand le coq chantait.
Je descends des bâtards de Gengis Khan : je baisse la tête et souris de ce que la terre ne supporte plus aucun vertige.
Il suffirait d'être un Envoyé
et la raison d'être aurait
valeur de signe monétaire
ou de plus-value
J'ai mendié sur les chemins
l'envers de ce que le monde paraît
un pli à cette commissure.
[...]
Tchicaya U Tam'si, Notes de veille, dans J'étais nu pour le premier baiser de ma mère, Œuvres complètes, I, Gallimard, 2013, p. 561-562.
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05/07/2013
Geoffrey Squires, Sans titre — éditions Unes (1)
Trouver des histoires à ces arbres
narratifs dans leur feuillage
une raison à la densité
peu de choses résistent à l'interprétation
se défendent avec succès
contre la compréhension
et d'une certaine façon tout est dans l'air
pendu piégé et nulle part où aller
suspendu au-dessus de ces profondes rivières indolentes
branches traînantes poissons reposant dans les mares
To find stories for these trees
narratives of their foliation
some reason for density
few things resist interpretation
defend themselves successfully
against comprehension
and it is all the air somehow
hanaging trapped with nowhere to go
suspended above these deep indolent rivers
with branches trailing fish lying in ponds
Geoffrey Squires, Sans titre [Untitled III], traduit de l'anglais
(Irlande) et préfacé par François Heusbourg, 2ditions Unes,
2013, p. 17 et 16.
© Photo Keith Tuma, 2005.
Les éditions Unes, fondées par Jean-Pierre Sintive en 1981 ont été reprises en 2013 par François Heusbourg.
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