05/07/2018
Nathalie Quintane, Cours sur les goitres
Cours sur les goitres
C'est un cours sur les goitres (goïteurs, en anglais. Ils peuvent prendre par deux, côte à côte, ou de chaque côté du cou. Ce sont des poches flasques. Départ directement depuis le menton, sous le menton. Accompagnés d'autres signes, imlantation des cheveux, intelligence limitée. Qu'est-ce qu'une intelligence limitée, par exemple, on ne finit pas ses phrases, etc. Pas de possibilité de goitre dans la nuque. Il y aura toujours quelqu'un pour vous dire qu'il a vu un goitre dans une nuque — mais c'était un œuf. Le goitre, c'est par devant. Ne serait-ce pas parce qu'on a pris l'habitude de faire des portraits de face ? Il n'y a guère qu'un médecin pour photographier n homme de dos. Quantité de chair, de gras, suffisante, donc devant de préférence. Le col roulé n'est d'aucun secours. On se dit : plus tard, quand ma chair pendra en fanons, je mettrai un col roulé, noir — mais là, c'est trop énorme, perdu d'avance. Ils couchent entre eux, dégénèrent, ça donne des goitres ; bref, l'histoire de l'humanité (avec cette propension à exagérer qu'on a quand on fait cours, pour faire passer la pilule). Le Christ, les deux larrons, droite, gauche. Qui sera goitreux ? Pas le Christ, nous sommes d'accord. Je placerai ma main devant ou je crèverai les yeux de mon interlocuteur : il n'y a pas trente-six solutions. L'oral rolère peu les nuance. Ou alors il faudrait avoir une mémoire considérable, se souvenir d'un texte entendu la veille au mot près, pouvoir reconstituer le début dun paragraphe de vongt lignes, etc., ce qui est tout à fait impossible, mais on peut en entretenir la nostalgie.
[...]
Nathalie Quintane, Cours sur les goitres, dansNioquesn° 11, La Fabrique éditions, octobre 2012, p. 135.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nathalie quintane, cours sur les goitres, humour | Facebook |
04/07/2018
Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures
Agnès Rouzier
Fait est que l’appel au mot pour durer — dire, dire, encore — fait souffler un vent de force Panique à l’élan insensé et infiniet de mystérieuse Nature d’écrire et par tel devis que les trouvailles et les termes non soupçonnés levés comme des lièvres sans gîte contrecarrent l’exaltation angoissée qui soutient les forces contraires de la désécritude, et de cette grande Folie —
Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II, isabelle sauvage, 2018, p. 16.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-pascal dubost, & leçons & coutures ii, agnès rouzier | Facebook |
03/07/2018
Marlene Dumas, Afrique du Nord (Femmes d'Alger)
Afrique du Nord (Femmes d’Alger)
Foyer du striptease,
Foyer de la danse des sept voiles,
Foyer des ancêtres d’Abraham,
patriarche des Juifs, des Musulmans et des chrétiens.
Foyer d’un Dieu qui ne veut pas être reproduit.
D’Alger, Nelson Mandela reçut un entraînement militaire,
apprit de leur guerre de libération des tactiques de guérilla.
Delacroix peignit "Femmes d’Akger" (1834),
femmes détendues dans un harem féminin pacifique.
En 1954, Picasso peignit (de nombreuses) toiles sensuelles
inspirées par cette source franco-africaine.
Il ignorait de ce que deviendrait cet orientalisme.
En 2000, je vis la photo d’une jeune fille nue,
tenue par — « exposée » entre — deux soldats français posant.
Elle fut prise en 1960 à Alger.
Je peignis ma "Femme d’Alger" en 2001.
Marlene Dumas, traduction Martin Richet, dans Koshkonongn° 14, p. 21.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marlene dumas, afrique du nord (femmes d'alger), guerre, delacroix, picasso | Facebook |
02/07/2018
Antoine Emaz, Prises de mer
Le craquement des coquillages sous le pied, et les vagues, très près. Leur bruit assez sourd, d’air et d’eau, continu parce que constitué de plusieurs sons qui s’entremêlent le claquement de l’eau à la retombée, les souffle de l’écume, mais aussi la fin de la vague précédente qui s’étale et diminue son chuintant puis repart en raclant un peu.
Une sorte de magma : plusieurs sons se percutent, se superposent, se fondent, et varient doucement à l’intérieur d’une amplitude globale qui reste sensiblement la même.
Antoine Emaz, Prises de mer, le phare du cousseix, 2018, p. 13.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Emaz Antoine | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : antoine emaz, prises de mer, mer, vague, magma | Facebook |
01/07/2018
Hilde Domin, À quoi bon la poésie aujourd'hui...
À quoi bon la poésie aujourd’hui ?
À quoi bon la poésie aujourd’hui ? Pourquoi lire de la poésie, pourquoi écrire des poèmes ? Poser cette question, c’est presque sous-entendre : aujourd’hui encore— comme si hier, ce pourquoi nous avons à nous excuser aujourd’hui avait eu, peut-être, un sens.
Deux réponses extrêmes sautent à l’esprit, négatives toutes les deux. La première récuse la question : il n’y a pas d’ « à quoi bon » qui fasse, la poésie, comme toute forme d’art, est à elle-même son propre but. Aujourd’hui et toujours. Or c’est bien là l’enjeu : tout ce qui importe vraiment est à soi-même sa propre fin, donc à la fois inutile et essentiel. Et peut-être même plus essentiel aujourd’hui que jamais. La poésie aussi. Il s’agira bien d’avancer ici la preuve de cette nécessité, d’explorer ce qu’elle peut signifier.
La seconde réponse récuse l’objet : à l’époque où nous vivons, il convient de s’occuper de choses plus utiles, il convient de « changer le monde ». Or, dit-on, l’art ne change pas le monde. On ferait bien de se plonger dans les pages politiques des journaux au lieu de lire ou d’écrire des poèmes. Proposition qui non seulement ne représente pas une véritable alternative, mais au fond, se borne à reprendre le postulat d’Adorno, répété à satiété et démenti depuis longtemps, selon lequel la poésie aurait été rendue impossible par Auschwitz. Autrement dit, la poésie ne saurait être à la hauteur de la réalité particulière de notre temps.
Je répète ma question tout en la précisant : la poésie a-t-elle encore une fonction dans la réalité de notre vie moderne ? Et si oui, laquelle ?
Formulé de la sorte, notre sujet sera : poésie et réalité. Ou encore : poésie et liberté.
Car pour peu que l’on envisage la poésie comme un exercice de liberté, on rejoint déjà l’autre question, celle de la transformation de la réalité. Au contraire de l’art, en effet, la transformation de la réalité n’est pas une fin en soi, mais elle est au service de la liberté potentielle de l’homme, au service de son humanité. Sinon, elle est sans intérêt. Dans ce sens, les deux questions tournent autour du même axe.
En tout cas, c’est la réalité qui est en cause (1). Je citerai Joyce,qui annonçait sa décision de se vouer à l’écriture dans les termes suivants : « I go to encounter for the millionth time the reality of experience[Je vais affronter pour la millionième fois la réalité de l’expérience] ».
Jamais encore, semble-t-il, la réalité n’a été aussi perfide que celle qui nous entoure aujourd’hui. Elle menace de détruire la réciprocité entre elle et nous, elle menace, d’une manière ou d’une autre, de nous anéantir. C’est le danger le plus subtil qui semble presque le plus inquiétant : il existe sans exister. Tout le monde en parle. Personne ne le rapporte à soi. Ce danger s’appelle la « chosification », c’est notre métamorphose en une chose, en un objet manipulable : la perte de nous-mêmes.
La poésie peut-elle encore nous aider à affronter une telle réalité ?
[…]
Le poète nous offre une pause pendant laquelle le temps s’arrête. C’est-à-dire que tous les arts offrent cette pause. Sans cette « minute pour l’imprévu », selon la formule de Brecht, sans ce suspens pour un « agir » d’une autre sorte, sans la pause pendant laquelle le temps s’arrête, l’art ne peut être ni accueilli, ni compris, ni reçu. Sur ce point, l’art s’apparente à l’amour : l’un et l’autre bouleversent notre sentiment du temps.
C’est à partager une expérience non pas identique mais similaire, que les différents arts nous invitent sur l’île de leur temporalité spécifique — cette île dont on parle régulièrement et qui existe déjà chez Mallarmé et Hofmannsthal, l’île qui surgit au milieu du tourbillon de la vie active pour n’exister que quelques instants, le temps de reprendre haleine. Qu’offre donc la poésie, sur le sol précaire qui affleure ici : ce singulier mariage de rationalité et d’excitation, cet art de la parole et du non-dit ?
La poésie nous invite à la rencontre la plus simple et la plus difficile qui soit : la rencontre avec nous-mêmes. […] La poésie ne donne que l’essence de ce qui arrive aux hommes. Elle nous relie à la part de notre être qui n’est pas touchée par les compromis, à notre enfance, à la fraîcheur de nos réactions. Je dis « de nos réactions » pour ne pas dire de notre émotion, bien que je rejoigne ici un poète aussi froid et cérébral que, par exemple, Jorge Guillén. « Tu niñez / Ya fábula de fuentes » — « ton enfance / déjà légende de sources ». Et du fait que la poésie nous relie à nous-mêmes, à notre propre moi, elle nous relie aussi aux autres, elle nous restitue notre aptitude à communiques. C’est cela, à mon avis, que la poésie peut nous offrir — à une degré plus haut que tout autre art, et que tout autre occupation de l’esprit.
Hilde Domin, "À quoi bon la poésie aujourd’hui", traduit de l’allemand par Marion Graf, dans La Revue de belles-lettres, 2010, I-2, p. 233-234, 235 et 236.
1 Écartons le malentendu. Je ne parle pas ici du réalisme dans l’art au sens technique du terme, non pas, donc, de la restitution de la réalité, mais bien de la relation entre la poésie et la réalité.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hilde domin, à quoi bon la poésie aujourd'hui, art et réalité | Facebook |
30/06/2018
Umberto Saba, Il Canzoniere
Rouge-gorge
Même si je voulais te garder je ne puis.
Voici l'ami du merle, le rouge-gorge.
Il déteste autant ses pareils
qu'il semble heureux auprès de ce compagnon.
Toi, tu les crois amis inséparables
quand, surpris , à l'orée d'un bois, tu les surprends.
Mais d'un élan joyeux il s'envole, fuyant
le noir ami qui porte au bec une vivante proie.
Là-bas un rameau plie mais que ne peut briser,
juste un peu balancer son poids léger.
La belle saison, le ciel tout à lui l'enivrent,
et sa compagne dans le nid. Comme en un temps
le fils chéri que je nourrissais de moi-même,
il se sent avide, libre, cruel,
et chante alors à pleine gorge.
*
Oiseaux
Le peuple ailé
que j'adore — si nombreux par le monde —
aux coutumes si variées, ivre de vie,
s'éveille et chante.
Umberto Saba, Oiseaux(1948), traduit par Odette Kaan, dans
Il Canzoniere, L'Âge d'homme, 1988, p. 549, 551.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : umberto saba, il canzoniere, oiseaux | Facebook |
29/06/2018
Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune
Août-septembre 1944
[...]
Un chat s'approche, hésitant, m'adresse un regard timide, accompagné d'un petit rire gêné : je lui coup une de mes trois rondelles de saucisson que je pose sur un bout de papier gras : — — Une vieille femme, perchée sur un vélo, zigzague dangereusement au milieu des gosses qui sortent de l'école.
Un chœur d'enfants ânonnait avec conviction : « Brossons nos quenottes. Zoignons nos menottes. Avant de faire dodo. Pensons saque soir au Fuhrère. Il nous donne notre lolo. Il nous protèze comme un père ! » Je n'ai pas pu me retenir d'aller jusqu'à la haie pour regarder ces mioches de cinq ans , en barboteuses, bib and tucker, sagement assis sur leurs bancs de bois. La sœur (qui venait de leur faire répéter cette monstrueuse litanie) était en train de distribuer des bonbons vitreux ; ils les mettaient alors dans un petit pot de fer blanc et touillaient avec application, jouant à les <faire cuire> : le régime capable d'inventer des choses pareilles ?! Mais je me suis alors rappelé que la première chanson qu'on m'avait apprise à l'école maternelle était : « L'Empereur est un brave homme (sic): il habite à Berlin. » C'est sans doute ainsi qu'on enseigne partout les premiers rudiments d'<instruction civique> ! : Tous des salauds ! Oser pomper ce purin fétide dans des réceptacles innocents et sans défense ! Ou l'absurde rengaine du « Sang du Christ »! : Jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, les enfants devraient grandit dans une parfaite neutralité philosophique. Après, quelques cours sérieux suffiraient ! On pourrait alors leur conter alternativement l'histoire à dormir debout de la « Sainte Trinité » et la vaste blague du « brave homme de Berlin » et, à titre de comparaison, leur enseigner la filosofie et es sciences naturelle. Alors, les obscurantistes pourraient s'inscrire au chômage !
Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune, traduit de l'allemand par Jean-Claude Hémery avec la collaboration de Martine Vallette, 1991 [1962, Julliard], Christian Bourgois, p. 157-158.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : arno schmidt, scènes de la vie d'un faune, journal | Facebook |
Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune
Août-septembre 1944
[...]
Un chat s'approche, hésitant, m'adresse un regard timide, accompagné d'un petit rire gêné : je lui coup une de mes trois rondelles de saucisson que je pose sur un bout de papier gras : — — Une vieille femme, perchée sur un vélo, zigzague dangereusement au milieu des gosses qui sortent de l'école.
Un chœur d'enfants ânonnait avec conviction : « Brossons nos quenottes. Zoignons nos menottes. Avant de faire dodo. Pensons saque soir au Fuhrère. Il nous donne notre lolo. Il nous protèze comme un père ! » Je n'ai pas pu me retenir d'aller jusqu'à la haie pour regarder ces mioches de cinq ans , en barboteuses, bib and tucker, sagement assis sur leurs bancs de bois. La sœur (qui venait de leur faire répéter cette monstrueuse litanie) était en train de distribuer des bonbons vitreux ; ils les mettaient alors dans un petit pot de fer blanc et touillaient avec application, jouant à les <faire cuire> : le régime capable d'inventer des choses pareilles ?! Mais je me suis alors rappelé que la première chanson qu'on m'avait apprise à l'école maternelle était : « L'Empereur est un brave homme (sic): il habite à Berlin. » C'est sans doute ainsi qu'on enseigne partout les premiers rudiments d'<instruction civique> ! : Tous des salauds ! Oser pomper ce purin fétide dans des réceptacles innocents et sans défense ! Ou l'absurde rengaine du « Sang du Christ »! : Jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, les enfants devraient grandit dans une parfaite neutralité philosophique. Après, quelques cours sérieux suffiraient ! On pourrait alors leur conter alternativement l'histoire à dormir debout de la « Sainte Trinité » et la vaste blague du « brave homme de Berlin » et, à titre de comparaison, leur enseigner la filosofie et es sciences naturelle. Alors, les obscurantistes pourraient s'inscrire au chômage !
Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune, traduit de l'allemand par Jean-Claude Hémery avec la collaboration de Martine Vallette, 1991 [1962, Julliard], Christian Bourgois, p. 157-158.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : arno schmidt, scènes de la vie d'un faune, journal | Facebook |
28/06/2018
Anna Akhmatova, Requiem
Dédicace
Devant ce malheur les montagnes se courbent
Et le grand fleuve cesse de couler.
Puissants sont les verrous des geôles,
Et derrière, il y a les trous du bagne
Et la tristesse mortelle.
C'est pour les autres que souffle la brise fraîche,
C'est pour les autres que s'attendrit le crépuscule _
Nous n'en savons rien, nous sommes partout les mêmes,
Nous n'entendrons plus rien
Hormis l'odieux grincement des clefs
Et les pas lourds des soldats.
Nous nous levions comme pour les matines,
Dans la Capitale ensauvagée nous marchions,
Pour nous retrouver plus inanimées que les morts.
Voici le soleil plus bas, la Néva plus brumeuse
Et l'espoir nous chante au loin, au loin.
Le verdict... D'un coup jaillissent des larmes.
Déjà elle est retranchée du monde,
Comme si de son cœur on avait arraché la vie,
Ou comme si elle était tombée à la renverse.
Pourtant elle marche... titube... solitaire
Où sont à présent les compagnes d'infortune
De mes deux années d'épouvante ?
Que voient-elles dans la bourrasque sibérienne,
À quoi rêvent-elles sous le cercle lunaire ?
Je leur envoie mon dernier salut.
Mars 1940
Anna Akhmatova, Requiem, traduit du russe par Paul Valet,
éditions de Minuit, 1966, p. 17.
Publié dans Akhmatova Anna, ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : anna akhmatova, requiem, dédicace | Facebook |
27/06/2018
Sylvie Durbec, (bien difficile de) transformer la jalousie en ballon rond
Voilà un titre qui accroche le lecteur tant il est déconcertant, la relation entre la jalousie et le ballon rond paraît en effet bien difficile à établir. « Bien difficile », ces mots débutent tous les poèmes ou y sont repris, les liant sans pourtant que se forme un récit.
Le premier poème, après un « Bien difficile » posé comme un titre, se continue par des parallélismes et, également, par des éléments qui s’opposent. Au « café des Miroirs » en face du poète italien Dino Campana — mort en 1932 — que la narratrice ne peut rencontrer que par ses livres ou en rêve, correspond le « Caffè degli Specchi », célèbre café de Trieste que fréquenta notamment Joyce ; mais personne n’est nommé cette fois, ou plutôt un « elle » (« à me demander quoi voir /(…) / à part elle à part moi ») dont la venue n’est pas du tout désirée. Quoi voir dans le miroir ? rien dans le noir, d’autant moins que la narratrice se dit « grise mais les yeux ouverts ». Elle part on ne sait où : un double mouvement s’effectue qui aboutit à l’introduction du ballon, « Y aller (…) / en revenir en repartir / avec un ballon / sous le bras ». Après un blanc typographique, un autre thème, essentiel dans l’ensemble des poèmes, est donné : « c’est une maison / qui commence / son histoire / ici ». Les deux motifs me semblent une illustration du titre de la plaquette ; d’un côté, les miroirs, ces « outils de rêve » selon Bachelard, qui symbolisent l’apparence, le fugitif, les cafés, lieux de passage, de dispersion, et le ballon qui ne reste pas en place, image du changement, de l’autre côté la maison, figure même de la sécurité et de l’intimité. Le poème se construit à partir de ces motifs bien peu conciliables et sollicite du lecteur qu’il les fasse jouer entre eux, faute de pouvoir les raccorder.
L’histoire de la maison n’est pas écrite, seules des bribes apparaissent sans être situées dans le temps ; il y aurait eu trois maisons et l’on passe de ce qui se construit à ce qui se défait : c’est là une figure de la vie. Des enfants viennent dans l’histoire, en accord (la famille) avec la symbolique de la maison, et avec eux le ballon qui roule, après lequel on court. Un autre élément positif est introduit, la porte ; elle relie la maison au monde extérieur, ouverte elle permet de « voir au plus loin / ce qui ne se voit plus ». Cependant, la maison aurait « sept portes / plus une », ce que le lecteur associe à un possible dédale ou à la Barbe Bleue du conte (le mot « sang » est présent). Les couples de mots de sens opposé sont nombreux — stopper / s’enfuir, entrer / sortit, anciens / modernes, ouvertes / refermées, avant / arrière, la nuit / le jour —image de l’instabilité, jusqu’à la relation entre « trahison » et « maison » en fin de vers : l’incompatibilité des deux mots, et les oppositions, signifient que toute quiétude est détruite, que la stabilité est mise en cause.
On peut ajouter d’autres données éparses, l’initiale du prénom des deux garçons (T et B) ou la mention d’un cahier caché, par exemple ; mais Sylvie Durbec sait ben qu’une histoire n’est pas faite que d’une accumulation de fragments et celle-ci, semble-t-il, ne peut s’écrire, faute « de faire tenir tout ça ensemble ». La plupart des histoires tiennent grâce à des inventions quand, ici, le projet est de trouver « bons mots exactes paroles », « bons mots exactes pensées ». De là, un poème-récit troué, plein d’incertitudes, mais qui captive le lecteur justement grâce à ses obscurités.
Sylvie Durbec, (bien difficile de) transformer la jalousie en ballon rond, le phare du cousseix, 2018, 16 p., 7 €.Cette note de lecture a été publiée sur remue.netle 11 juin 2018.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sylvie durbec, (bien difficile de) transformer la jalousie en ballon rond | Facebook |
26/06/2018
Sanda Voïca, Trajectoire détournée
On vit en immortels,
On meurt en mortels.
L’urgence de ce qui m’a toujours accueillie :
mon propre lit
mon propre livre ;
Mais je
flotte
plane
vacille
erre
m’absente
de ces mots mêmes.
Comment réinventer les mots évidés ?
Chaque jour un peu plus vers
l’espace inédit, mien,
qui se crée et augmente,
autour du tronc de mon tulipier,
entre les branches qui s’en éloignent.
J’enveloppe
et m’éloigne du tronc
d’un savoureux arbre :
les guêpes en raffolent.
Sanda Voïca, Trajectoire déroutée, Lanskine, 2018, p. 55.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : sanda voïca, trajectoire déroutée, vivre, mourir, espace, mots | Facebook |
25/06/2018
Auxeméry, Failles / traces
Fibres
La forme du poème implique. Ainsi
sa fibre — puis toute a texture
est de fait composée de fils : les temps
comme les lieux que l’être
aura déterminés de sa présence, ainsi
devenus siens, suivent ces fils
& la fibre du poème s’agrège — une
intrigue se noue, intrication
de ce qui de cette présence à soi comme au monde
compose avec ce qui en constitue
comme le décor & les déterminations. Ainsi
ces énergies agissent, & le présent,
cette permanence des plis de l’être donnera
sa forme au poème, & sa lecture
s’en effectuera sur la ligne d’entrecroisements
des fibres composées de fils, & l’être
prend forme lui aussi de la forme même
du poème où se lira ce qui, & c’est
ainsi, est.
Fils sévères sur la trame
Qu’une nécessité oblige.
Auxeméry, Failles / traces, Poésie /Flammarion,
2017, p. 293.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : auxeméry, failles traces, forme du poème | Facebook |
24/06/2018
Bo Carpelan (1926-2011), Un autre langage
Métamorphoses du paysage
Métamorphoses du paysage, le cri
ivre du sommeil de la mort près du lit
où l’amour a déjà veillé —
paysage éternel
comme les nuages qui tintent dans le vent,
les voix avant que la mort les récolte,
les gens, les troupeaux de bétail
et les nuits tombantes du silence
les reflets tendres
de la vague éternelle
rayonnant à travers le sang :
nomade en toi, je vois
les ombres chinoises du manque
et le poids oscillant des montagnes en flammes.
Bo Carpelan, Un autre langage, traduction du suédois
(Finlande) Pierre Grouix, dans poe&sie, n° 131-132, p. 87.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bo carpelan, un autre langage, métamorphose, paysage, silence, lit, mort | Facebook |
23/06/2018
Nelly Sachs, Brasier d'énigmes
Et tu as traversé la mort
comme en la neige l’oiseau
toujours noir scellant l’issue…
Le temps a dégluti
les adieux que tu lui offris
jusqu’à l’extrême abandon
au bout de tes doigts
Nuit d’yeux
S’immatérialiser
Ellipse, l’air a baigné
la rue des douleurs…
Und du gingst über den Tod
wie der Vogel im Schnee
immer schwarz siegelnd das Ende –
Die Zeit schluckte
was du ihr gabst an Abschied
bis auf das äusserste Verlassen
die Fingerspitzen entlang
Augennacht
Körperlos werden
Die Luft umspülte – eine Ellipse –
die Strasse der Schmerzen –
Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes, traduit de l’allemand par Lionel Richard, Denoël, 1967, p. 258-259.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nelly sachs, brasier d’énigmes et autres poèmes, mort, temps, oiseau | Facebook |
22/06/2018
Pascal Quignard, Vie secrète
La question que pose l'amour humain — au contraire de l'opportunisme de la violence sexuelle — ne tient pas au choix préférentiel, à la possessivité, à la durée du lieu, à l'exclusivité de ce choix devant tout autre occasion (attachement monogame et fidélité).
Définir ainsi l'amour est préhumain. Cette conjonction se retrouve chez les primates, chez les oiseaux et elle est liée à la fidélisation et au nourrissage.
La question doit porter sur le choix préférentiel (mais préférentiel à l'égard du social, à l'égard de tous les autres liens sociaux qui peuvent se présenter).
L'amour qui naît dans la fascination meurtrière involontaire, meurtrière dans la faim, meurtrière de l'un de ses deux membres, meurtrière de la société du moins dans ses règles d'échange entre les clans et dans l'étagement temporel de la généalogie, désunanimise l'unité commune à chaque famille, décollectivise le groupe. Ce qu'il y a de touchant dans le mythe qui concerne Pâris (qui est le héros grec de ce qu'il en est des choix préférentiels dans l'amour : son jugement est invoqué par les hommes après avoir été mendié par les déesses), c'est que c'est un enfant rejeté, exposé, asocialisé, voué à la mort par la société dont son père est le roi. C'est l'asocialisé qui choisit le lien asocial (à ceci près que la guerre, au contraire de ce que voulaient croire les anciens Grecs, est la plus sociale des activités humaines).
La chasse au congénère jusqu'à la mort est le propre des sociétés humaines.
Les sociétés humaines sont les seules sociétés animales où la mort du congénère ne soit pas inhibée.
Pascal Quignard, Vie secrète, Folio / Gallimard, 1999 [1998], p. 244-245.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Quignard Pascal | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pascal quignard, vie secrète, amour humain, social société | Facebook |