31/05/2023
Cédric Demangeot, Obstaculaire
Oui, rien ne me suit,
me précède et me tient.
Verdeurs, verdures,
salopes journalières
connaissent ma dent.
Connaissent l’impatience :
au loin ma face fuse
et j’entre dans les ânes
à pas un contre cent.
Cédric Demangeot, Obstaculaire,
L’Atelier contemporain, 2022, p. 19.
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30/05/2023
Cédric Demangeot, Obstaculaire
À la barre donc
du blanc d’une orée
vient un homme :
il n’a pas ses pas.
Sans ses pas il va
penser — épuiser
quel temps de parole
et contre quel quai.
Quoi chavirer
lance-t-il au juge
si j’ai des jambes
qu’elles pendent.
Et si j’ai des villes
qu’elles brûlent :
on n’a pas mon nom.
Cédric Demangeot, Obstaculaire,
L’Atelier contemporain, 2022, p. 83.
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19/09/2022
Cédric Demangeot, Promenade et guerre
d’un retournement du mauvais sort
occidental une peau
de vache écrite
endormie depuis trois millénaires
est aujourd’hui
prise d’un spasme organique qui la
déchire
Cédric Demangeot, Promenade et guerre,
Poésie/Flammarion, 2021, p. 51.
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09/03/2022
Cédric Demangeot, Obstaculaire
Un colloque des débris
L’instant
d’après
l’instant d’après la guerre
on entend dans la poussière
autre chose que le silence des morts
quelque
chose, quel-
que chose de cassé qui
parle, peut-être, ou voudrait parler
*
ça se traîne, ça
racle, ça renâcle
et ça grince de se multiplier
tôt ou tard une multitude
qui demande la parole
intacte, à coups de
dents arrachées –
(...)
Cédric Demangeot, Obstaculaire,
L’Atelier contemporain, 2022, p. 65-66.
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24/02/2022
Cédric Demangeot, Obstaculaire
Mes yeux
pensent à côté de moi.
Ma poitrine
s’enfonce
sans fin
dans le vide
qu’en s’enfonçant elle creuse
au fond de mon effondrement.
Mes épaules
me cherchent.
Ma bouche
m’insulte et me tait.
Cédric Demangeot, Obstaculaire, L’Atelier contemporain, 2022, p. 30.
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10/03/2021
Cédric Demangeot, Promenade et guerre
ce qu’il y a de plus visible dans la peur
c’est le silence, celui des hommes n’est
pas différent de celui des oiseaux. paralytique
instant avant la course
au premier nulle part venu
vendredi
treize un tas
de linge sale
oublié sur le boulevard
bouge encore
Cédric Demangeot, Promenade et guerre,
Poésie/Flammarion, 2021, p. 52 et 55 .
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28/05/2020
Cédric Demangeot, Le Poudroiement des conclusions recension
Le poudroiement des conclusions — titre aussi de la cinquième partie du livre, la plus développée — mêle remarques, réflexions, injonctions (« Heurte en toi ce qui se peut »), aphorismes, poèmes à propos d’un poète (Tsvetaeva) ou non, journal sans date, commentaires critiques et citations. Les noms sont abondants dans la première partie, "Lire dans le noir", à partir desquels le lecteur construit une bibliothèque ; à côté de Jacques Dupin, très présent, les noms d’Essenine, Proust, Cendrars, Svevo, Pizarnik, Mathieu Bénézet, Lautréamont, Rosewicz, Guy Viarre, Rodrigue Marques de Souza, etc., et la littérature tchécoslovaque, familière à Cédric Demangeot, Kafka, Richard Weiner, Jakub Deml...
On revient toujours à la question, à vrai dire difficile à résoudre de la lecture de la poésie, de la littérature, question trop liée au dépeçage scolaire (ou non) des textes. C’est pourquoi la poésie de Guy Viarre est importante aux yeux de Demangeot, « elle guérit violemment le lecteur de cette manie de passer le poème à l’interrogatoire ». Lire dans le noir, c’est être totalement absorbé, « disparaître » dans sa lecture, de sorte que cette lecture en vienne à « nourrir le livre », donc à le réécrire en le lisant. C’est rejoindre en partie une pratique que cherchent à répandre des enseignants poètes comme Serge Martin, pour qui il faut apprendre à lire autrement ; en abandonnant le commentaire, on cherche à ré-énoncer les textes, « à les faire siens dans sa propre voix, sa propre manière de vivre, son propre corps. (1) ». La lecture, donc, comme expérience particulière, liée intimement à l’écriture — que l’on écrive soi-même ou non ; mais pour Demangeot, ce lien est plus complexe, la disparition dans la lecture est indissociable de l’entrée de tout sujet dans la langue : alors on est « dans l’intimité de personne [...] on est avec personne ». Ce n’est pas hasard si une fiction récente de Demangeot a pour titre Pour personne. Cela ne signifie évidemment pas que le livre est détaché de toute réalité.
Si Jacques Dupin est commenté et souvent cité, c’est parce qu’il est l’un de ceux qui mettent au jour « ce qui, dans la langue maternelle, nous est étranger ». Sa relation aux mots s’apparente à celle entretenue par le sculpteur avec le fer ou le bois : ce à quoi le sculpteur aboutit n’a que des rapports éloignés avec le matériau de départ et, de manière analogue, le matériau langue est travaillé pour que le poème soit « rythme et lieu d’un combat », et c’est par ce travail qu’on parvient à « la connaissance intime (...) / de ce qui n’a pas de nom ». Mais si l’on admet que la société repose sur la parole, l’écriture, quand elle n’est pas d’information, sépare ; pour Demangeot, elle est proprement « expérience d’exil et d’enfermement », et il y a dans son écriture une volonté de rompre avec ce qu’est la société : écrire, lire, pour « ne pas crever asphyxié par le monde ».
Cependant, ce qui est écrit et publié devient partie de la littérature, quel que soit le refus exprimé et Demangeot dit fermement qu’écrire a pour lui un autre but, « L’écriture, la poésie, la littérature : en soi, je m’en fous. Tant que je n’aurai pas compris comment vivre la vie, aucun autre travail, aucune autre question ne saura me retenir ». Mais l’écriture peut-elle « sauver la vie » qui est « invivable » ? La réponse est ambiguë ; certes, elle aide sans doute à supporter le réel, le chaos en donnant un peu de sens à ce qui est d’emblée incohérent, sans pourtant permettre une continuité et faire que l’on se retrouve entier dans le monde et s’accepte. Aimer la vie : sans doute, « sous la forme d’un arbre ou d’un chien ». On lit, me semble-t-il, la difficulté de construire une unité de la vie, autant dans la construction même du livre que dans des propositions où la relation à l’Autre est dite impossible ; si l’on se souvient d’André Breton en lisant « Je n’aime plus que l’amour », la suite est loin de lui, « L’amour sans le monde. L’amour sans personne ».
Pourquoi écrire encore si dominent le « désastre », le « laid » qui peut faire mourir, si à regarder l’Autre on ne voit plus qu’un « sa peau et ses os — raclés de temps » ? Si le poème peut et, donc, « doit témoigner de tout », l’écriture prend un sens en ce qu’elle donnerait à saisir les racines du désastre. Depuis toujours, rappelle Demangeot, le politique a été l’ennemi de la poésie, « c’est pourquoi la poésie ne peut pas faire comme si le politique n’existait pas », et il résume brutalement ce qui commande aujourd’hui selon lui la vie des hommes « prêts à pisser du pétrole » :
la chirurgie
de destruction
de masse : un noir
usinage des corps —
et l’anéantissement de l’esprit
Ce n’est pas une issue qu’espérer « se dissoudre (...) dans le poudroiement des conclusions ». Peut-être la trouvera-t-on dans le livre avec la récurrence du mot "neige" : la neige recouvre tout — et tout ensuite peut recommencer. Alors le sujet peut se défaire de ce qui l’encombre et sortir provisoirement du temps, comme ce "je" des dernières lignes, « Je suis nu, je m’endors, il neige ».
Les cinq dessins d’Ena Lindenbaur qui ouvrent chaque partie, comme celui de la couverture, accompagnent très exactement le texte de Demangeot : traits voulus maladroits pour des corps qui se défont — toute la difficulté d’être là, en ce monde.
- Serge Martin, Poétique de la voix en littérature de jeunesse Le racontage de la maternelle à l'université, 2014.
Cédric Demangeot, Le poudroiement des conclusions, dessins d’Ena Lindenbaur, L’Atelier contemporain, 2020, 162 p., 20 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 24 avril 2020.
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09/02/2020
Cédric Demangeot, Le Poudroiement des conclusions
le fumeur au balcon la petite cage
suspendue dans le gris. la cour
aux trois cents fenêtres. qu’il faut recompter
de temps en temps pour être sûr de la couleur
des rideaux de l’âge
de la main qui les tire — toujours
à un moment précis. la nuit
je connais l’heure qu’il est en comptant
combien de fenêtres sur les trois cents
sont encore allumées. et je connais
le nombre d’années qu’il me reste
à rester suspendu dans le gris
en comptant les milliers de mégots que j’
ai jeté dans le seau qui me sert de
cendrier de réserve de neige
Cédric Demangeot, Le Poudroiement des conclusions,
dessins Ena Lindenbaur, L’atelier contemporain, 2020, p. 134-135.
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26/08/2019
Cédric Demangeot, Pour personne
Pourquoi certains poètes sombrent dans le noir. Sinon parce qu’ils sont seuls. Seuls, j’entends non pas comme en leur romantique adolescence mais plus simplement, plus crûment aussi, qu’ils sont seuls à voir trembler la lumière qu’il leur est possible et donné de voir. Seuls dans l’exercice de voir la vie se vivre en eux. Et cette indéfectible solitude, forte d’un pouvoir absorbant au sens mathématique et total, fait s’abattre leur état naturel de grâce en son néant conjoint— néant d’autant plus béant que le mouvement de joie a pu, un instant, tenter de s’appuyer sur lui.
Attention quand je parle de lumière. Pas d’illumination, pas d’intervention divine, pas de coup monté. C’est seulement dans le regard que nous posons sur le monde qu’est la lumière. Ce n’est peut-être pas de là qu’elle procède physiquement, mais c’est bien là qu’elle tremble ou non. Sur ce fil de feu, de poussière. Et sa vivacité dépend de moi.
Cédric Demangeot, Pour personne, L’Atelier contemporain, 2019, p. 51.
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21/01/2019
Cédric Demangeot, Une inquiétude
Caprice deux
L’un seul
On en a vu un
travailler dur toute sa vie
dans le simple souci
de remercier sa mère
de l’avoir mis au monde
avec un chausse-pied
On en a vu un autre
ébloui par défaut
distraire ses camarades
en récitant des poésies
de sa fabrication (on
le fit fusiller sur le champ)
Cédric Demangeot, Une inquiétude,
Flammarion, 2013, p. 185
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25/09/2015
Cédric Demangeot, Une inquiétude
L’ennui est le mètre étalon de l’intelligence à la française. Se donner l’air d’aimer l’ennui en matière d’art, revient à se donner l’air intelligent. Il est de mauvais goût d’être saisi, d’être emporté, ravi & ravagé par l’œuvre. Tout ce qui fait violence ou péripétie, tout ce qui fait rythme ou force vive est méprisé, considéré comme impur ou de basse inspiration. Qu’on ne s’y trompe pas, ce critère n’est jamais que celui d’une petite coterie, aussi étriquée dans ses vues que totalitaire dans l’exercice de son pouvoir. Cette esthétique de la constipation idéale, où beauté rime avec propreté et mesure, est depuis quatre siècles environ, celle simplement d’une classe sociale qui aimerait bien se faire passer pour une aristocratie de l’esprit, et qui s’érige à ce titre en arbitre intangible de la culture nationale. Ceux qui en sont se reconnaissent. Ils se transmettent de père en fils leurs privilèges, leur chlorose et leur néant.
Cr réflexe crypto-classique sectaire, s’il est éminemment français, est aussi, me semble-t-il, une réminiscence de l’idéal chrétien de frustration : ce qu’on s’interdit, ce qu’on réprime et qu’on va jusqu’à condamner, c’est encore ici le plaisir et l’effroi, et c’est encore l’intensité vitale. C’est la vie.
Cédric Demangeot, Une inquiétude, Poésie / Flammarion, 2013, p. 89.
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08/08/2011
Cédric Demangeot, Éléplégie
Un raté dans l’étang
I
Aujourd’hui j’ai
vu le grand arbre sur la place
amputé de moitié.
Pas un passant
n’avoue qu’il sait.
Donc je suis
l’idiot du village.
Et la face que j’ai
dans le lac vertical
ne me connaît pas :
nul ne m’a
appris la soif (si dangereuse
aux bêtes la nuit) ni à me
connaître au fond de mon
verre bouché d’eau noire.
II
Elle est loin
la maison
de l’idiot
— loin dans l’impasse. On
s’y rend rarement. L’idiot, lui,
sort tous les jours
de sa maison — va
au village voir. La fragilité
des fenêtres au moindre souffle (entre
autres formes brisées) : voir
les gens propriétaires de leurs jambes
— leur vitesse et comme ils font
mal le droit — mal l’amour — comme
ils font. Puis l’idiot s’en
retourne à la nuit : le voici qui vient.
[...]
Cédric Demangeot, Éléplégie, Atelier La Feugraie, 2007, p. 9-10.
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