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27/04/2021

Borges, Critique du paysage — Autour de l'ultraïsme

 

                             

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                               Critique du paysage

 

Le paysage de la campagne relève de la rhétorique, cela veut dire que les réactions de l’individu devant l’enchevêtrement visuel et acoustique qui le constitue ont déjà été délimitées. Jusqu’à ce jour de 1921, aucune réaction nouvelle ne s’est ajoutée à la totalité des réactions déjà connues : attitude larmoyante, panthéiste, stoïque, ou antithétique, entre le luxe supposé des villes et le dépouillement franciscain de la vision rurale. (...)

Aller admirer à dessein le paysage, c’est s’identifier à ces sauvages de la culture, ces Indiens blancs qui défilent en troupeaux guerriers dans les musées et qui s’arrêtent, les yeux agenouillés devant n’importe quelle toile garantie par une solide signature et qui ne savent pas très bien s’ils sont ivres d’admiration ou si cette même volonté d’enthousiasme n’a pas inhibé leurs facultés d’admiration.

Méfions-nous de leurs indécentes émotions. (...)

Le paysage — comme toutes les choses en soi — ne signifie absolument rien. Le mot « paysage » est la décoration verbale que nous accordons à la visualité qui nous entoure, lorsque cette dernière nous a enrobé de quelque vernis bien connu de la littérature. Il n’y a malheureusement pas grand choix de vernis. Le rossignol qui s’épanche dans le calme des bois nous suggère, avec une régularité géométrique, les instants d’un Intermezzo lyrique, et le train qui sépare en deux la plaine paisible provoque inévitablement en nous le souvenir de deux visions littéraires déjà dépassées : celle du naturalisme (lien vigoureux de causalité, maladies héréditaires, levers ou couchers de soleil dans les moments opportuns...) et celle des débuts du futurisme (beauté de l’effort, Whitman mal traduit en italien, installation de lumière électrique dans la rhétorique...). Et je passe sous silence l’épuisement du train ou du rossignol comme éléments littéraires. (...)

 

Borges, Autour de l’ultraïsme, traduction Jean-Pierre Bernès, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 1993, p. 840-841.

26/04/2021

Borges, En marge de "Lune d'en face"

                                   Borges, En marge de « Lune d’en face », les allées de Nîmes, solitude

Sur les allées de Nîmes

 

Comme ces rues de ma patrie

Dont la fermeté est un appel dans mon souvenir

Cette allée provençale

Étend sa facile rectitude latine

À travers un vaste faubourg

Généreux et dégagé comme une plaine.

Dans un canal l’eau va disant

La douleur qui convient à sa pérégrination dénuée de sens

Et ce susurrement est une ébauche de l’âme

Et la nuit est douce comme un arbre

Et la solitude incite à l’errance.

Ce lieu est semblable au bonheur,

Et moi je ne suis pas heureux.

Le ciel vit une pleine lune

Et un haut-parleur me déclare une musique

Qui dans l’amour se meurt

Et resurgit en un douloureux apaisement.

Ma difficile obscurité mortifie le calme.

Avec ténacité me harcèlent

L’affront d’être triste dans la beauté

Et le déshonneur d’un espoir insatisfait.

 

Borges, En marge de « Lune d’en face », traduction Jean-Pierre Bernès, dans Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 1992, p. 72.

25/04/2021

Borges, Histoire de la nuit

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Un livre

 

À peine une chose parmi les choses

Mais tout autant une arme. On la forgea

En Angleterre, l’an 1604 ;

On la chargea d’un rêve. Elle renferme

Bruit et fureur et nuit et rouge écarlate.

Ma paume la soupèse. Qui dirait

Qua l’enfer est en elle : ces sorcières

Barbues que sont les Parques, les poignards

À quoi l’ombre ordonne d’exécuter

Ses décrets, l’air délicat du château

Qui te verra mourir, la délicate

Main capable d’ensanglanter les mers,

l’épée et la clameur de la bataille.

 

Et ce tumulte silencieux dort

Au cœur de l’un des livres d’un tranquille

Rayonnage. Il dort et il attend.

 

Borges, Histoire de la nuit, traduction Jean-Pierre Bernès et Nestor Ibarra, dans Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 1999, p. 619.

24/04/2021

Borges, Le Chiffre

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Nostalgie du présent

 

À cet instant précis l’homme se dit en lui-même :

que ne donnerai-je pour le bonheur

d’être auprès de toi en Islande

sous le grand jour immobile

et de partager ce maintenant

comme on partage la musique

ou la saveur d’un fruit.

À cet instant précis

 l’homme était auprès d’elle en Islande.

 

Borges, Le Chiffre, traduction Claude Esteban, dans

Œuvres, II, Pléiade/Gallimard, 1999, p. 805.

21/11/2019

Sarah Wetzel, Mon premier visage

Pendant quarante-cinq ans, Borges sombra dans la cécité,

perdant d’abord le gris et le vert, les petits caractères,

les nervures des feuilles, puis la différence entre le bleu

céruléen et le saphir, le rouge Chianti et le clairet. À la fin

toutes les éditions de Shakespeare se mêlèrent, l’amour ne voit pas

avec les yeux, l’ailé Cupidon est peint aveugle. Cinq ans plus tard,

tout fut noir et Borges dit : J’ai toujours imaginé le paradis comme

une sorte de bibliothèque... Personne ne demanda ce que, laissé

à votre labyrinthe de ténèbres, vous imaginez désormais.

Un homme que j’ai épousé m’a dit un matin : Je crois que je ne t’aime pas.

Nous étions mariés depuis douze ans et il lui en a fallu

Deux de plus pour décamper. Franchement,

Je ne l’ai jamais aimé, même le jour où j’ai dit oui. Pourtant je sais

que je serais encore aujourd’hui avec lui, s’il n’était pas parti. Borges savait

dès son plus jeune âge, que comme son père et le père de son père, il serait

aveugle. C’est pourquoi il lut tous les livres avant ses cinquante ans, refusa

d’apprendre le braille et fut capable de dire juste en prêtant l’oreille

combien de livres contenait une librairie. Même aveugle,

il pouvait dessiner son propre visage — un gribouillage sans yeux

ni bouche, une pelote de fil jetée sur la blancheur d’une feuille

de papier. Ce qui est écrit noir sur blanc ne contient pas toujours la vérité.

J’ai aimé cet homme et, ne serait-ce qu’un peu, je l’aime ancore.

 

Sarah Wetzel, Mon premier visage, taduction de l'anglais Sabine Huynh, publié dans Catastrophes du 18 novembre 2019.

16/01/2019

Borges, Histoire universelle de l'infamie

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Le rédempteur effroyable, Lazarus Morell

 

En 1517, le père Bartholomé de Las Casas eut très grande pitié des Indiens qui périssaient dans les laborieux enfers des mines d’or antillaises. Il proposa à l’empereur Charles Quint d’importer des nègres qui peineraient à leur place dans les laborieux enfers des mines d’or antillaises.

On doit à cette curieuse substitution d’un philanthrope une infinité d’événements : le bluesde Hardy, le succès remporté à Paris par le peintre uruguayen don Pedro Gigari, la belle prose âpre de don Vincente Rossi, également uruguayen, la grandeur mythique d’Abraham Lincoln, les cinq cent mille morts de la guerre de Sécession, les trois milliards et cinq cents millions dépensés en pensions militaires, la statue de l’imaginaire Falucho, l’admission du verbe « lyncher » dans la treizième édition du dictionnaire de l’Académie espagnole, le film impérieux Hallelujah, la vigoureuse charge à la baïonnetteconduite par Soler à la tête de ses « Bruns et Noirs » au Cerrito, la grâce de Mlle Une telle, le noir que Martin Fierro assassina, la lamentable rumba Le vendeur de cacahuètes, le napoléonisme arrêté et emprisonné de Toussaint Louverture, la croix et le serpent à Haïti, le sang égorgé des chèvres par le couteau du papaloï, la habanera, mère du tango, le candombe.

En outre : l’existence magnifique et coupable de Lazarus Moerll, l’atroce rédempteur.

[…] 

Borges, Histoire universelle de l’infamie, dans Œuvres complètes, I, édition Jean-Pierre Bernès, Pléiade / Gallimard, 1995, p. 303.

13/09/2017

Borges, Éloge de l'ombre

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               Labyrinthe

 

De porte, nulle part, jamais. Tu es dedans

Et l’alcazar embrasse l’univers

Et il n’a point d’avers et de revers,

Point de mur extérieur ni de centre secret.

N’espère pas que la rigueur de ton chemin

Qui obstinément bifurque sur un autre

Qui obstinément bifurque sur un autre

Puisse jamais finir. De fer est ton destin

Comme ton juge. N’attends point la charge

De cet homme-taureau dont l’étrange

Forme plurielle épouvante ces rêts

Tissés d’interminable pierre.

Il n’existe pas. N’attends rien. Pas même

Au cœur du crépuscule noir, la bête.

 

Borges, Éloge de l’ombre, traduction J.-P. Bernès

et N. Ibarra, dans Œuvres complètes, II, Pléiade /

Gallimard, 1999, p. 161.