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21/11/2021

Aragon, Les Chambres

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              VI

 

                                            Toutes les chambres de ma vie

M’auront étranglé de leurs murs

Ici les murmures s’étouffent

Les cris se cassent

 

Celles où j’ai vécu seul

À grands pas vides

Celles

Qui gardaient leurs spectres anciens

Les chambres d’indifférence

 

Les chambres de la fièvre et celle que

Que j’avais installée afin d’y froidement mourir

Le plaisir loué Les nuits étrangères

 

Il y a des chambres plus belles que blessures

Il y a des chambres qui vous paraîtront banales

Il y a des chambres de supplications

Des chambres de lumière basse des

Chambres prêtes à tout sauf au bonheur

Il y a des chambres à jamais pour moi de mon sang

Éclaboussées

 

Toutes les chambres un jour vient que l'homme s'y

Écorche vif

Qu'il y tombe à genoux qu'il demande pitié

Qu'il balbutie et se renverse comme un verre

Et subit le supplice épouvantable du temps

Derviche lent le temps est rond qui tourne sur lui-même

Qui regarde d'un œil circuklaire

L'écartèlement de son destin

Et le petit bruit d'angoisse avant les

Heures les demies

Je ne sais jamais si cela va sonner ma mort

Toutes les chambres sont chambres de justice

Ici je connais ma mesure et le miroir

Ne me pardonne pas

 

Toutes les chambres quand enfin je m'endormis

Ont été sur moi la punition des rêves

 

Car je ne sais des deux le pis rêver ou vivre

 

 

Aragon, Les Chambres, dans Œuvres poétiques complètes, II, Pléiade/Gallimard, 2007, p. 1113-1114.

15/10/2019

George Oppen, Poèmes retrouvés

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              Barbarie

 

Nous menons nos vies réelles

en rêve, disait quelqu’un signifiant par là

puisqu’il était éveillé

que nous sommes cloîtrés en nous-mêmes

Ce n’est pas de cela qu’il rêvait

dans chaque rêve

il rêvait l’étrange matin

d’un oiseau qui s’éveille

 

George Oppen, Poèmes retrouvés, traduction

Yves di Manno, Corti, 2019, p. 53.

19/07/2019

Jules Supervielle, La Fable du monde

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La mer secrète

 

Quand nul ne la regarde

La mer n’est plus la mer,

Elle est ce que nous sommes

Quand nul ne nous voit.

Elle a d’autres poissons,

D’autres vagues aussi.

C’est la mer pour la mer

Et pour ceux qui en rêvent

Comme je fais ici.

 

Jules Supervielle, La Fable du monde,

dans Œuvres poétiques complètes, édition

Michel Collot, Pléiade /Gallimard,

1996, p. 402.

27/03/2019

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours

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C’est bien la vie, c’est bien à lire. J’aime beaucoup certaines biographies. C’était bien aussi à voir, ce matin, vers sept heures. L’orage qui avait sévi toute la nuit s’était éloigné et le parc délicieusement s’étirait, bien mieux qu’il ne l’aurait fait dans le plus merveilleux des romans, à cet instant du moins, et puis je n’ai pas tout lu, et puis ce n’est pas la première fois que je bats la breloque ni que j’extravague, et puis il faut oser « laisser trotter les plumes comme elles veulent »..

 

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, le bruit du temps, 2014, p. 53

31/10/2018

Dominique Maurizi, Septième rive

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Est-ce que je rêve quand je t’entends,

quand, comme ces cris au loin qu’on

perçoit, je devine une voix ?

 

Est-ce que je dors, est-ce que je rêve,

quand je ne vois que flocons de fumée,

et que seule dans le noir, rien ne pleure

avec moi ?

 

Est-ce que je rêve, est-ce que je rêve,

quand je t’entraîne avec les ombres, et

que tu passes dans le noir, comme ces

pas au loin qu’on entend ?

 

Dominique Maurizi, Septième rive,

la tête à l’envers, 2017, p. 70.

31/12/2017

Norge, La langue verte

 

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Ode aux vaches

 

Allez-y, vaches sacrées,

Je suis seul à vous entendre.

Votre chant s’est retiré

De leurs oreilles de cendre.

 

Donnez votre lait qu’on guette

Aux ordinaires barattes,

Gardons nos secrets, fillettes

Par le Tigre et par l’Euphrate.

 

L’homme rond, l’homme carré,

Tout l’homme géométrique

N’écoute d’un cœur zélé

Que le sifflement de trique.

 

Inutile de beugler

Si haut ! J’ai compris, mes vaches,

Et nos destins sont réglés

Par une même cravache.

 

Ruminez les gazons bêtes,

C’est encore loin l’empyrée

Après quoi vous soupirez

Comme l’ours et le poète.

 

Ce qui fait votre langage

Si noble et si riche de ton,

C’est qu’il puise dans l’herbage

Le cri même du limon.

 

Tu rêves, je rêve, ils rêvent.

Ô, ma vache ensommeillée,

Crois-tu que les nuis s’achèvent,

Crois-tu qu’on va s’éveiller ?

 

Norge, La langue verte, Gallimard,

1954, p. 119-120.

22/04/2013

Franck André Jamme, au secret

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les très délectables

élégances

de la mémoire

 

les pensées devant lesquelles

se dresse tout à coup

une immense pensée

 

les êtres

qui se mettent à rêver

sur la route

et peu à peu

c'est le chemin

lui-même

qui se mue

en leur songe

 

[2]

        *

 

tous ces gens

qui aimeraient se balader

dans les bois

ou dans les jardins

 

selon les jours

 

et rien d'autre

 

l'art d'emmêler

les plans de l'ignorance

et de la perception

 

le livres

ne faisant voyager

au fond

que de la fausse monnaie

 

et on en a le sang figé

 

[34]

        *

les pensées

derrière lesquelles

attendent

des milliers de pensées

 

les atroces vérités

de la mémoire

 

les êtres

qui s'arrêtent subitement

sur le chemin

et peu à peu

ils se transforment

en pierres

 

[62]

        *

 

l'art d'accoupler

le plan de l'ignorance

et  celui de la perception

 

les sortes de courts albums

ne montrant au fond

que des listes

 

tous ces gens

qui errent

dans les couloirs

 

selon les jours

 

et rien d'autre

 

[81]

 

Franck André Jamme, au secret, dessins de

Jan Voss, éditions isabelle sauvage, 2010, np.

02/07/2012

Claude Chambard, La Montée des Couardes

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   Puisque tout le monde rêve, moi non, moi je ne rêve pas, dis-je à Sigmund, dis-je à Grandpère, dis-je montant péniblement la côte, le chemin blanc des Couardes. Tu dis n'importe quoi, dit Grandpère, Sigmund ne dit rien, c'est à peine si l'on devine un léger énervement à cette crispation du pied gauche dans le cuir souple de la chaussure noire. Pousse, pousse la brouette, pousse, ça grince, ça coince, ça souffle, ça claque sur la caillasse, allez bagnard pousse, pousse la brouette dans les Couardes, bras distendus, muscles blancs, doigts sciés tordus — c'est l'arthrose (c'est l'âge [c'est la mauvaise santé], c'est ça c'est l'âge) — & la puanteur des détritus à vomir, à vomir parigot, à gerber.

   Jours jours + jours + jours (cf. la Vie de famille), refrain connu, sifflements irrésistibles — & jours de canicule, jours de froid, c'est selon, orage, molaires sensibles — ou est-ce incisives, si ce n'est canines acérées (chaud froid ce n'est pas bon pour l'émail) gencives en sang il faut se soigner — ôter — changer ? ­ sa peau est un souhait, on veut la lumière & l'orage, il pleut, il pleut des cordes, il pleut à seaux, il grêle — c'est mauvais pour la vigne — odeur âcre des trottoirs des villes puantes, chaussée trempée, il fait froid pour ainsi dire — dans les vieux os, il fait froid toujours, toujours il fait froid, toujours trop tôt — Grandpère ne pars pas.


Claude Chambard, La Montée des Couardes, éditions Contre-pied et Claude Chambard, 2012, p. 5-6.