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19/04/2013

Patrick Beuvard-Valdoye, "Amour en cage" (extrait de Gadjo-Migrandí

Patrick Beuvard-Valdoye, "Amour en cage" (extrait de Gadjo-Migrandí tsigane, rromani, racisme, exclusion)

Amour en cage

 

la parole volante était proscrite

 

qu'était prison sans parloir

 

dans ses moments perdus l'Europe est une prison

 

passe un chiriklo qui tend l'espace et le clôt

 

en effet les tsiganes volaient des poulets parfois des enfants ils étaient même des voleurs de langue empruntant là où ils passaient des mots et sans les rendre allant jusqu'à corrompre leur sens les savants réputés considérant l'idiome tsigane comme fait d'éléments de bric et de broc volés aux langues pures l'emprunt étant souvent et explicitement interprété en termes de perte de l'identité linguistique et si l'on avait interdit l'usage de ces mots détournés qu'auraient-ils donc eu à dire sinon à se taire ? aussi les instituteurs faisaient -ils payer une couronne aux garçons surpris parlant le rromani les filles on leur rasait la tête

quant aux gitanes autant jeteuses de sorts que voleuses d'hommes on se souvenait justement de l'affaire de ce paysan Janik disparu avec la tsigane sans laisser d'autre trace qu'un journal intime versifié publié en feuilleton valache dans le morave Lidové Novi,y

le pari agraire prêtait désormais l'oreille aux pétitions paysannes et la loi du 14 juillet combattant la peste tsigane obligeait les nomades et tous mauvestis se livrant à ce mode de vie à se déclarer pour obtenir l'indispensable carnet anthropométrique — le CIKANSKA LEGITIMACE — mais le prénom rromani que la mère souffle une seule fois à son nourrisson l'administration ne l'aurait jamais — et tout détail hauteur poids visage cheveux barbe yeux front menton nez lèvres dents suivi de dix-neuf pages destinées aux observations particulières (à la rubrique profession de ces illettrés qui n'en avaient pas vraiment le fonctionnaire écrivait TSIGANE) des panneaux d'interdiction fleurissaient accrochés aux branches des hêtres ou chênes vénérables parce que les tsiganes illettrés savaient tout de même lire dans l'essence et l'écorce d'un des vingt-quatre hommes-arbres — la skuare des rukka l'écorce qui cache le mystère seule sa partie supérieure le tronc vêtu en effet regardable à l'instar d'un humain — peu à peu on cernait mieux l'idée qu'il fallait sédentariser les juifs noirs les CERNY ZIDÉ pour les interner un jour

l'herbe plie sous le vent elle tient encore quand le temps est passé

 

Patrick Beuvard-Valdoye, "Amour en cage" (extrait de Gadjo-Migrandí, dans L'étrangère, n° 26-27, 2011, p. 55-56.