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15/01/2020

Paul de Roux, Les intermittences du jour

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S’attacher à peu, à ce peu qui n’est aujourd’hui que le frémissement continu des peupliers. Et en moi une sorte de désert, une couche sommeilleuse qui tire brutalement les rideaux.

 

Moment de chute. Difficile de s’arrêter sur la pente une fois qu’on a commencé à dévaler.

 

Quand un talus résume la création. Quand la création fond dans le rouge intense des corolles de coquelicot. Fournaise et vie. La vie mime les cratères de feu du soleil.

 

Ce qui est merveilleux est éphémère (éphémère en nous la possibilité de l’accueillir, l’ouverture).

 

Paul de Roux, Les intermittences du jour, le temps qu’il fait, 1989, p. 29, 31, 34, 36.

 

03/01/2015

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers

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                                                     Traverse n° 4

 

une bifurcation inattendue au volant de la voiture je n'ai pas le temps

de réfléchir je choisis de prendre à gauche et immédiatement

nous comprenons que c'est la mauvaise route ce n'est pas une route mais

un chemin non carrossable plein de virages dont la terre s'incline

vers le profond ravin qu'il longe

dans lequel la voiture incontrôlable plonge

nous en sommes éjectés

nous tombons

comme au ralenti mais je sais que nous allons mourir quand nos corps

s'écraseront

je pense à ce que je n'ai pas fini d'écrire

c'est comme ça la mort ça ne laisse pas finir

alors

puisque tu chutes à côté de moi dans ce vide définitif

je prends ta main dans ma main

je n'ai pas peur

 

 

c'est entre le 25 et le 26 janvier 2012 que me visite ce rêve heureux,

deux nuits après avoir revu Mrs Muir et le capitaine Gregg partir main dans

la main, par la grâce de Joseph Leo Mankiewicz, de l'autre côté de la mort.

 

Christiane Veschambre, Versailles Chantiers, photographies Juliette Agnel, éditions isabelle sauvage, 2014, p.  47.

 

 

 

 

 

 

 

14/04/2013

Tiphaine Samoyault, Bête de cirque

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   La première fois que j'ai vu tomber un arbre entier, quand le dernier coup porté l'a cassé en deux après que ses branches ont été déposées une à une et que son bruit a précédé sa chute, je ne crois pas avoir plaint l'arbre mais moi qui le voyais tomber. Tandis que debout il était un géant dont la crête m'apaisait, au sol il devenait sans ressemblance. Sa tête n'était plus l'ombre des nuages, il ne ferait plus l'ombre de cette ombre. Qu'est-ce qui tombe quand quelque chose tombe ? Peut-être toutes les ombres que cette chose a portées. La première fois que j'ai vu tomber un arbre, j'ai vu brusquement tomber du temps, pourtant si lent. On n'entend pas le temps passer dans l'arbre qui pousse mais on l'entend s'effondrer dans l'arbre qui tombe. Le tronc ouvert permet de compter les âges de cet arbre qui ne vieillira plus. Les yeux s'égarent dans cette spire si difficile à suivre qu'on en perd l'âge de l'arbre, de toute façon si vieux. Qu'est-ce qui tombe quand quelque chose tombe ? Un souvenir par seconde et l'âge que nous n'aurons jamais. La première fois que j'ai vu tomber un arbre, quand la perspective matinale d'une journée d'hiver fut soudain dévisagée par sa chute progressive, j'en ai vu tomber un deuxième peu après. Pareillement la cime puis le houppier puis en deux fois le tronc. On se bouche les oreilles pour ne pas voir, sans pouvoir malgré tout s'empêcher de regarder la stèle qui tombe. Et quand on voit combien aussi celui-là manque, on se dit qu'on a vécu près d'un arbre, qu'on n'y a pas été assez sensible.

 

Tiphaine Samoyault, Bête de cirque, "Fiction & Cie", Seuil, 2013, p. 151-153.