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19/08/2015

Cummings, font 5

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en  dépit de tout

ce qui respire et bouge, puisque le Destin

(de ses très longues mains blanches

arrangeant chaque pli)

lissera entièrement nos esprits

 

— quand de quitter ma chambre

je me retourne, et (me penchant

dans le matin) j’embrasse

cet oreiller, chérie

où nos têtes ont vécu, ont été

 

Cummings, font 5, traduction et postface

de Jacques Demarcq, 2011, p. 81.

18/08/2015

Cummings, 95 poèmes

 

72

 

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je veux bien que la vie

ne vaille de mourir, si

(et quand) les roses se plaignant

que leurs beautés sont vaines

 

mais pour l’espèce humaine

juger toute mauvaise graine

une rose, les roses (j’en suis

sûr) aussitôt sourient

 

Cummings, 95 poèmes, traduit

et présenté par Jacques Demarcq,

Points/Seuil, 2006, p. 105.

17/08/2015

Cummings, No Thanks

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10

 

petit homme

(à tout allure

pris d’une énorme

inquiétude)

halte arrête oublie du calme

 

attends

 

(petit enfant

qui as tenté

qui as échoué

qui a pleuré)

couche-toi bravement

 

et dors

 

grande pluie

grande neige

grande lune

grand soleil

(pénètrent

 

en nous)

 

Cummings, No Thanks, NOUS,

traduit et présenté par Jacques

Demarcq, 2011, np.

16/08/2015

JUles Renard, Journal

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Formules pour accuser réception des livres :

— Voilà un livre qui est bien à vous, cher ami, et je suis heureux de vous le dire.

— Merci ! J’emporte votre livre à la campagne. Je le lirai sous les arbres, au bord de l’eau, dans un décor digne de lui.

 

Il n’y a aucune différence entre la perle vraie et la perle fausse. Le difficile, c’est d’avoir l’air désolé quand on casse ou qu’on perd la perle fausse.

 

L’homme vraiment libre est celui qui sait refuser une invitation à dîner, sans donner de prétexte.

 

Lis toutes les biographies des grands morts, et tu aimeras la vie.

 

Comme on serait meilleur, sans la crainte d’être dupe !

 

Jules Renard, Journal, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Pléiade / Gallimard 1961, p. 292, 294, 300, 302, 313

 

15/08/2015

Murasaki-Shikibu, Poèmes

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   D’un homme qui, las d’avoir frappé  ma porte, s’en était retourné, le lendemain, au matin :

Fût-ce sur les bords

de la mer occidentale

balayée des vents

a-t-on jamais vu la grève

aux vagues inaccessibles ?

 

   En réponse à ces reproches :

Retournée chez elle

peut-être comprendra-t-elle

qu’elle s’est lancée

à l’assaut d’un rude écueil

la frivole vaguelette

 

   Au retour de l’an, comme l’on me demandait si ma porte était désormais ouverte :

De qui rossignol

a-t-il donc en ce printemps

hanté la demeure

pour ainsi se présenter

au logis voilé de brume

 

Murasaki-Shikibu, Poèmes, traduction du japonais par René Sieffert, P. O. F, 1986, p. 47.

 

 

14/08/2015

Eugène Sawitzkaya, Fraudeur

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   Les champs secs ou le parc brumeux.

   Il a toujours aimé l’eau mais adore le grattement du chaume contre ses chaussures, l’odeur et le chant des tuyaux de paille dorée. D’un côté la croupe argileuse, de l’autre le  limon d’une rivière er de son affluent. Entre deux fossés, remblais de terre herbeuse, un chemin creux ancien comme le village dont il s’éloigne. Entre deux haies d’ifs, une allée vers le château qu’il laisse pour demain, pour plus tard. Plus tard les jeunes filles aux jambes nues sur la pelouse descendant vers l’étang. Aujourd’hui, préfère l’ornière au fond de laquelle se tapit le lièvre au poil clair quand le vent du nord souffle transportant le vacarme d’un train de marchandises.

   Un été torride, le parc ouvrait ses grilles et le garçon suivit le ruisseau d’eau pure et vit le poisson d’or nageant sur un fond de coquilles vides blanches comme nacre ou onyx. Ce poisson avait la forme et la délicatesse d’un pied d’enfant ; ses nageoires s’agitaient comme des voiles d’un mouvement régulier et souple. Le poisson nageait contre le courant, se déplaçait latéralement, se couchait sur le flanc, actif et lumineux

 

Eugène Sawitzkaya,  Fraudeur, éditions de Minuit, 2015, p. 58-59.

13/08/2015

Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour

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                  (1936)

 

23 avril 1934

 

   Cette femme dont je suis amoureux et moi, nous suivons notre histoire dans une publication hebdomadaire illustrée destinée aux enfants. Chaque semaine, nous achetons un fascicule et, dans les petits blocs de textes comme dans la suite d’images qu’ils commentent, nous trouvons décrit tout ce que nous ferons.

 

 

8-9 mai 1934

 

   Le même très jeune femme et moi, nous nous résentons dans une école, sans doute pour en devenir les élèves. C’est une villa avec jardin. On nous introduit dans une sorte de paillotte circulaire à toit conique (telle que j’en ai vu au Soudan) : chenil où des bêtes de toutes races sont couchées dans la paille. Un portier ( ?), probablement nègre, en uniforme et coiffé d’une casquette de marine, nous dit que c’est là que nous habiterons. Nous devons coucher sous les chiens.

 

Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p. 116 et 117.

12/08/2015

Catherine Pozzi, Poèmes

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     Infusoire, infusoire,

Viens te poser sur ma main.

     Tu me diras le chemin

           De la gloire.

     Sous le soleil illusoire

     Du havre laboratoire,

     Ha, dirige ta nageoire

Vers mon transparent destin.

Sois mon serin, mon carlin,

     Mon béguin enfin bénin

     Sois ma dernière victoire

           Infusoire !

 

Catherine Pozzi, Poèmes, édition

Claire Paulhan et Lawrence Joseph,

Poésie/Gallimard, 2002, p. 78.

                                                      

            

 

11/08/2015

Jean-Louis Giovannoni, Journal d'un veau

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Je n’ai pas honte de le dire : je ne veux pas que ma viande soit blanche. Je ne supporterais pas la moindre coloration interne. Tous ceux qui m’entourent ont beau faire les fiers-à-bras, les m’as-tu-vu, leur rêve secret, c’est l’immaculé de la chair. N’est-ce pas la seule façon de rendre hommage à nos maîtres ? Eux qui s’usent au travail pour nous permettre d’atteindre cette beauté : une viande blanche, ferme et légèrement rosée. Ce teint délicat fait ressortir la santé et la joie qui nous transportent. Comme le rose aux joues, si beau, si recherché sur le visage des petits d’homme. Moi, c’est dedans que je veux afficher cettesanté visible. La carnation du visage, nous la portons à même la chair, au plus profond. On nous désire pour cela. Il n’est pas facile de soutenir une telle constance. Un rien, le moindre faux pas alimentaire, et ce sont des jours d’efforts, de restriction avant de retrouver un visage de lait. Certains humains arrivent à une blancheur égale à la nôtre, mais est-ce vraiment naturel ?

 

Jean-Louis Giovannoni, Journal d’un veau, roman intérieur, éditions Léo Scheer, 2005, p. 23-24.

10/08/2015

Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort

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On attend

depuis le premier jour

qu’on nous touche

le centre

 

Certains

ont voulu venir

mais n’ont pas été loin

 

Nous ne sommes peut-être pas

assez élastiques

 

                *

 

On ne se croise pas

 

Chacun son enveloppe

 

                 *

 

Il ne faut pas croire

les animaux

différents de nous

 

Ils attendent

qu’on leur mette les mains dedans

 

Il fait noir

au milieu de la viande

 

                 *

 

On ne caresse jamais

l’intérieur d’un corps

 

                  *

 

On pense

que quelqu’un viendra pour aider

à nous retenir

 

C’est une erreur

 

Le corps se sectionne dans le corps

 

Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort,

éditions Unes, 1991, p. 9-13.

 

09/08/2015

Guillevic, Accorder - Être un arbre

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Être un arbre

 

Être un arbre

 

J’en ai vu

Me signifier

Qu’ils refusaient,

 

Me prenaient à témoin

De leur insurrection.

 

 

Ce n’est pas quand je le désire

Que je suis arbre,

 

Mais quand l’arbre,

À son heure,

 

Décide

Que je suis son double

 

Et jamais

Je ne me suis récusé

 

 

Non, je ne me dégagerai pas

Des racines

 

Je vis

Comme si toutes les racines

Passaient par moi,

 

 

Me nourrissant

D’une partie de cette sève

Qu’il leur faut composer.

 

Guillevic, Accorder, poèmes, 1933-1996,

édition établie par Lucie Albertine Guillevic,

Gallimard, 2013, p. 71-72.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

07/08/2015

Eugenio Montale, Derniers poèmes - Ce qui en reste (s'il en reste)

eugenio montale, derniers poèmes, servante, idéogramme, souvenir

Ce qui en reste (s’il en reste)

 

la vieille servante illettrée

et barbue enterrée Dieu sait où

pouvait lire mon nom et le sien

comme des idéogrammes

peut-être ne pouvait-elle se reconnaître

pas même dans une glace

mais elle gardait l’œil sur moi

tout en ne sachant de la vie rien

elle en savait bien plus que nous

dans la vie ce que l’on gagne

d’un côté on le perd de l’autre

Dieu sait pourquoi je me la rappelle

plus que tout et que tous

si elle entrait maintenant dans ma chambre

elle aurait cent trente ans et je crierais d’effroi.

 

                                                                (20 mars 1976)

 

Eugenio Montale,  Derniers poèmes, Poésies VI, traduction de Patrice Dyerval Angelini, Gallimard, 1988, p. 103.

 

06/08/2015

André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre

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[...]

où le pas est encore plus rare qu’ici, on aura ramassé dans le désert un biface déposé là, où il sera tombé, depuis quelques milliers d’années : la face tournée au dehors, polie, lustrée par le vent.    l’autre, au sol, qu’elle n’a pas quitté, mat et sans lustre.     puis, venue jusqu’à la table du paléontologue qui alors en aura parlé.

 

rien alors, dans ces carnets, qui n’ai été noté dehors, alors que du dehors très peu en soit rendu compte.    mais dehors, comme sortir de soi d’abord sans projet — dehors sans projet, comme retour au silence antérieur lorsque j’avance, qui sera porteur de la parole inattendue qui sera, par éclats, trouvée sans être attendue.    je porte jusqu’au dehors la pensée qui sans le dehors ne serait pas apparue — de moi comme en provenance de ce dehors — éclats de voix, éclats de vent — par instants, et avec l’instant qui ne se soutient pas je ne suis pas le seul à ne pas la soutenir, et je la retrouve, elle l’insoutenable, à travers l’épaisseur silencieuse ou bruyante de tout ce qui lui est réfractaire, et qui engourdit jusqu’à l’absence.

 

André du Bouchet, "Je suis sur les traces d’un autre", dans Europe, "André du Bouchet", n°986-987, juin-juillet 2011, p. 73.

05/08/2015

Jean-Philippe Salabreuil, L'inespéré

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Au corps perdu de la beauté

 

Ô dans l’obscur délice de l’issue

Vers toi qu’est-ce qui soudain m’illuminait

D’une brûlure graciée lorsque je sus

Qu’il est au-delà du suffocant ressaut de neige

Dans l’être le feu d’un monde qui se leva ?

Mais regarde une fois encore (et tu vas

Te fermer bientôt sur l’or de la vie

Comme l’œil noir de l’eau) mes yeux sont dans la mort !

Je te vois n’ai-je su te ravir à toi ravie

Déjà que tu étais d’une aile blanche au corps

Perdu de la beauté au creux de la terre

Et ne t’aimerai plus jamais en ce monde clair ?

À moi fermée ! ne me regarde plus demeure

Une porte d’or close au fond des cieux meurs

Heureuse de m’aimer mourir de moi aimée

(Je te veille en ta nuit veille à mes jours mais

Ne te sois pas rouverte aux neiges de l’oubli

Quand je te rejoignais te rouvrir accomplie)

Et dans le blanc délire de l’essor

Et moi de ces lys en démence vers elle

Était un ange d’or qui parmi le réel

Voluptueux et noir a brillé comme l’aurore

Éclairant de ses dons les panneaux condamnés !

J’allais dans les feux de la voûte où sont nés

Les visages dorés du rêve (ils montent

Leurs yeux clos dans la gloire éternelle mais

Jamais s’éveilleront-ils ?) dans les anneaux du monstre

Où l’âme a reconnu la crypte du secret !

Qu’est-ce alors qu’il n’y eut plus que moi parmi

Les régions neigeuses de l’étoile ennemie ?

Alors à l’extrême le mur éternel blanc

Chanta comprenant une porte qui chante

Et s’ouvre dans le noir à l’état de soleil

(Une flamme s’élevait qui fut toi) merveille

Que ce feu dans le froid de la mort quand nous

Fûmes ce feu à l’astre où les âmes renouent !

 

Jean-Philippe Salabreuil, L’inespéré, Le Chemin, Gallimard,

1969, p. 91-92.

 

04/08/2015

Hélène Mohone, Le cœur cannibale

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      Crapaud

 

lumière allumée au-dessus de l’enfant touché du doigt en sortilège touché crapaud comme tous les soirs dans la chambre la bouche qui suce l’enfant lui prend sa viande comme tous les soirs lui mange sa chair lui pèse en rêve en sort cauchemar et puis crapaud revient s’asseoir cavale sous le porche craque sous le pied revient s’asseoir lumière porcine appuie du groin la nourriture est pauvre millet poisson séché en tour de table personne ne parle le torse nu du père appuie la table contre l’enfant poser la joue avant la fin avant le tour de table bien aplatir les dents pour moins grandir au souvenir des animaux au souvenir des bêtes à table

 

Hélène Mohone, Le cœur cannibale, William Blake & C°, 2003, np. Photo J-P Brussac.