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30/09/2014

Édith Azam, Jean-Christophe Bellevaux, Bel échec, images d'Elice Meng

 

   L'écriture à quatre mains est possible sans une grande complicité de la part des auteurs : ils peuvent choisir de suivre une contrainte forte et c'est ce qui a été retenu pour l'écriture des vingt poèmes de Bel échec. L'un propose un texte, l'autre s'y introduit et ajoute des vers ; le premier intervient et transforme, ou non, son texte de départ, et ainsi de suite jusqu'à accord sur l'ensemble. L'attribution à chacun est aisée, l'un a barré ses vers et l'on reconnaîtra, par son usage personnel des deux points, qu'il s'agit d'Édith Azam. Jean-Christophe Bellevaux, de son côté, introduit dans ses vers des allusions diverses, littéraires (« l'éternité retrouvée », « ah que le temps vienne », « mon enfant ma sœur », « Poèmes bleus »), picturales (« l'Origine du monde »), à des chansons (« the show must go », chanson de Queen), etc., et use d'un vocabulaire propre à l'oral (par exemple, « un max », « on est cool »), deux pratiques étrangères, sauf erreur, à Édith Azam.

  Les interventions touchent toujours d'abord le début des poèmes, puis n'importe quel endroit  ; dans un seul cas, l'ajout d'Édith Azam ouvre un poème (le onzième) et prolonge ainsi le précédent :

Et puis qu'avons-nous fait ?

le vin la fatigue les cigarettes

sont des données objectives

qu'aurions-nous dû mieux faire ?

   Le plus souvent, l'insertion dans le poème se fait après les premiers vers, puis dans le corps du poème, un mot ou un fragment étant repris ou glosé ; dans le premier poèmes, « feu » et « as-tu vu s'envoler [...] » entraînent «  as-tu vu dans la nuit [...] », puis «  brûlait » ; dans le poème 9, le vers «  tout va, la pluie, l'absence, tout va bien » est prolongé par :

« tout va bien

tout s'en va

tout est perdu ;

très bien...

mais que l'échec au moins

on le tente au plus juste

oui

que l'échec humain soit :

notre plus bel échec. »

   On peut se demander si, dans l'esprit d'Édith Azam, le fait de barrer ses vers n'était pas seulement une façon de les distinguer de ceux de Jean-Christophe Bellevaux, mais aussi une volonté de marquer une distance, un trouble vis-à-vis de son écriture. Ce qui est certain, c'est que le motif de l'échec parcourt l'ensemble du recueil.

   Il y a d'abord l'idée d'ignorance des choses, le fait que l'on ne parvient pas à donner un sens à la vie que l'on mène, que la vie n'est que défaite puisque conduisant à la mort sans même qu'on puisse s'arrêter quelques instants et revivre par le souvenir des moments heureux : on perd tout, la mémoire s'enfuit et l'on ne peut qu'à peine revoir des « débris d'enfance / le vieux singe en peluche », toute continuité impossible. Abondent dans le texte les rêves de faire autre chose, d'être un autre, à travers des formulations comme "j'aurais voulu",  "j'aimerais", "ce serait si beau", ou dans le vœu rimbaldien du nouveau, en partant « loin », dans un  ailleurs qu'il n'est pas nécessaire de définir, en inventant aussi des langages neufs pour dire les jours autrement. Mais rien ne semble permettre de sortir de l'enlisement qu'est la vie, et quelles que soient les solutions imaginées, les évasions tentées par l'alcool ou le cannabis, s'impose le vide dans une vie jugée « sans importance » — "vide" est un mot récurrent dans Bel échec. Rien ne peut combler le vide, pas même les questions que l'on se pose : elles ne peuvent être que répétées sans trouver de réponse, ainsi « Qui suis-je ? ». La tentation serait d'apprécier « le néant de la béatitude », la « douceur délicieuse du vide », mais comment sortir de ces oxymores ?

   La langue n'est pas épargnée qui, elle aussi, « sombre [...] dans le vide », les mots seraient « indigents » et, dans un mouvement de rejet, l'un est prêt à tout abandonner : « foutez-moi le bagage des mots à la mer ». Mais cependant, seules les « singeries » qu'ils représentent donnent le moyen de surmonter la peur de vivre, la peur de la mort, et ce n'est pas un hasard si Jean-Christophe Bellevaux cite dans ses vers, sans guillemets, des fragments de littérature, si parallèlement Édith Azam continue d'écrire « afin de s'écarter / au mieux / de la vie trop étroite ».

  

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   On comprend ainsi le sens du titre Bel échec. S'il y a perte, si l'oubli dévore tout, si le quotidien n'est d'abord que heurts et larmes — « c'est gris je dois dire / pas même pastel ou aquarelle / juste gris ça fait pas envie » — il n'empêche qu'il faut toujours rester debout, durer, et se servir pour cela de « la ragouillasse de mots », et écrire puisque « nous ne pouvons pas mieux ».

  

Édith Azam, Jean-Christophe Bellevaux, Bel échec, images d'Elice Meng, Dernier Télégramme, 2014, 48 p., 10 €. 

 

 

 

29/09/2014

Emily Jane Brontë, Poèmes, traduits par Pierre Leyris

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Mon plus grand bonheur, c'est qu'au loin...

 

Mon plus grand bonheur, c'est qu'au loin

Mon âme fuie sa demeure d'argile,

Par une nuit qu'il vente, que la lune est claire,

Que l'œil peut parcourir des mondes de lumières —

 

Que je ne suis plus, qu'il n'est rien —

Terre ni mer ni ciel sans nuages —

Hormis un esprit en voyage

Dans l'immensité infinie.

 

                                           [Février ou mars 1838]

 

I'm happiest when most away...

 

I'm happiest when most away...

I can bear my soul from its home of clay

On a windy night when the moon is bright

And the eye can wander through wrld of light —

 

When I am not and not beside —

Nor earth nor sea nor cloudless sky —

But only spirit wandering wide

Through infinite immensity

 

                                              [February or March 1838]

 

Emily Jane Brontë, Poèmes, choisis et traduits par Pierre Leyris, Poésie / Gallimard, 2003 [1963], p. 49 et 48.

 

28/09/2014

Georg Trakl, Poèmes, traduits et présentés par Guillevic

 

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                     Paysage

 

Soir de septembre ; les sombres appels des

          bergers tristement résonnent

À travers le village au crépuscule ; du feu jaillit dans la forge.

Puissamment se cabre un cheval noir ; les boucles de jacinthe de la    [servante

Happent l'ardeur de ses pourpres naseaux.

Doucement se fige à la lisière du bois le cri de la biche

Et les fleurs jaunes de l'automne

Se penchent muettes sur la face bleue de l'étang.

Dans une flamme rouge un arbre a brûlé ;

           figures sombres de chauve-souris s'élevant en battant des ailes.

 

                               Landschaft

 

Septemberabend ; traurig tönen die dunklen Rufe der Hirten

Durch das dämmernde Dorf ; Feuer sprüht in der Schmiede.

Gewaltig bäumt sich ein schwarzes Pferd  ; die hyazinthenen Locken    [der Magd

Haschen nach der Inbrunst seiner purpurnen Nüstern.

Leise estarrt am Saum des Waldes der Schrei der Hirschkuh

Und die gelben Blumen des Herbstes

Neigen sich sprachlos über das blaue Antlitz des Teichs.

In roter Flamme verbrannte ein Baum , aufflattern mit dunklen [Gesichtern die Fledermäuse.

 

Georg Trakl, Poèmes,  traduits et présentés par Guillevic, Obsidiane, 1986, p. 25 et 24.

 

27/09/2014

Marie de Quatrebarbes, La vie moins une minute

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I. Ça caille les belettes

 

Petit un

 

Bonjour barbe bleue comment vous dire ?

papa, maman, c'est papy Jeannot au téléphone

mais je pense qu'il pense à moi

 

Boule de suif est ta gueule et je l'emmène loin dans la mienne

grande gueule, hein !

 

Tu peux aller y boire, petite endive

étanche ta soif au goulot de la bourse ou la gueule

vous êtes pareil

c'est peine perdue

 

                                      *

 

Bonjour barbe bleue comment vous dire ?

papa, maman, c'est papy Jeannot au téléphone

 

Il faut se couper les ongles, si on peut

il faut manger si on ne veut pas finir crevée

allongée en travers de la route

 

Peuh peuh peuh, dit la chinoise comme sourde

 

Tout t'excite

les bulles de savon

les rotules du pâtissier

les mains dans la glaise

une fois même, tu lèches le canapé

est-ce normal ?

o est le frisson ?

 

[...]

 

3. Sinon violette

 

Gratte-couille, pêche merle

violette sinon la perle

on ne va pas rester cinq minutes

comme ça perchée, musée du vin

petit musée, tourneur du vent

au revoir les magazines, frictions légères

printemps (été) où tu étais

dis-moi toujours, poussée violente

je vous connais sinon violette

dans le moussu, contrebandières

moisson girofle ça carabine

ou bien cliché petite chair

nuance givre : couleur papier

 

Marie de Quatrebarbes,  La vie moins une minute,

Lanskine, 2014, p. 11, 12, 73.

26/09/2014

Esther Tellermann, Carnets à bruire

          

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Vous aviez déposé

          l'encre

dans les ornières

mots     sous les

nappes de charbon

font affleurer

          l'incise

vents sous les

entailles ouvrent

          les signes

avec vous nous

rêvions les théâtres

          qui

assemblent les

          paumes

là où s'ouvrent

les meurtrissures

écorces dans

l'air émondé

 

                 *

 

Au bout des routes

dans l'instant

          qui bouge

comme au travers

d'un horizon

défait     il vint

          placer

le mot     rature

           la distance

terres furent les

fontaines bleues

          plues

sous la peau

 

Esther Tellermann, Carnets à

bruire, La lettre volée, 2014,

p. 28, 56.

25/09/2014

Gilbert Lely, La Femme infidèle,

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           Écrit à Sainte-Radegonde

 

Le petit jour d’hiver, tremblant sous ses étoles,

Des tours de Saint-Gratien grisaillait les coupoles.

Amour ! tu m’éveillas dans notre lit bien clos.

Le fleuve Loire en bas roulait ses larges eaux.

Étendu sur le flanc contre Irène-Sylvie,

J’entrai, d’un lent désir, en sa grâce endormie.

Les vitres blêmissaient ; le fils de l’hôtelier,

Une chandelle au poing, descendait l’escalier ;

Et le grand coq lançait, en hérissant sa crête,

Un cri rauque et de pourpre à l’aurore muette.

 

               Gilbert Lely, La Femme infidèle, dans Œuvres poétiques,

                éditions de la Différence, 1977, p. 111.

24/09/2014

Emily Dickinson, Le Paradis est au choix, traduction Patrice Reumaux

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L'Amour — est antérieur à la Vie —

Postérieur — à la Mort

Le Paraphe de la Création, et

L'Exposant de la Terre —

 

                    *

 

Ceux qui ont été le plus longtemps dans la —

Ceux qui arrivent aujourd'hui —

Échappent également à nos usages —

La Mort est l'autre chemin —

 

                     *

 

Un long — long Sommeil ­— un merveilleux — Sommeil —

Qui ne tient pas compte du Matin —

En Étirant un membre — ou en soulevant une Paupière —

Un Somme indépendant —

 

Vit-on jamais Semblable oisiveté ?

Sur une Rive de Pierre

Se chauffer au fil des Siècles —

Sans jamais regarder une fois — s'il est Midi ?

 

                       *

 

Love — is anterior to Life —

Posterior — to Death —

Initial of Creation, and

The Exponent of Earth —

 

                        *

 

Those who have been in the Grave the longest —

Those who begin Today —

Equally perish from our Practice —

Death is the other way —

 

Foot of the Bold did least attempt it —

It — is the White Exploit —

Once to achieve, annuls the power

Once to communicate —

 

                         *

 

 

A long — long Sleep — A famous —Sleep —

That makes no show for Morn —

By Stretch of Lib — or stir of Lid —

An independant One —

 

Was ever idleness like This?

Upon a Bank of Stone

To bask the Centuries away —

Not once look up — for Noon ?

 

 

Emily Dickinson, Le Paradis est au choix, traduit et

présenté par Patrick Reumaux, Librairie Élisabeth

Brunet, 1988, p. 323, 323, 241 et, pour l'anglais, 322, 322, 240.

      

23/09/2014

Ludovic Degroote, Le début des pieds

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il faudra bien en finir.

nous ne pouvons pas regarder la télé tout l'été.

je ne sais où en est nirina.

j'écris nirina peut-être c'est irina.

je ne comprends pas bien toujours ce qu'il disent à la télé.

est le monde ou la diction ou tout ce qui dégringole la pluie le

temps et puis cette jeunesse qui articule mal qui parle pour elle alors que nous aussi on aimerait bien savoir si ça arrive le coup qui fera basculer le monde et le cœur partagé de tant de téléspectateurs.

 

le monde est compliqué.

 

nathan et nirina aussi pour eux c'est compliqué.

 

Ludovic Degroote, Le début des pieds, Atelier La Feugraie, 2010, p. 50-51.

22/09/2014

Sappho, fragment 31, dans Yves Battistini, Lyra erotica

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Mes yeux sont éblouis : il goûte le bonheur des dieux

cet homme qui, devant toi,

prend place, tout près de toi, captivé,

la douceur de ta voix

et le désir d'aimer qui passe dans ton rire. Ah ! c'est bien pour cela,

un spasme étreint mon cœur dans ma poitrine.

Car si je te regarde, même un instant, je ne puis

plus parler,

mais d'abord ma langue est brisée, voici qu'un feu

subtil, soudain, a couru en frissons sous ma peau.

Mes yeux ne me laissent plus voir, un sifflement

tournoie dans mes oreilles.

Une sueur glacée ruisselle sur mon corps, et je tremble,

tout entière possédée, et je suis

plus verte que l'herbe. D'une morte j'ai presque

l'apparence.

Mais il faut tout risquer...

 

Sappho, fragment 31, dans Yves Battistini, Lyra erotica, VIe siècle de notre ère-IXe siècle avant Jésus-Christ, Imprimerie nationale éditions, 1992, p. 263-264.

21/09/2014

Bernard Noël, La Place de l'autre

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                             Où le regard s'aère

 

   Du plus haut, c'est une plantation de i — des i noirs empanachés d'un vert tremblant. Le visiteur s'assied en voyant son regard aligné par tant de barres ; il cherche le sens de l'air pour y accorder ses yeux et ose ainsi chaque chose à sa place : la pente, la forêt et lui-même venu par un chemin sans point de vue. Alors, quelque chose blanchit la lisière : ce n'est pas une éclaircie, mais une sorte de promesse virtuelle, qui invite à dévaler la pente pour voir... Voir tout à coup, entre la vieille courbe de la terre et le bleu profond, ce qui, justement, a conduit jusqu'ici et qui, bien qu'attendu, saisit aussitôt le regard, le modèle, l'emplit et lui communique sa forme au point qu'elle se fixe dans la tête et devient un lieu...

   Plus tard, l'œil reprend son rôle de lecteur : il parcourt des surfaces, des angles, avec le sentiment de reconnaître dans cet agencement moderne une figure très ancienne, car la vision se double d'un fantôme de mémoire, qui renforce la présence du présent par la poussée, en elle, d'une sève d'images. Il y a des plans de béton, des plans d'ombre, des plans de lumière ; il y a des arêtes où le ciel est posé, des étages de terrasses, des escaliers en l'air, et tout cela s'exhausse à tout moment à l'intérieur de la vue parce que le croisement du plein et du vide, du vertical et de l'horizontal aère la masse et y entretient le perpétuel élan d'une mise debout.

 

Bernard Noël, La Place de l'autre, Œuvre III, P.O.L, 2014, p. 103-104.

20/09/2014

Jack Spicer, c'est mon vocabulaire qui m'a fait ça

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Un livre de musique

 

Arrivant à la fin, les amants

Sont épuisés comme deux nageurs. Où

Cela finissait-il ? On ne peut pas savoir. Aucun amour n'est

Comme un océan avec le cortège vertigineux des limites des vagues

Desquelles deux peuvent émerger épuisés, ni un long adieu

Comme la mort.

Arrivant à la fin. Plutôt, dirais-je, comme une longueur

De corde enroulée

Qui ne se déguise pas dans les dernières boucles de ses longueurs

Ses terminaisons.

Mais, diras-tu, nous aimions

Certaines parties de nous aimaient

Et ce qui reste de nous restera

Deux personnes. Oui,

La poésie finit comme une corde.

 

Jack Spicer, c'est mon vocabulaire qui m'a fait ça, traduction pat Éric Suchère, préface de Nathalie Quintane, Le Bleu du ciel, 2006, p. 116.

19/09/2014

Yosa Buson, Haiku, traduction Joan Titus-Carmel

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Buson : Paysage 

 

    La pauvreté

m'a saisi à l'improviste

  ce matin d'automne

 

    Près d'un poirier

je suis venu solitaire

  contempler la lune

 

    Le batelier —

sa perche arrachée des mains

  tempête d'automne

 

    Il brama trois fois

puis on ne l'entendit plus

   le cerf sous la pluie

 

      Une solitude

plus grande que l'an dernier

    fin d'un jour d'automne

 

      Le mont s'assombrit

éteignant le vermillon

des feuilles d'érables

 

Yosa Buson, Haiku, traduits du japonais et

présentés par Joan Titus-Carmel, Orphée/

La Différence, 1990, n.p.

18/09/2014

E. E. Cummings, érotiques, traduction Jacques Demarcq

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ma dame nue sur fond

de crépuscule est un accident

 

dont l'agrément dépasse aisément l'intention

du génie —

                   toute peinture se sent honteuse

devant cette musique, et la poésie n'arrive

à s'en approcher tant elle est craintive.

 

et pourtant toutes deux la disent merveilleuse

Mais moi (dans mes bras ayant pris

 

le tableau) je le presse lentement

 

contre ma bouche, goûte le rythme précis

féroce

           et sage d'une

                                impeccable

nonchalance     Savoure le prix

 

d'un geste inimaginable

 

chaud exact impie

 

                           *

 

my naked lady framed

in twilight is an accident

 

whose nicenses betters easily intent

of genius—

                   painting wholly feels ashamed

before this music,and poetry cannot

go near because perfectly fearful.

 

meanwhile these speak her wonderful

But i(having in my arms caught

 

the picture)hurry it slowly

 

to my mouth,taste the accurate demure

ferocious

                thythm of

                                 pecise

laziness;     Eat the price

 

of an imaginable gesture

 

exact warm unholy

 

E. E. Cummings, érotiques, traduction

Jacques Demarcq, Seghers, 2012, p. 81 et 80.

17/09/2014

Jacques Réda, La Course

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Fallait-il qu'on s'embête à crever le dimanche

Pour aller à l'Escale à sept heures du soir

Boire un, deux martinis au gin et sans pouvoir

Jamais s'en payer un troisième. Je me penche

 

De nouveau sur ce tabouret du bar étanche

Où le pluie et le vent, l'air de plus en plus noir

Venaient pourtant rôder jusque vers le comptoir

Anticipant déjà leur facile revanche.

 

On rentrait en effet par la route, au plus droit,

Sous les arbres saisis de fureur ou d'effroi

Entre les pavillons aux louches lueurs d'huile

 

Et les potagers fous écorchés par l'hiver.

Sans rien dire, en songeant que vivre est une tuile

Qu'il eût fallu casser d'un coup de revolver.

 

Jacques Réda, La Course, Gallimard, 1999, p. 85.

16/09/2014

Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduction Pierre Alferi

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On a toujours trouvé la poésie plus littéraire que la musique, mais la prétendue musique pure, en tant que communication, peut être littéraire. Les voix d’une fugue, disait Bach, doivent se comporter comme des hommes raisonnables dans une conversation sérieuse. Pourtant, la musique ne dépend pas principalement, comme la poésie, d’une voix humaine qui sache la rendre. Et l’imagination peut dépouiller la parole de tout élément graphique pour qu’elle devienne un pur mouvement sonore. C’est en vertu de cet horizon musical de la poésie (jamais atteint, sans doute, par les poèmes) que n’importe qui peut écouter la poésie d’Homère sans connaître le grec et en tirer quelque chose ; se mettre « sur la même longueur d’onde » que la tradition humaine, que sa voix mûrie parmi les sons de la nature, et ainsi échapper à l’emprise d’une époque et d’un lieu comme on n’a guère de chance d’y échapper en étudiant la grammaire homérique. En ce sens, la poésie est internationale.

 

Si quelque chose a un sens, la poésie a le sens de tout. Ce qui veut dire : sans elle, la vie n’aurait guère de présent. Écrire des poèmes ne suffit pas s’ils ne gardent pas la vie enfuie. Écrire des poèmes semble toujours insuffisant quand ils parlent d’une vie enfuie. Le poète peut cesser visiblement d’écrire, mais il se mesure secrètement à chaque mot de poésie jamais écrit. S’il est d’une profondeur constante, il pense, en outre, à ceux qui ont vécu, vivent et vivront pour dire les choses qu’il ne peut dire. Qui fait cela travaille sans cesse et ne craint pas de paraître oisif. L’effort de poésie se reconnaît, tranchant sur la plupart des textes au goût du jour, malgré l’habit et les retards des poètes. La poésie n’a pas tel visage aujourd’hui pour faire mauvaise figure demain. On trahit une pensée bien courte en disant que la poésie s’oppose — parce qu’elle ajoute — à la science. La poésie s’explique sur-le-champ, sauf aux paresseux et aux insensibles.

  

               Louis Zukofsky, Un Objectif & deux autres essais, traduit de                     l’américain par Pierre Alféri, Un Bureau sur l’Atlantique /                  Éditions Royaumont, 1989, p. 47-48 et 26-27.