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02/03/2020

Pierre-Albert Jourdan, Fragments

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Ce qui s’offre au regard. Mais qu’est-ce donc cela qui s’offre au regard ? Cela me fait parfois songer à ce personnage, lors de la première représentation d’Ubu roi, qui demandait : « C’est bien une plaisanterie n’est-ce pas ? »

Sous la paisible (somme toute) nomination des choses demeure une force explosive, aveuglante. Et toutes les interrogations n’enlèvent nullement ce pouvoir d’évidence (que d’autres voies soient possibles n’y change rien). Pouvoir d’évidence, pouvoir aussi de fascination. Niveau simple ? Alors nous devons aussi nous interroger sur ce que ce mot de « simple » signifie, sur ce mystérieux donné. Cette « simplicité » fait se dresser devant l’esprit de telles murailles qu’il vaut mieux s’ouvrir à une telle venue, se disposer à une telle venue. Il y aurait là, tout aussi bien, une science terriblement ardue.

 

Pierre-Albert Jourdan, Fragments, éditions poliphile, 2011, p. 12.

27/05/2019

Christian Ducos, Plic ! Ploc !

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Plic ! Ploc ! le bruit de la pluie, Ploc ! le bruit de la grenouille qui tombe dans l’eau chez Bashô, et le titre de la revue de l’association française du haïku… On sait que le haïku classique (de Bashô, Issa, chacun ici dans un haïku) compte trois vers non rimés de 5, 7 et 5 syllabes, relatifs notamment aux saisons, aux choses de la vie quotidienne. Le genre a été introduit en France au début du XXesiècle et adapté par de nombreux poètes, dont Paul Éluard qui a publié 11 haïkus en 1920 et qui s’est souvenu de cette forme ensuite, par exemple dans Cours naturel, en 1938 :

                  Le bec de bois crachait des flammes vertes

                  L’herbe aurorale

                  Chant des fontaines disparues

    L’essentiel est, chaque fois, de conserver la brièveté, l’emploi de groupes nominaux, l’inégalité dans la longueur des trois vers, mais aussi le déséquilibre syntaxique. Il ne s’agit pas de restituer dans notre langue ce qui appartient à une culture fort éloignée de la nôtre, ce que rappelle Christian Ducos pour qui l’intérêt du haïku vient de ce qu’il « entretient un rapport très particulier avec le sens qu’il s’emploie à immobiliser, figer pour mieux faire entendre le silence dans lequel il est tout entier contenu. » Beau programme que de chercher à restituer pour le lecteur le « mystérieux pouvoir d’évidement » du haïku.

   Ce qui séduit dans le livre, c’est la volonté de Christian Ducos de ne pas proposer une simple succession de haïkus, mais souvent de donner à lire quelque chose de l’absence au cœur du haïku ; ainsi, le premier haïku et le dernier se répondent et la suggèrent :

                  coquille vide

                  peut-être pas

                  l’escargot !

 

                  enfin

                  de l’autre côté du mur

                  l’escargot

On peut relever tous les haïkus qui, avec de nombreuses variations, mettent en évidence le vide, l’absence dans le temps et l’espace. Ainsi la fleur n’apparaît que lorsque ce qui la cachait est ôté :

                  lorsque l’herbe est coupée

                  plus rouges encore

                  les fleurs de l’azalée

et des moments oubliés resurgissent avec un objet :

                  bille d’agate

                  retrouvés

                  mes yeux d’enfant

Le silence même est dans le haïku pour que puisse s’entendre une vibration — « le haïku se doit de résonner, vibrer », écrit Christian Ducos :

                  là

                  dehors

                  dans le silence d’éclore

           sous la peau nue des pierres

           bat le sang

           du silence

Bien d’autres approches du haïku sont retenues dans le livre. Son titre qui figure un bruit est introduit et, quelquefois, le lien à la saison ou à ses aspects retrouve le ton du haïku classique : 

                  elle vient

                  comme la pluie  
                  la mélancolie*

   Christian Ducos, comme il l’indique dans sa note liminaire, utilise les ressources rhétoriques pour inventer sa voix. Il joue sur le double sens d’une expression :

                  elle se croyait parfaite

                  elle tombe de haut

                  la neige

et sur l’homophonie :

                  elle est claire

                  avec elle-même

                  la luciole

L’humour est présent dans nombre de haïkus :

                  lire Saint-Simon

                  ou se laver les pieds

                  matinée d’été

 et, également, le plaisir de l’absurde, le vide ou le poème lui-même devenant personnage :

                  il fait si chaud

                  même mon ombre

                  cherche un peu de fraîcheur

On lit aussi des haïkus avec assonances, qui peuvent en même temps être en vers comptés (10 + 8 + 8) :

                  par la fenêtre la lune d’avril      

                  personne ici pour l’accueillir

                  le monde entier pour s’en réjouir

   On voit la variété des approches du genre, qui permet d’aborder tous les sujets, y compris des questions de société, la peur de l’autre et l’extrême pauvreté, celle que l’on préfère ne pas voir :

                  chacun a peur

                  de l’ombre de l’autre

                  vivement midi 

 

                  le regard du mendiant

                  m’a fait baisser les yeux

                  longue nuit

 

On ne boude pas son plaisir à lire et relire Plic ! Ploc !, à comparer le traitement différent d’un même thème (presque chaque thème apparaît deux fois) et s’il arrive d’estimer un peu faible un haïku on passe allègrement au suivant.

 

Christian Ducos, Plic ! Ploc !, Le Cadran ligné, 2019, 64 p., 14 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 10 mai 2019.              

 

* Bashô écrivait : « Soleil d’un matin d’hiver / tout n’est que mélancolie », traduction René Sieffert, dans Bashô, Jours d’hiver POF, 1987, p. 61.

 

25/05/2019

Boris Pasternak, Poèmes

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Le poème qui suit les poèmes

 

Sur votre étagère j’ai posé des poèmes

Poèmes que vous prenez pour du « moi-même »

Sur mon étagère aucun poème :

Et dans les jours que j’ai subisd aucun « moi-même ».

 

Dans la vie de ceux qui le mieux ont chanté,

Des traits d’une telle simplicité

Que quicinque, authentique, y a goûté

Ne peut plus que s’achever en silence entier.

 

Né de même parenté avec tout ce qui est,

Familier d’un avenir, qui dès aujourd’hui est,

Comment ne pas, finalement, tomber

Dans l’hérésir de la simplicité inouïe ?

 

J’ai honte, tous les jours plus honte

Qu’au profond de ce siècle de telels ombres

Subsiste une certaine haute maladie

Nommée « haut mal de poésie ».

 

Boris Pasternak, Poèmes, traduction Armand Robin,

Paris, sans nom d’éditeur, octobre 1946.

15/01/2016

Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres II, 1941-1956

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                                          Lettre à Georges Duthuit, 11/08/ 1948

   L’erreur, la faiblesse tout au moins, c’est peut-être de vouloir savoir de quoi l’on parle. À définir la littérature, à sa satisfaction, même brève, où est le gain, même bref ? De l’armure tout ça, pour un combat exécrable. Je crois savoir ce que vous ressentez, acculé à des jugements, même suggérés, seulement, chaque mois, enfin régulièrement, arrachés de plus en plus difficilement à des critères haïs. C’est impossible. Il faut crier, murmurer, exulter, intensément, en attendant de trouver le langage calme sans doute du non sans plus, ou avec si peu en plus. Il faut, non, il n’y a que ça apparemment, pour certains d’entre nous, que ce petit bruit de hallali insensé, et puis peut-être le débarras d’au moins une bonne partie de ce que nous avons cru avoir de meilleur, ou de plus réel, au prix de quels efforts, et peut-être l’immense simplicité d’une partie au moins du peu redouté que nous sommes et avons.

 

Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres II, 1941-1956, Gallimard, 2015, p. 186.