16/12/2019
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace
Les ponts de Budapest
Ils m'ont pendu pour avoir voulu vivre
Ils m'ont pendu pour n'avoir pas tué
Ils = ce ne sont pas les mêmes tous les jours — m'ont pendu
pour avoir cru ce que prédisent les autres
dans leurs livres d'école du soir pour adultes arriérés. Ils m'ont pendu
pour rien. Pour oublier la peur. Pour étrangler la honte.
Écoute, sur les ponts de Budapest, coexister
les pendus de tous catéchismes, de toutes cosmogonies
Une fois le mauvais moment passé, on se tient compagnie
plus on est de pendus, plus on peut causer
au point où l'on en est, plus on peut rire
Le vent du beau Danube bleu remplit nos poches à jamais vides de grenades
le givre raidit les défroques de nos corps. Six jours durant
j'ai trimé dur : le septième jour je me suis reposé, j'ai vu
D'étranges mandragores vont naître sur les routes
quand les chars, quand les chiens, quand les égouts en débordant
auront disséminé dans toutes les veines de la terre, dans toutes
ses matrices ce foutre de pendu, ce sang
giclant en pluie équatoriale sur les arbres gluants
ces lambeaux de muqueuses et d'os et d'ongles de gamines de treize ans
pour de précoces noces habillées de grenades
se glissant sous les chars pour se faire avec eux sauter
[...]
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace, Le temps qu'il fait, 1982, p. 40-41.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-paul de dadelsen, gœthe en alsace, les ponts de budapest, pendaison, danube | Facebook |
14/01/2016
Jean-Paul de Dadelsen (1913-1957), Gœthe en Alsace
Je vous aime ...
Je vous aime. C’est une phrase que l’on entend parfois. Au cinéma par exemple.
Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Je dois avouer ne pas être bien certain de ce qu’elle signifie, cette petite phrase de trois mots dont chaque mot me paraît, à la réflexion, assez obscur : le mot « aime », le mot « vous » et même le mot « je ».
Un jeune homme nommé John rencontre une jeune européenne nommée Éva. C’est le printemps et quelque part dans l’Atlantique les millions de harengs serrés en bancs commencent à pondre leurs milliards d’œufs. Éva, depuis qu’elle a découvert le parfum Mistigris, le soutien-gorge Luxur et le dentifrice Magnétic, Éva, comme disent les pages de publicité, Éva a une personnalité folle. C’est-à-dire qu’elle est assez gentille. Ils vont se marier ; le journal local dira que c’était le coup de foudre (love at first sight), ils se sont aimés depuis le premier regard, sans préciser si la foudre est tombée sur la lingerie publicitaire d’Éva ou sur la voiture grand sport de Johnnie.
Peut-être, si les gens étaient véridiques et savaient de quoi ils parlent, pourrait-on entendre — peut-être au début de quelque civilisation encore à venir entendra –t-on en pareille circonstance des conversations sensiblement différentes, ar exemple :
— Je vous aime
— Pardon ?
— Je vous aime
- Excusez-moi ; je ne sais si je vous comprends bien. Exactement, de quoi s’agit-il ? En effet la question se pose. Que vous veut, chère Mademoiselle, ce jeune homme de bonne famille ? « Je vous aime » peut signifier, non seulement « la situation de votre papa me plaît », ou bien « profitons des allocations familiales », mais encore, par exemple : « J’aime votre beauté, elle est flatteuse pour moi-même », ou « elle est un peu sotte, donc, elle m’admirera », ou peut-être « voilà une femme plus forte que moi » ou encore « j’en ai assez de manger au restaurant ».
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace, Le temps qu’il fait, 1987, p. 77-78.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-paul de dadelsen, gœthe en alsace, je vous aime, coup de foudre, illusion, ambiguïté | Facebook |
21/12/2013
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace
La folie de Hölderlin
Anecdote
Sur ce dernier rebord
On le voit poser une main qui ne tremble pas
La gentillesse de ce fleuve retrouvé
Ne plus se pencher vers elle, mais rester droit
Sébastien stupéfait de patience.
Les peupliers de Bordeaux
Et la rive glissante de la Garonne
Que suivent les femmes aux dimanches de soie
Maintenant sont plantés sans vibrer
Dans le flanc maintenant immobile
Ce nœud coulant ajuste deux poignets sans les mordre.
Même le soleil
N'est plus ce poignard qui sonne.
Il faut à celui-ci
Un regard qui fraîchisse son front comme une aube
Si tu posais ta main sur ces mains jointes
Le poids tendrait cette corde affilée.
Feins de poser tes yeux avec lui
Sur cet orme qui n'ose plus lui faire signe
Pour ne pas l'éveiller de sa pitoyable divinité.
Ce miel est indulgent à ses lèvres brûlées
Sur la gorge de l'écorché le jour simule une douceur
Mais cet arc tombé de ses mains
L'homme immobile voit peut-être le fleuve où il danse
Le pilier de quel pont il frappe à cette minute
Quel chasseur aux yeux aigus
Le ramasse.
Le 22.IX.38
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace et autres textes, Le temps qu'il fait, 1982, p. 23-24.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-paul de dadelsen, gœthe en alsace, hölderlin, bordeaux, arbre | Facebook |
16/07/2013
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace
Les ponts de Budapest
Ils m'ont pendu pour avoir voulu vivre
Ils m'ont pendu pour n'avoir pas tué
Ils = ce ne sont pas les mêmes tous les jours — m'ont pendu
pour avoir cru ce que prédisent les autres
dans leurs livres d'école du soir pour adultes arriérés. Ils m'ont pendu
pour rien. Pour oublier la peur. Pour étrangler la honte.
Écoute, sur les ponts de Budapest, coexister
les pendus de tous catéchismes, de toutes cosmogonies
Une fois le mauvais moment passé, on se tient compagnie
plus on est de pendus, plus on peut causer
au point où l'on en est, plus on peut rire
Le vent du beau Danube bleu remplit nos poches à jamais vides de grenades
le givre raidit les défroques de nos corps. Six jours durant
j'ai trimé dur : le septième jour je me suis reposé, j'ai vu
D'étranges mandragores vont naître sur les routes
quand les chars, quand les chiens, quand les égouts en débordant
auront disséminé dans toutes les veines de la terre, dans toutes
ses matrices ce foutre de pendu, ce sang
giclant en pluie équatoriale sur les arbres gluants
ces lambeaux de muqueuses et d'os et d'ongles de gamines de treize ans
pour de précoces noces habillées de grenades
se glissant sous les chars pour se faire avec eux sauter
[...]
Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace, Le temps qu'il fait, 1982, p. 40-41.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-paul de dadelsen, gœthe en alsace, les ponts de budapest, pendaison | Facebook |
24/08/2012
Jean-Paul de Dadelsen, Bach en automne, IV, dans Jonas
Bach en automne
IV
Le ciel au soir est vert. À la lisière du bois les chevreuils
Viennent humer au loin les villages roux de feuilles et de fumées.
Bientôt, quand la nuit tombera le vent de Pologne,
La brume montera des prés.
Le regard du faon découvre trois lieues de plaine sans refuges.
Autour du sommeil des hameaux les barrières vermoulues n’arrêtent
Ni les reîtres ni la peste.
Le monde dans l’espace et la durée étale sa placidité.
J’ai lu longtemps dans ce livre perpétuel. Autrefois j’ai décrit
Les gambades au mois de mai du jeune agneau,
Le vol instable des émouchets.
Je ne décrirai plus. Tout est nombre. L’arbre,
Rivière de feuilles ou noir de gel, entre la terre et le ciel instaure
Une figure permanente.
Le monde est en repos, dit-on ; les princes sont en paix, peut-être.
Entre la nue basse et l’horizon convexe s’éloigne une gloire exténuée
De lumière inaccessible. Le monde à travers fastes et largesses demeure
Établi dans l’exil.
Il faut rentrer. L’haleine de la nuit descend sur nos visages aveugles.
L’âme écoute approcher tes pas ; entre chez nous, Seigneur ;
Il se fait tard.
Jean-Paul de Dadelsen, Bach en automne, IV, dans Jonas, préface d’Henri Thomas, Poésie/Gallimard, 1986, p. 28-29.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-paul de dadelsen, bach en automne, iv, dans jonas | Facebook |