20/05/2018
Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej
Je ne le dis qu’au brouillon, en murmurant —
parce que l’heure n’a pas sonné :
le jeu inconscient du ciel ne se révèle
qu’après la sueur et l’expérience.
Sous le ciel provisoire du purgatoire
il nous arrive trop d’oublier
qu’un heureux réservoir de ciel n’est rien
qu’une maison en viager, à coulisses.
Ossip Mandelstam, Cahiers de Voronej, traduction
Jean-Claude Schneider, dans Œuvres poétiques,
Le bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 552.
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19/05/2018
Agnès Rouzier, Le fait même d'écrire
Lettre à Magda von Hattinberg
L’enfance — qu’était-ce donc ? Qu’est-ce que c’étaitl’enfance ? Peut-on poser à son propos d’autres questions que celle-là, perplexe, — qu’était-ce — cette façon de brûler, de s’étonner, de ne jamais pouvoir faire autrement, de sentir la douce, la profonde montée des larmes ? Qu’était-ce ?
… Cette enfance qui n’avait aucun refuge en dehors de nous….
… Quand nous la vivions nous ne la connaissions pas, nous la consommions sans savoir son nom, et de ce fait même nous l’avions toute entière, inépuisable ; plus tard les choses prennent des noms qu’elle ne doivent pas dépasser et laissent, par prudence, à moitié vides.
… Autrefois encore mineurs, nous vivions tout, je crois que nous vivions totalement la terreur, la pire terreur, sans savoir que c’en était, et totalementla joie, sans deviner qu’il y en eût une, trop riche pour nos cœurs (elle nous faisait trembler, mais nous la prenions telle quelle) — et peut-être l’amourtout entier(Penser que je l’ai suune fois — quand l’ai-je désappris ?)
… et maintenant avec nos visages encombrés d’extériorité nous demandons qu’était-ce ?
Agnès Rouzier, Le fait même d’écrire, Change / Seghers, 1985, p. 249.
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18/05/2018
Ether Tellermann, Éternité à coudre
Et dormir où
chacun pèse
un jour je voulus
mesurer le poids
d’un homme
l’invention de sa
chair
disperser sa rumeur.
Fallait-il suivre
le nerf
jusqu’à la mémoire
où poussent
de vieux alphabets ?
Alors vint un
espace à bâtir
un peu d’horizon
roule
invente
sa trace.
Esther Tellermann, Éternité à coudre,
éditions Unes, 2016, np.
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16/05/2018
Jean Tardieu,On vient chercher Monsieur Jean
Une bouteille à la mer
Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, c'est-à-dire jusqu'à ces moments privilégiés où un enfant commence à prendre conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, il me semble avoir toujours entendu une certaine voix qui résonnait en moi, mais à une grande distance, dans l'espace et dans le temps.
Cette voix ne s'exprimait pas en un langage connu. Elle avait le ton de la parole humaine mais ne ressemblait ni à ma propre voix ni à celle des gens qui me connaissent. Elle ne m'était pourtant pas étrangère, car elle semblait avoir une sorte de sollicitude à mon égard, une sollicitude tantôt bienveillante et rassurante, tantôt sévère, grondeuse, pleine de reproches et même de colère.
Les moments où j'entendais cette voix étaient ceux où ma vie paraissait suspendue dans le vide, interrompue, arrêtée, comme une horloge dont on ne voit plus bouger les aiguilles et dont on n'entend plus le battement.
Cette expérience très ancienne, primitive, sauvage, surtout secrète (car je n'en parlais à personne), s'est reproduite souvent au cours de mon existence, mais jamais elle n'a été aussi expressive, aussi intense que pendant mon extrême jeunesse, car rien ne pouvait alors en fausser la signification : elle résonnait dans une étendue absolument vacante, absolument solitaire.
Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, 1990, p. 95-96.
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15/05/2018
Edmond Jabès, La Clef de voûte
Nous sommes invisibles
Quant tu es loin
il y a plus d’ombre
dans la nuit
il y a
plus de silence
Les étoiles complotent
dans leurs cellules
cherchent à fuir
mais ne peuvent
Leur feu blesse
il ne tue pas
Vers lui quelquefois
la chouette lève la tête
puis ulule
Une étoile est à moi
plus qu’au sommeil
et plus qu’au ciel
distant absent
prisonnière hagarde
héroïne exilée
Quand tu es loin
il y a plus de cendres
dans le feu
plus de fumée
Le vent disperse
tous les foyers
Les murs s’accordent
avec la neige
Il était un temps
où je ne t’imaginais pas
où hanté par ton visage
je te suivais dans les rues
Tu passais étonnée à peine
J’étais ton ombre dans le soleil
J’ignorais le parc silencieux
où tu m’as rejoint
Seuls nous deux
rivés à nos rêves
au large de nos paroles abandonnées
Je dors dans un monde
où le sommeil est rare
un monde qui m’effraie
pareil à l’ogre de mon enfance
[...]
Edmon Jabès, La Clef de voûte, GLM, 1950, p. 25-26.
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14/05/2018
Philippe Jaccottet, Une transaction secrète
[À propos du haïku]
Presque tous les haïkus doivent contenir un mot qui définit la saison où ils se situent ; à l'intérieur de ce cadre temporel très simple, un autre classement à peine moins simple s'opère, selon les sujets traités, dont les plus fréquents sont les météores : pluie, vent, neige, nuages brume ; les animaux : oiseaux surtout ; les arbres et les fleurs ; enfin, les affaires humaines, fêtes ou menues occupations quotidiennes
Voilà donc une poésie d'où est rigoureusement exclu tout commentaire d'ordre philosophique, religieux, moral, sentimental, historique ou patriotique, et qui pourtant contient, en profondeur, tous ces aspects. Non seulement tout le Japon nous semble présent dans ces œuvres, et par elles mieux loué que par nulle déclamation ; mais dans ce qui apparaît d'abord comme simple notation, tableau ou scène en miniature, constatation souvent indifférente, il n'est pas difficile de retrouver une pensée, une morale, une chaleur du cœur ; et aussi bien tout l'espace, toute la profondeur du monde.
Voilà une poésie à laquelle sa forme brève et stricte refuse le moindre mouvement d'éloquence comme le plus simple récit, interdit tout abandon à la fluidité musicale qui noie, dans notre lyrisme, tant de mensonges et de faiblesses ; une poésie dont le ton se maintient à égale distance de la solennité et de la vulgarité, de la singularité et de la platitude. Une poésie qui, pour être réduite à l'essentiel, n'est cependant ni un cri ni un oracle.
Enfin, une poésie sans images. Si précieux que puisse être le rôle de l'image, j'ai dit ici, plus d'une fois, combien je la croyais redoutable, ne fût-ce que par sa promptitude à surgit, sa docilité, et comment il lui arrive de voiler au lieu de révéler.[...]
Quelques mots fort communs, pour la plupart d'ailleurs fixés par une tradition [...] ; quelques mots dont le seul rapprochement, la seule combinaison, outre l'exclusion même de tous les autres, fait l'inimitable pouvoir. Un sens prodigieux du vide, comme du blanc dans le dessin ; et une véritable divination dans le choix des deux ou trois "signes" indispensables et dans l'établissement de leurs rapports.
Je ne nourris pas le sot désir de voir les poètes français imiter un art si essentiellement étranger et rompre ainsi avec une tradition de langage et de poésie qui est le terreau même de leur œuvre.
Philippe Jaccottet, "L'Orient limpide", dans Une transaction secrète, Gallimard, 1987, p. 124, 128, 129 et 130..
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13/05/2018
Laure, Écrits retrouvés
Lettre à Georges Bataille non envoyée
Quand je te dis que nous nous retrouverons… dans l’arc-en-ciel c’est pour moi aussi brûlant que le feu.
Georges comprends-tu : toi et moi nous ne pouvons vivre vraiment que de ce qui exalte et si tout à coup dans la vie quotidienne il semble qu’il y ait même pas un heurt mais un manque nous nous en voulons trop et cependant ce trop est quand nous nous retrouvons nus et vrais.
Je t’aime de me rappeler à chaque instant toute ma vie et ce qu’elle doit exprimer. La solitude est retombée sur moi rugueuse, glacée mais je m’y retrempe — Aide-moi à exprimer certaines choses devant toi pour que nous nous comprenions mieux Georges — quoi qu’il y ait rien ne doit nous diminuer ni ne nous diminuera jamais l’un par l’autre. Cela il ne le faut pas. Est-ce une illusion terrible (tu sais : ces retombements atroces chez les meilleurs) de penser, de vouloirainsi et puis de se trouver aux prises avec de véritables… mesquineries comme ça. […]
Laure, Écrits retrouvés, Les cahiers des brisants, 1957, p. 93-94.
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12/05/2018
Maël Guesdon, Les débuts
Les débuts
Il n’est rien autre chose qui pourtant se dit à nous. Si l’on y prête attention, ce rien déplace lorsqu’il s’avance, et je mène une vie normale.
J’ai pris l’habitude de rester longtemps assis quand il fait trop chaud pour sortir. Ici nous tenons l’un contre l’autre. La main sert le masque. Elle met le masque sur son visage, le tourne sur ses cheveux. Le masque me regarde.
Je reste la bouche grande ouverte comme pour gober les mouches. De toute manière, tout se situe juste avant là où je suis. Une chose se donne de l’autre côté me tombe des mains. Une chose dans le monde en apparence tombe.
On dit c’est un espace qui existe et que je désire parce qu’il existe. Mais on ne connaît que les tentatives. Quand la lumière s’assombrit, mon corps est détruit, remplacé à chaque seconde par un corps plus sombre.
On dit une chose va dans le monde en apparence mais elle n’y est pas : elle a besoin qu’on la guide pour y aller et qu’en la guidant nous renoncions. À supposer même que nous percevions quelque chose de ce retour. À chaque fois, c’est un paysage tout entier.
Je trouve par exemple que la terre me manque tout à fait se comporte comme une bouche avec la langue qu’elle renferme. La bouche retient. Les dents mâchent. Je peux me reposer.
Maël Guesdon
Extrait de Transnational Literature, Vol.10 no.2, May 2018.
http://fhrc.flinders.edu.au/transnational/
home.html
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10/05/2018
James Sacré, Écrire pour t'aimer ; à S. B., suivi de S. B. hors du temps
S.B. hors du temps
(…)
Sommes-nous jamais dans notre nom ?
Écrire le remplit d’absence au temps.
Ronsard ou Schéhadé ne disent
Que des poèmes –bruit : voit-on leur main
Leur visage, leur ventre d’écrivain ?
Hélène aussi n’est qu’un nom
Qui ne va pas s’éveillant…
Nommer ne sera jamais
Que bruit de présent
Aussitôt passé : bruit de souvenir égaré
Hors du temps.
James Sacré, Écrit pour t’aimer ; à S. B.suivi de
S.B. hors du temps, Faï fioc, 2018, p. 94.
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09/05/2018
Olivier Apert, Si et seulement si
projections de jour
salle de projection privée — le luxe — me-
direz-vous-vous— une simple habitude dont on ne peut se défaire
projection privée à l’écoute de l’aveugle obscène :
des fureurs qu’entend-il : : ?
d’immondes jouissances
*
projection privée — qu’entends-je moi-même si
ce n’est dérision cynisme par l’aube en délabrement :
clichésdouteseaoutsréceptionssynonymesbals : :
enfin une vraie péripatéticienne avec ses dents
d’en avant soufflées par les vents en poupe : : :
ça broute les méninges
*
salle de projection privée : ça vole bas :
voulez-vous des recettes peaufinées par mon cuisinier : :
assurément un disciple de carême : : :
gâte-sauce impuni, une broche à la main : : : :
il paierait cher sa démission, inopinée
*
alors, il faut savoir s’arrêter — juste au bord de l’intelligence
Olivier Apert, Si et seulement si, Lanskine, 2018, p. 30-31.
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08/05/2018
Isabelle Lévesque, Pierre Dhainaut, La grande année
Au milieu des prairies, chaque année,
nous guettons le jour où fleurira le cerisier,
nous ne doutons jamais de la surprise,
de la fête augurale : il nous enseigne
à maintenir, l’année entière, le regard
qui ne flétrit pas l’arbre fidèle.
Pierre Dhainaut, dans Isabelle Lévesque et
D., La grande année, L’herbe qui tremble,
2018, p. 26.
Ici, Aux Andelys
L’ombre d’un cercle dépossédé
glisse dans la nuit.
Si léger.
Ascension cavalière. Blanc comme songe,
la falaise a terrassé les monstres,
il reste un peu de givre sur nos lèvres.
Les marguerites capturent la lumière.
Nous savons deuxqui résonne et tombe.
À midi tout recommence.
Isabelle Lévesque, dans voir supra, p. 89.
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06/05/2018
Henri Heine, 40 poèmes
De mes si grandes peines
J’ai fait de courtes chansons,
Elles élèvent leurs empennes
Et jusqu’à son cœur voleront.
Elles ont trouvé ma très chère,
Mais sont revenues pour gémir,
Gémissent et ne veulent pas dire
Ce qu’en son cœur elles ont découvert.
Aus meinen grossen Schmerzen
Mach’ich die kleinen Lieder ;
Die heben ihr klingend Gefieder
Und flattern nach ihrem Herzen.
Sie fanden den Weg zur Trauten,
Doch kommen sie wieder und klagen,
Und klagen, und wollen nicht sagen,
Was sie im Herzen schauten.
Dans ma vie toujours trop sombre
Brillait une image aimée,
La douce image effacée
Je reste enveloppé d’ombres.
Les enfants quand vient la nuit
D’angoisse ont le cœur serré,
Mais ils chantent à grand bruit,
Leur frayeur est conjurée.
Et je suis un fol enfant,
Je chante dans l’ombre épaisse,
Mon chant n’est pas divertissant
Mais il libère ma détresse.
In mein gar zu dunkles Leben
Strahlte einst ein süsses Bild ;
Nun das süsse Bild erblichen,
Bin ich gänzlich nachtumhüllt.
Wenn die Kinder sind im Dunkeln,
Wird beklommen ihr Gemüt,
Und um ihre Angst zu hannen,
Singen sie ein lautes Lied.
Ich, ein tolles Kind, ich singe,
Jetzo in der Dunkelheit ;
Klingt das Lied auch nicht ergötzlich,
Hat‘s mich doch von Angst befreit.
Henri Heine, 40 poèmes, texte allemand, traduction
Diane de Vogüe, éditions Debresse, 1956,
37 et 36, 53 et 52.
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05/05/2018
Guillaume Condello, Poètes au travail
Poètes au travail
C’est une évidence : on vit rarement de poésie et d’eau fraîche. Les poètes ne le sont au mieux qu’à mi-temps ; le reste du temps ils ont un travail. J’entends aussi bien un emploi salarié que la course aux résidences, lectures et autres bourses – un vrai travail, là aussi.
La poésie s’écrit dans les temps morts, dans les à-côtés. On pourrait faire la liste de tous les métiers des poètes : ressources humaines (Miller), diplomate (Saint-John Perse), service des messageries (Ponge), cheminot, entre autres (Kerouac), etc. Ce serait en soi tout un poème. On a l’impression qu’ils ont réussi « malgré » leurs conditions de travail. Puisqu’ils ne peuvent espérer vivre des recettes de la vente de leurs livres, les poètes sont condamnés à une sorte de condition secrète, à ne pouvoir faire leur vrai travail que dans l’ombre de leur métier officiel.
Tentons l’hypothèse inverse : ce serait au contraire la confidentialité du tirage en poésie qui garantit la liberté de l’auteur. Après tout, ne pas être dépendant de cette source de revenu rend le prolétaire un peu moins asservi au capital. Dans le Manifeste, Marx voyait déjà la poésie inféodée au capital. Les prolétaires sublimes n’ont pour seule solution tragique que d’aller au turbin, pour pouvoir écrire leurs petits poèmes le soir, dans les temps morts de la journée, ou au bureau, ou sur la route, n’importe où, quand on ne les voit pas. Travail au noir, dissimulé.
Et qu’on n’invoque pas ici ceux qui ont renoncé au travail pour se libérer de ses contraintes. La bohème, d’ailleurs souvent fantasmée, n’est qu’un autre nom pour dire les contraintes (de frugalité, notamment) auxquelles on accepte de se soumettre, pour se libérer d’autres. A commencer par le travail.
Libération, donc, du temps et de l’espace, là où il se trouve. Liberté sous contrainte.
Et pourtant le poète travaille tout le temps. Barthes se moquait de cette image de l’intellectuel, photographié sur la plage, en train de lire, ou de prendre des notes une pipe à la bouche, pendant que les autres nagent et bronzent, vivent insouciants. Mais, à bien y réfléchir, ce qu’il y a de faux dans cette image du poète (accaparons-nous le titre d’intellectuels pour instant si vous le voulez bien), c’est l’idée qu’il produirait tout le temps. La production n’est que la diastole du travail poétique – l’expérience, sur le mode particulier du poète, un pied dans la vie, un pied dans le langage, la tête ailleurs, en est la systole. Dewey nous l’a bien rappelé, l’art est avant tout une expérience – celle du spectateur, certes, mais celle de l’auteur, surtout, mise en forme et élaborée pendant la phase de « production ».
Le texte, en latin, c’est du tissu. Sur le métier, la navette va et vient, entre l’expérience et le texte, croisant le fil de chaîne, vertical, du travail d’écriture. Le poème est donc une expérience travaillée, et donc mise en forme, a posteriori. Mais c’est aussi la mise en forme de l’expérience a priori. C’est la mise en place d’une sorte de boucle rétroactive, si l’on veut. Le travail sert à boucler la boucle. C’est sans doute comme ça qu’il faut comprendre la fameuse idée que l’on écrit pour savoir pourquoi on écrit : c’est que l’écriture est le moment, proprement, de l’élaboration de l’expérience, passée et à venir. C’est l’expérience en travail, grosse d’elle-même, qu’il faut accoucher – que ce travail commence sur un bureau, ou bien sur un bout de carnet dans le bus, en urgence, vitale. C’est aussi pour ça que le travail d’un poète évolue sans cesse, puisqu’il est en constant devenir – tant qu’il peut encore trouver le temps de vivre des expériences, et de les élaborer.
On dit parfois que la contrainte libère – quand elle est formelle. C’est sans doute vrai aussi des contraintes matérielles (liées à l’organisation des activités dans l’espace et le temps), et surtout dans la mesure où elles ne sont pas voulues. Parce que les contraintes que l’on décide de s’imposer (par exemple, le sonnet, le tanka, etc.), ça ne contraint qu’autant qu’on le veut bien – ça ne contraint donc pas vraiment. L’équilibre est sans doute compliqué à trouver entre les contraintes qui empêchent véritablement et absolument de travailler, et celles qui peuvent servir de tuteur.
Pour ça, le poète met en place des espace-temps. Disposition de la pièce pour écrire. Assis ou debout (Woolf par exemple), allongé (Joyce), en marchant (Wallace Stevens), ou à cheval (Duns Scott, parait-il). Papier, machine, ordinateur, tel ou tel logiciel plutôt que tel autre, etc. Rituels et exorcismes, chacun les siens. Tous ces aspects du travail sont importants. Ils manifestent l’importance du corps au travail. Ecrire est d’abord un geste qui se fait avec le corps (même au dictaphone). Il faut lui donner des dimensions, des coordonnées – c’est dans ces rituels qu’on peut les y calculer. Mais étrangement, on n’a pas encore trouvé des constantes transposables. On attend toujours le Discours de la méthode (pour bien guider son imagination et trouver la beauté en poésie).
Autrement dit : on est face à un artisanat sans métier. On n’a que des dispositifs singuliers. Des théories, des mises en forme au carré de l’expérience, oui : mise en forme de l’expérience de travail (diastole). Poésie de la poésie. Mais pas de C.A.P poésie. Il y a pourtant, depuis quelques années, des ateliers de création littéraire, venus des pays anglo-saxons (ateliers de creative writing), où l’on pourrait s’essayer à la transmission du métier. Dans Le cours de Pise, Hocquard est assez critique à ce sujet. Apprendre le métier d’écrire, ce serait le réduire à des recettes faciles, qui nous feraient passer à côté de ce qu’est réellement un poème. Peut-être. Il y a aussi, comme il le rappelle lui-même, des réussites. Mais l’essentiel est sans doute ailleurs : les techniques d’écriture peuvent bien s’étudier, se transmettre, se maîtriser (sans compter le problème de leur invention), on ne parle alors que de la moitié du travail de l’écrivain. On n’apprend pas le métier de vivre.
Guillaume Condello, Poètes au travail, édito du n° 8 de la revue numérique Catastrophes, Mai 2018.
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04/05/2018
Albane Prouvost, meurs, ressuscite
dans la maison glacée
où je ne suis pas autorisée
combien de cerisiers
acceptent de revenir
accepte poirier
ici je commence ici
les pommiers sont des sorbiers
accepte
un pommier accepte-t-il
puis sauvagement il accepte
accepte poirier
accepte puisque tu acceptes
les poiriers sont tous bons
ainsi accepte
cher compatible tu me manques tu me manques tellement
pardonne aux poiriers, bon pardonne aux pommiers puisque c’est fait bon
pardonne aux jeunes glaciers
tu traînes comme un jeune pommier
parce que tu traînes toujours comme un jeune pommier
un jeune glacier est un jeune pommier
tu ne vas pas concurrencer la glace tout de même
serait un jeune poirier un jeune cerisier serait un jeune pommier
en train de devenir pratique
j’ai besoin des pommiers
ou j’ai besoin des poiriers
ou j’ai besoin de leur pure capacité
un jeune glacier n’espère plus être un jeune pommier
[...]
Albane Prouvost, meurs ressuscite, P.O.L, 2915, p. 9-13.
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03/05/2018
Georg Trakl, Poèmes, traduction Guillevic
Chanson de Gaspar Hauser
Il aimait vraiment le soleil qui pourpre descendant la colline
Les chemins de la forêt, l’oiseau noir qui chantait
Et la joie de la verdure.
Grave était sa demeure dans l’ombre de l’arbre
Et ar son visage
Dieu parla douce flamme à son cœur :
O toi, homme.
Le soir, en silence, son pas trouva la ville ;
Sombre plainte de sa bouche :
Je veux devenir un cavalier.
Mais le suivaient bête et buisson,
Maison et jardin crépusculaire d’homme blancs
Et son assassin était à sa recherche.
Printemps, été et beau l’automne
Du juste, son pas léger
Longeant les sombres chambres des rêveurs ;
La nuit il restait seul avec son étoile ;
Voyait la neige tomber dans le branchage nu
Et l’ombre de l’assassin dans la pénombre du vestibule.
Argentée la tête de celui qui n’était pas né tomba.
Georg Trakl, Poèmes, traduction Guillevic, Obsidiane, 1986.
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