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28/10/2017

Julien Gracq, Carnets du grand chemin

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   Les demi-cultivés (ou demi-barbares) de l’ère de l’audiovisuel. Quand on suit à la radio ou à la télévision un des innombrables jeux radiophoniques, on est frappé de la proportion somme toute élevée des réponses justes, considérablement plus grande en moyenne qu’elle ne l’eût été il y a cinquante ans. Mais on pressent en même temps que ces connaissances ponctuelles n’ont aucune tendance à s’organiser en réseaux cohérents. L’esprit de leur possesseur fait penser à un cartographe du relief qui, disposant d’un assez grand nombre de points cotés, n’aurait aucune notion de la manière de les joindre par des courbes de niveau.

 

Julien Gracq, Carnets du grand chemin, édition C. Dourguin, dans Œuvres complètes II (édition B. Boye), Pléiade / Gallimard, 1995, p. 1097.

04/03/2016

Vauvenargues (1715-1747), Réflexions et maximes

La pauvreté humilie les hommes, jusqu’à les faire rougir de leurs vertus.

 

Les enfants cassent les vitres et brisent des chaises, lorsqu’ils sont hors de la présence de leurs maîtres ; les soldats mettent le feu à un camp qu’ils quittent, malgré les défenses du général ; ils aiment à fouler aux pieds l’espérance de la moisson, et à démolir de superbes édifices. Qui les pousse à laisser partout de longues traces de leur barbarie ? Est-ce seulement le plaisir de détruire ? ou n’est-ce pas plutôt que les âmes faibles attachent à la destruction une idée d’audace et de puissance ?

 

L’écueil ordinaire des talents médiocres est l’imitation des gens riches ; personne n’est si fat qu’un bel esprit qui veut être un homme du monde.

 

Peu de malheurs sont sans ressource ; le désespoir est plus trompeur que l’espérance.

 

Il n’y a pas d’écrivain si ridicule que quelqu’un n’ai traité d’excellent.

 

Vauvenargues, Réflexions et maximes, dans Introduction à la connaissance de l’esprit humain, Garnier Flammarion, 1981, p. 312, 313, 320, 321, 323.

22/04/2012

Georges Didi-Huberman, Écorces

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  Ce baraquement du camp d’Auschwitz a été transformé en stand commercial : il vend des guides, des cassettes, livres de témoignage, des ouvrages pédagogiques sur le système concentrationnaire nazi. Il vend même une bande dessinée très vulgaire, qui semble raconter les amours d’une prisonnière et d’un gardien du camp. Il est donc un peu tôt pour se réjouir complètement. Auschwitz comme Lager, ce lieu de barbarie, a sans doute été transformé en lieu de culture, Auschwitz comme « musée d’État », et c’est tant mieux. Toute la question est de savoir de quel genre de culture ce lieu de barbarie est devenu le site exemplaire.

   Il semble qu’il n’y ait aucune commune mesure entre une lutte pour la vie, pour la survie, dans le contexte d’un « lieu de barbarie » comme le fut Auschwitz en tant que camp, et un débat sur les formes culturelles de la survivance, dans le contexte d’un « lieu de culture » comme l’est aujourd’hui Auschwitz en tant que musée d’État. Il y a pourtant bien une commune mesure. C’est que le lieu de barbarie a été rendu possible — puisqu’il fut pensé, organisé, soutenu par l’énergie physique et spirituelle de tous ceux qui y travaillèrent à nier la vie de millions de personnes — par une certaine culture, une culture anthropologique et philosophique (la race, par exemple), une culture politique (le nationalisme, par exemple), voire une culture esthétique (ce qui fit dire, par exemple, qu’un art pouvait être « aryen » et qu’un autre était « dégénéré ». La culture, ce n’est donc pas la cerise sur le gâteau de l’histoire : c’est encore et toujours un lieu de conflits où l’histoire même prend forme et visibilité au cœur même des décisions et des actes, aussi « barbares » ou « primitifs » soient-ils.

 

Georges Didi-Huberman, Écorces, éditions de Minuit, 2012, p. 19-20.

© Photo Georges Didi-Huberman, p. 19.