28/07/2018
Tristan Tzara, L'Antitête
Sable
Bon, bon, dit le bonbon, de la bouche d’enfant qui était pour lui le bonbon. Le silence de la petite chambre était un cri pour le grand silence. Le silence me dit son manque de confiance. Bon, bon, dit mon silence et s’échappe pour toujours. Tout cela revint sur le bout de ma langue. Avec un peu de charbon. L’accordéon se mit sur la table. Bon, bon, dis-je.
Fable.
Tristan Tzara, L’Antitête, dans Œuvres complètes, 2, Flammarion, 1977, p. 275.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : tristan tzara, l’antitête, l'antitête, sable, bonbon | Facebook |
27/07/2018
William Blake, Esquisses poétiques
Chanson de folie
Les vents sauvages pleurent,
La nuit est glacée ;
Viens, ici, Sommeil,
Et dévoile mes chagrins.
Mais voici le point du jour
Dans les hauteurs de l'Orient
Et les oiseaux frémissants de l'aube
S'envolent loin de la terre
Voyez, jusqu'au zénith
De la voûte céleste,
Chargés de douleurs,
Mes accents sont portés ;
Ils frappent l'oreille de le anuit,
Et font couler les larmes du jour ;
Ils font rugir les vents en folie
Et se jouent avec la tempête.
Comme un démon dans la nue
Hurlant de douleur
Suivant la nuit je me hâte
Et avec la nuit je m'en irai
Me détournant de l'Orient
D'où nous est venue consolation,
Car la lumière frappe mon âme
D'un indicible mal.
Mad song
The wild winds weep,
And the night is a-cold ;
Come hither, Sleep,
And my griefs unfold :
But Io ! the morning peeps
Over the eastern steeps,
And the rustling birds of dawn
The earth do scorn.
Lo ! to the vault
Of paved heaven,
With sorrow fraught
My notes are driven :
They strike the ear of Night,
Make weep ths eyes of day ;
They make mad te roaring winds,
And with tempests palay.
Like a fiend in a cloud
With owling woe,
After night I do croud,
And with night will go ;
I turn my back to the east
From whence comforts have increas'd ;
For light doth seize my brain
With frantic pain.
William Blake, Esquisses poétiques, dans Poèmes,
traduction et préface L Cazamian, Aubier-Flammarion,
1968, p. 99 et 98.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : william blake, esquisses poétiques, chanson de folie | Facebook |
Armand Robin, Le temps qu'il fait
Le silence
Le temps pour l’aube d’être aubépine et solitaire.
Le temps d’une aile d’hirondelle. Le temps pour l’air de se ployer. L’espace écarte ses deux rives, range son lit de souffles lisses, se maintient droit : le temps pour l’herbe de faire place sans s’agiter.
Le temps pour l’aubépine d ‘étendre ses dix bras. Vite fait. Le ciel aide.
Le temps du pavillon de toutes les couleurs. Le temps d’un rayon plus frais qui perle goutte à goutte.
Le temps pour l’hirondelle de couler. Le temps d’être libre. Le temps d’être l’aube. Le temps d’être l’âme. Le temps pour l’âme d’étendre ses dix bras.
Le temps d’être sauvage, d’être fait de rosée, de se croiser les bras vaillants, humides.
Le temps d’être au monde pour aimer, le temps d’aimer pour être au monde.
Le temps pour l’hirondelle de revenir. Le temps d’une herbe qui reprend calme.
Le temps qui va du souvenir à l’avenir.
Le temps sans rien que lui-même.
Armand Robin, Le temps qu’il fait, L’imaginaire/ Gallimard, 1986, p. 108-109.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : armand robin, le temps qu’il fait, le temps, imaginaire | Facebook |
26/07/2018
Valérie Rouzeau, Quand je me deux
Trente-six chandelles
De quoi donc les rêves sont-ils faits
Quelqu’un m’a-t-il toujours aimée
Ai-je jamais aimé bien quelqu’un
Une fois deux fois trois moins quatre rien
J’ai le vin gai et l’âme assez
Mais tanguer ça n’est pas facile
Élégamment trente-six chandelles
Pourtant elle tourne ce fut dit clair
La tête en valse qui rit envourne
Combien de tours encore combien
Encore une danse drôle de musette
Avec du soleil à ma fête
Aux ailes du nez qui vend la mèche
Quoi souffle nos flammes notre ivresse
Ne sens-tu passer quelque chose
Qu’on délabre amour candélabre
Ton œil de poisson mort éteint
Valérie Rouzeau, Quand je me deux, Le temps qu’il fait,
2009, p. 80.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : valérie rouzeau, quand je me deux, trente-six chandelles | Facebook |
24/07/2018
Claude Dourguin, Laponia
(en Laponie)
Ici à traverser les centaines de kilomètres sans âme qui vive que le blanc unifie, j’éprouve l’espace nu, bien des fois il m’a semblé le pousser devant moi, à l’infini toujours reconstitué, inépuisable, et peut-être est-ce folie dont me tient l’exaltation, avancer projetée ers là-bas, allégée, délivrée des attaches et du regard pas dessus l’épaule, toute entière dessein, tendu vers l’avenir inconnu, illusoire peut-être, qui se confond avec le franchissement des distances. Alors cet élan sans rupture que rien n’arrête — un jour, la mer, seule — tient lieu de destin.
Claude Dourguin, Laponia, 2014, p. 42.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : claude dourguin, laponia, parcours, destin, infini | Facebook |
23/07/2018
Pierre Reverdy, Le gant de crin
Je n’ai pas eu à préserver ma plume, c’est elle qui m’a préservé.
Le décoratif, c’est le contraire du réel.
L’art qui tend à s rapprocher de la nature fait fausse route, car, s’il allait au but : identifier l’art à la vie, il se perdrait.
La carrière des lettres et des arts est plus que décevante ; le moment où on arriveest souvent celui où on ferait bien mieux de s’en aller.
Les artistes sont des aveugles qui s’immolent à l’art, mais surtout à eux-mêmes.
Pierre Reverdy, Le gant de crin, Plon, 1927, p. 13, 37, 51, 60, 68,
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Reverdy Pierre | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre reverdy, le gant de crin, art, poésie, nature | Facebook |
22/07/2018
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps
Étranges étrangers
Étranges étrangers
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
hommes des pays loin
cobayes des colonies
doux petits musiciens
soleils adolescents de la porte d'Italie
Boumians de la porte Saint-Ouen
Apatrides d'Aubervilliers
brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
au beau milieu des rues
embauchés débauchés
manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais, du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue, soutiers de Barcelone
pêcheurs des Baléares ou du cap Finisterre
rescapés de Franco
et déportés de France et de Navarre
pour avoir défendu en souvenir d ela vôtre
la liberté des autres
Esclaves noirs de Fréjus
tiraillés et parqués
au bord d'une petite mer
où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
qui évoquez chaque soir
dans les locaux disciplinaires
avec une vieille boîte à cigares
et quelques bouts de fil de fer
tous les échos de vos villages
tous les oiseaux de vos forêts
et ne venez dans la capitale
que pour fêter au pas cadencé
la prise de la Bastille le quatorze juillet
Enfants du Sénégal
dépatriés expatriés et naturalisés
Enfants indochinois
jongleurs aux innocents couteaux
qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
de jolis dragons d'or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
qui dormez aujourd'hui de retour au pays
le visage dans la terre
et des bombes incendiaires labourant vos rizières
On vous a renvoyé
la monnaie de vos papiers dorés
on vous a retourné
vos petits couteaux dans le dos
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
vous êtes de sa vie
même si mal en vivez
même si vous en mourez
Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, Gallimard,
1955, p. 29-31.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Prévert Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques prévert, la pluie et le beau temps, étranges étrangers, racisme | Facebook |
21/07/2018
Paul Éluard, Lingères légères
Le baiser
Toute tiède encore du linge annulé
Tu fermes les yeux et tu bouges
Comme bouge un chant qui naît
Vaguement mais de partout
Odorante et savoureuse
Tu dépasses sans te perdre
Les frontières de ton corps
Tu as enjambé le temps
Te voici femme nouvelle
Révélée à l’infini
Paul Éluard, Lingères légères, Seghers,
1945, np.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Éluard Paul | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul Éluard, lingère légères, le baiser | Facebook |
20/07/2018
Emmanuel Godo, Je n'ai jamais voyagé
Les fables de nourrice racontaient votre amour
Quand il n’existait déjà plus
Tu ne sais pas si tu peux marcher encore
Mais tu veux vivre
Les écluses de la nuit sont rouvertes
Ton ventre se soulève doucement
La tristesse est là qui bat la mesure du temps
Le cœur déraciné de son feu
Lève sa dernière lumière à la face de la mort
Tu n’es pas comme l’animal au bord de la vie
Tu es l’animal au bord de la vie
Un souffle te fait regarder de tous tes yeux
Des yeux à la surface des mots
Est-ce le même souffle qui te fera disparaître
Qui t’emportera dans la calme immobilité des choses ?
Le nombre de fois où un paysage
Sans te prévenir t’a pris par la main
Mais quel visage a ta joie ?
Emmanuel Godo, Je n’ai jamais voyagé, Gallimard,
2018, p. 70.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : emmanuel godo, je n’ai jamais voyagé, maladie, souffrance, souffle, joie | Facebook |
19/07/2018
Umberto Saba, Il Canzionere
En train
Je regarde les arbres dépouillés, la campagne
déserte aux couleurs de l’hiver. C’est à toi que je pense
toi qui t’éloignes, que je viens de laisser.
Le soir pose comme un feu rose
sur les maisons, sur les troupeaux ; le train
qui fuit fait se retourner par sa course folle
quelque jeune animal, des poules
bigarrées.
Mon cœur est déchiré tandis qu’il sent
qu’il ne vit plus dans ta poitrine. Toute angoisse
se tait auprès de celle-là. Et c’est à peine
si la dure vie résiste à tant de maux.
Mais toi, tu changes selon ta loi,
et mon regret est vain.
Umberto Saba, Il Canzionere, L’Âge d’Homme, 1988, p. 491.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Saba Umberto | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : umberto saba, il canzionere, en train, éloignement | Facebook |
17/07/2018
Étienne Faure, Tête en bas
L’homme à terre écossant les fèves,
un jour de cagna sans issue,
son ombre se projette à peine
tant il est bas, au ras du sol — que faire,
laisser le pouce et l’index opérer
comme au jeu des osselets séculaires
sans rien prétendre autrement
qu’ouvrir, pourfendre, mettre au jour
le fruit sans sa forme ancienne
attestée par les plus vieux écrits
de l’homme à cette heure devenu l’obligé
de son ombre qui lui protège au moins
les mains,
se souvenant qu’à ce niveau les villes
terrassées, disparues, maintenant enfouies
offrent de leur passé l’emprise
qui fonda la lente aspiration à s’élever
puis après effondrement reprendre
toujours de la hauteur.
à terre
Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 48.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Faure Étienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Étienne faure, tête en bas, à terre, passé | Facebook |
16/07/2018
Étienne Faure, Tête en bas
Rendu à la splendeur par le deuil,
à distance égale entre vivre et mourir
l’amour fut un feu provisoire avant
éparpillement — que faire
de la morte amante aujourd’hui roidie,
hier encore pâmée, corps armé pour le désir,
bouche ouverte à présent muette ne laissant
que liaison froide en suspens dans l’air,
la peau grillagée naguère pour exciter les yeux
qui toujours soi-disant veulent voir derrière,
braver l’inconnu du corps sous le tissu
prêt à craquer, affolé à son tour,
par le mouvement du lamé semblant dire
dans le clair-obscur prévisible,
le résultat du secret le voici,
bien plus qu’elle a vécu, elle a aimé.
Lamé
Étienne Faure, Tête en bas, Galliamard, 2018, p. 92.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Faure Étienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : Étienne faure, tête en bas, grandeur et décadence | Facebook |
15/07/2018
Jacques Roubaud, Octogone
Rue Raymond Queneau
On a convoqué les mots
Dans la rue Raymond Queneau
Mots de bruit, mots de silence
Mots de toute la France
Ils envahissent les rues
De Paris, ses avenues
Les verbes ouvrent la mache
De la langue patriarches
Ensuite les substantifs
Aidés de leurs adjectifs
Les pronoms, les relatifs
Et autres supplétifs…
Ah ! voici les mots d’amour
Ils accourent des faubourgs
Les rimes font ribambelle
Dans la rue de La Chapelle
D’autres viennent à dada
Dans la rue Tristan-Tzara
Certains traînent qui sont lents
Encor place Mac-Orlan
Un s’écrie « attendez-moi ! »
Attardé rue Max-Dormoy
Enfin les voilà en masse
Ils s’alignent dans l’espace
Et composent sans problème
Cent Mille Milliards de Pouèmes
Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard,
2014, p. 177-178.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Roubaud Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques roubaud, octogone, rue raymond queneau, hommage | Facebook |
13/07/2018
Georges Bataille, Poèmes
Nuit blanche
S’étrangler
rabougrir une voix
avaler mourante la langue
abolir le bruit
s’endormir
se raser
rire aux anges
Nuit noire
Tu te moqueras de ton prochain comme de toi-même
Tirez l’amour de l’oie
de la rate des grands hommes
L’oubli est l’amitié des égorgés
Révérence parler
Je m’en vais
Georges Bataille, Poèmes, dans
Œuvres complètes, IV, Gallimard
1971, p. 31
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : georges bataille, nuit blanche, nuit noire | Facebook |
12/07/2018
Séverine Daucourt, Transparaître, dans Rehauts 41
Transparaître
d’abord les lèvres
ce rouge qui veut dire quoi au juste
maman me signalant
dans l’ascenseur
avec ses feux de croisement
c’est un peu trop
ben justement maman l’excès me meut
tu me tiens je te tiens par le petit bout
des lèvres
je me tiens debout pourpre et ensanglantée
je veux dire femme et ma mère
m’ordonnant d’effacer tous ces avantages
ne sait ni ce qu’elle creuse
ni qu’elle me troue davantage
*
à Belleville
devant les boutiques
dans ma mini-jupe
très courte
plusieurs me lançaient des regards troubles
lui m’a envoyé un baiser
lubrique
je me suis félinisée
à l’époque je vivais avec un nordique raciste rompu au féminisme que le comportement des arabes exaspérait il faillit sortir les armes vikings pour égorger l’ennemi sur le boulevard
je l’ai calmé
au fond de moi j’étais fière
de ce genre d’invectives
les cherchais
par répétition de l’essentiel
ou suite à une injonction tombée du ciel
je déambulais sur terre
dans les rues le métro les cafés
collé derrière ma vitrine
invisible
exhibée
sans malice
déjà victime
déjà consentante
[…]
Séverine Daucourt, Transparaître, dans Rehauts, n° 41, p. 43-44.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : séverine daucourt, transparaître, dans rehauts, féminité | Facebook |