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22/07/2018

Jacques Prévert, La pluie et le beau temps

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            Étranges étrangers

 

Étranges étrangers

 

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel

hommes des pays loin

cobayes des colonies

doux petits musiciens

soleils adolescents de la porte d'Italie

Boumians de la porte Saint-Ouen

Apatrides d'Aubervilliers

brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris

ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied

au beau milieu des rues

embauchés débauchés

manœuvres désœuvrés

Polacks du Marais, du Temple des Rosiers

Cordonniers de Cordoue, soutiers de Barcelone

pêcheurs des Baléares ou du cap Finisterre

rescapés de Franco

et déportés de France et de Navarre

pour avoir défendu en souvenir d ela vôtre

la liberté des autres

 

Esclaves noirs de Fréjus

tiraillés et parqués

au bord d'une petite mer

où peu vous vous baignez

Esclaves noirs de Fréjus

qui évoquez chaque soir

dans les locaux disciplinaires

avec une vieille boîte à cigares

et quelques bouts de fil de fer

tous les échos de vos villages

tous les oiseaux de vos forêts

et ne venez dans la capitale

que pour fêter au pas cadencé

la prise de la Bastille le quatorze juillet

 

Enfants du Sénégal

dépatriés expatriés et naturalisés

 

Enfants indochinois

jongleurs aux innocents couteaux

qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés

de jolis dragons d'or faits de papier plié

Enfants trop tôt grandis et si vite en allés

qui dormez aujourd'hui de retour au pays

le visage dans la terre

et des bombes incendiaires labourant vos rizières

On vous a renvoyé

la monnaie de vos papiers dorés

on vous a retourné

vos petits couteaux dans le dos

 

Étranges étrangers

 

Vous êtes de la ville

vous êtes de sa vie

même si mal en vivez

même si vous en mourez

 

Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, Gallimard,

1955, p. 29-31.

21/07/2018

Paul Éluard, Lingères légères

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Le baiser

 

Toute tiède encore du linge annulé

Tu fermes les yeux et tu bouges

Comme bouge un chant qui naît

Vaguement mais de partout

 

Odorante et savoureuse

Tu dépasses sans te perdre

Les frontières de ton corps

 

Tu as enjambé le temps

Te voici femme nouvelle

Révélée à l’infini

 

Paul Éluard, Lingères légères, Seghers,

1945, np.

20/07/2018

Emmanuel Godo, Je n'ai jamais voyagé

Emmanuel Godo, Je n’ai jamais voyagé, maladie, souffrance, souffle, joie

Les fables de nourrice racontaient votre amour

Quand il n’existait déjà plus

Tu ne sais pas si tu peux marcher encore

Mais tu veux vivre

Les écluses de la nuit sont rouvertes

Ton ventre se soulève doucement

La tristesse est là qui bat la mesure du temps

Le cœur déraciné de son feu

Lève sa dernière lumière à la face de la mort

Tu n’es pas comme l’animal au bord de la vie

Tu es l’animal au bord de la vie

Un souffle te fait regarder de tous tes yeux

Des yeux à la surface des mots

Est-ce le même souffle qui te fera disparaître

Qui t’emportera dans la calme immobilité des choses ?

Le nombre de fois où un paysage

Sans te prévenir t’a pris par la main

Mais quel visage a ta joie ?

 

Emmanuel Godo, Je n’ai jamais voyagé, Gallimard,

2018, p. 70.

 

19/07/2018

Umberto Saba, Il Canzionere

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En train

 

Je regarde les arbres dépouillés, la campagne

déserte aux couleurs de l’hiver. C’est à toi que je pense

toi qui t’éloignes, que je viens de laisser.

Le soir pose comme un feu rose

sur les maisons, sur les troupeaux ; le train

qui fuit fait se retourner par sa course folle

quelque jeune animal, des poules

bigarrées.

 

Mon cœur est déchiré tandis qu’il sent

qu’il ne vit plus dans ta poitrine. Toute angoisse

se tait auprès de celle-là. Et c’est à peine

si la dure vie résiste à tant de maux.

 

Mais toi, tu changes selon ta loi,

et mon regret est vain.

 

Umberto Saba, Il Canzionere, L’Âge d’Homme, 1988, p. 491.

17/07/2018

Étienne Faure, Tête en bas

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L’homme à terre écossant les fèves,

un jour de cagna sans issue,

son ombre se projette à peine

tant il est bas, au ras du sol — que faire,

laisser le pouce et l’index opérer

comme au jeu des osselets séculaires

sans rien prétendre autrement

qu’ouvrir, pourfendre, mettre au jour

le fruit sans sa forme ancienne

attestée par les plus vieux écrits

de l’homme à cette heure devenu l’obligé

de son ombre qui lui protège au moins

les mains,

se souvenant qu’à ce niveau les villes

terrassées, disparues, maintenant enfouies

offrent de leur passé l’emprise

qui fonda la lente aspiration à s’élever

puis après effondrement reprendre

toujours de la hauteur.

 

à terre

 

Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, p. 48.

16/07/2018

Étienne Faure, Tête en bas

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Rendu à la splendeur par le deuil,

à distance égale entre vivre et mourir

l’amour fut un feu provisoire avant

éparpillement — que faire

de la morte amante aujourd’hui roidie,

hier encore pâmée, corps armé pour le désir,

bouche ouverte à présent muette ne laissant

que liaison froide en suspens dans l’air,

la peau grillagée naguère pour exciter les yeux

qui toujours soi-disant veulent voir derrière,

braver l’inconnu du corps sous le tissu

prêt à craquer, affolé à son tour,

par le mouvement du lamé semblant dire

dans le clair-obscur prévisible,

le résultat du secret le voici,

bien plus qu’elle a vécu, elle a aimé.

 

Lamé

 

Étienne Faure, Tête en bas, Galliamard, 2018, p. 92.

15/07/2018

Jacques Roubaud, Octogone

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Rue Raymond Queneau

 

On a convoqué les mots

Dans la rue Raymond Queneau

 

Mots de bruit, mots de silence

Mots de toute la France

 

Ils envahissent les rues

De Paris, ses avenues

 

Les verbes ouvrent la mache

De la langue patriarches

 

Ensuite les substantifs

Aidés de leurs adjectifs

 

Les pronoms, les relatifs

Et autres supplétifs…

 

Ah ! voici les mots d’amour

Ils accourent des faubourgs

 

Les rimes font ribambelle

Dans la rue de La Chapelle

 

D’autres viennent à dada

Dans la rue Tristan-Tzara

 

Certains traînent qui sont lents

Encor place Mac-Orlan

 

Un s’écrie « attendez-moi ! »

Attardé rue Max-Dormoy

 

Enfin les voilà en masse

Ils s’alignent dans l’espace

 

Et composent sans problème

Cent Mille Milliards de Pouèmes

 

Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard,

2014, p. 177-178.

13/07/2018

Georges Bataille, Poèmes

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Nuit blanche

 

S’étrangler

rabougrir une voix

avaler mourante la langue

abolir le bruit

s’endormir

se raser

rire aux anges

 

Nuit noire

 

Tu te moqueras de ton prochain comme de toi-même

Tirez l’amour de l’oie

de la rate des grands hommes

 

L’oubli est l’amitié des égorgés

 

Révérence parler

Je m’en vais

 

Georges Bataille, Poèmes, dans

Œuvres complètes, IV, Gallimard

1971, p. 31

12/07/2018

Séverine Daucourt, Transparaître, dans Rehauts 41

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Transparaître

 

d’abord les lèvres

ce rouge qui veut dire quoi au juste

maman me signalant

dans l’ascenseur

avec ses feux de croisement

c’est un peu trop

ben justement maman l’excès me meut

tu me tiens je te tiens par le petit bout

des lèvres

je me tiens debout pourpre et ensanglantée

je veux dire femme et ma mère

m’ordonnant d’effacer tous ces avantages

ne sait ni ce qu’elle creuse

ni qu’elle me troue davantage

 

                  *

 

à Belleville

devant les boutiques

dans ma mini-jupe

très courte

plusieurs me lançaient des regards troubles

lui m’a envoyé un baiser

lubrique

je me suis félinisée

à l’époque je vivais avec un nordique raciste rompu au féminisme que le comportement des arabes exaspérait il faillit sortir les armes vikings pour égorger l’ennemi sur le boulevard

je l’ai calmé

au fond de moi j’étais fière

de ce genre d’invectives

les cherchais

par répétition de l’essentiel

ou suite à une injonction tombée du ciel

je déambulais sur terre

dans les rues le métro les cafés

collé derrière ma vitrine

invisible

exhibée

sans malice

déjà victime

déjà consentante

[…]

Séverine Daucourt, Transparaître, dans Rehauts, n° 41, p. 43-44.

11/07/2018

Emmanuèle Jawad, En vigilance extérieure

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              Sous contrôle

 

montagnes l’aride d’un champ : ligne de pelleteuses

longent la baie diguée de front assèche les matières minérales

aux terrasses hautes les cimes sensibles sous contrôle /

groupe d’hommes au bas terrain de foot cadré contre

ouvriers tigeant de fer les murs /

 

christmas .point : sapin à l’aérographe en contrebas /

 

filtre de plomb laisse voir l’envers paysage bleu

d’arrondi quadrillage finement serré à l’encontre

torsion airs plomb du voilage sous-tend tiges tressent

droites maintiennent l’angle plat étend large la prise

[…]

 Emmanuèle Jawad, En vigilance extérieure, Lanskine, 2016, p. 11.

10/07/2018

e. e. cummings, 95 poèmes, traduction Jacques Demarcq

e. e. cummings, 95 poèmes, traduction Jacques  Demarcq,

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le sacré drôle ça oui par un jour noir

cogna si diablement qu’il m’en fit voir —

 

et j’eus du mal à encaisser du fait

que moi (comme par hasard) même il était

 

— mais depuis ce suppôt et moi devînmes

deux potes si immortels que l’autre est l’un

 

e. e. cummings, 95 poèmes, traduction Jacques

Demarcq, Points / Seuil, 2006, p. 91.

09/07/2018

Antoine Emaz, D'écrire, un peu

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Tenter de dire écrire. Ou plutôt comment j’écris ; en cette manière, chacun ne peut parler que pour soi, faire ce qu’il peut avec ce qu’il est. On ne se dépasse pas. Simplement, parfois, on découvre être allé plus loin. Par ailleurs, plus loin, tout en restant ici, soi. Bien obligé. On ne change pas de peau comme de chemise ; or, écrire, c’est risquer la peau, pas la chemise, sauf erreur.

 

Antoine Emaz, D’écrire, un peu, Æncrage & Co, 2018, np.

08/07/2018

Édith Azam, Oiseau-moi : note de lecture

 

Édith azam,oiseau-moi,hannah,solitude

 

   Le titre associe deux mots, comme le sont "peut" et "être" dans peut-être ; malgré la disparité entre "oiseau" et "moi", la liaison tend à créer une nouvelle entité, d’autant plus fortement que le nom attribué à l’oiseau, « Hannah » est un palindrome qui, donc, s’ « écrit à l’endroit à l’envers / dans n’importe quel sens ». Image du double, dont l’un des éléments, l’oiseau, est absent, mais la narratrice l’est également à sa manière : « Derrière moi / aucune trace / personne ne saura / je suis passée » — ne pas laisser de trace est aussi une des caractéristiques de l’oiseau. Presque toutes les séquences du poème débutent par ce nom de femme et se développe une quête de l’autre et de soi-même.

   La narratrice qui, sans cesse, appelle la présence d’Hannah, se présente comme divisée (« je suis en deux » ), étonnée d’être là, plus simplement d’exister. Le thème de la disparition est repris sous plusieurs formes, d’abord par le désir d’être autre — oiseau — ; avec le vœu de la perte du nom, le "je" devient anonyme, et à cette perte d’identité sociale est parallèle l’effacement des repères spatiaux. Le lieu souvent cité, qui traverse la ville, c’est la Seine, soit ce qui change constamment et cette eau qui fuit, où la narratrice envisage de se jeter, est recouverte de neige.

   Il est d’autres repères qui perdent de leur consistance. Le corps ne garde pas sa stabilité, une « fissure » s’y ouvre et il se désorganise ; diverses transformations en modifient en effet plusieurs parties, comme la tête dans laquelle est imaginée la pousse d’un marronnier, les mains d’où s’échappe un ruisseau. La conscience même d’être un corps s’évanouit : « parfois je ne sais plus / où sont passés mes os / qui de la feuille ou moi : / tombe. » Ces pertes, comme l’absence de qui pourrait les compenser, sont sans doute moyen de ce pas penser le manque, également de ne pas vivre dans le réel en étant totalement différente ; elles provoquent des effets sensibles, la peur (« j’ai peur si peur ») et la difficulté de s’exprimer dans la langue commune.

   Tout se passe comme si la langue, le français, était devenu trouée, et s’y reconnaître partiellement impossible, aussi des mots d’espagnol, d’italien et d’anglais apparaissent-ils. Par exemple, le myosotis, symbole du souvenir après séparation, figure peut-être une unité passée (ou à retrouver) avec soi-même, avec Hannah ; son sens provoque la présence du mot en anglais (forget-me-not) et son découpage, association d’un mot anglais (my) et d’un élément qui ressemble à un nom de personne (Osotis) ; ce nom invoqué — nom de l’absence ? — est répété avec un autre possessif anglais (« Osotis mine »). C’est par l’italien que passe le désir d’unité retrouvée, d’une fusion complète avec l’autre, Hannah : « mange-moi Uccellina ». C’est avec l’espagnol que s’écrit une passion qui ne peut exister, « mi huracan mi tormenta ».

   Le nom d’Hannah est le nom du manque, à la fois dans la mémoire et « dans les tourbillons de la Seine ». La narratrice s’adresse à elle ou parle d’elle, indiquant à divers moments qu’elle est imaginée — « chacun sa fiction personnelle » — et n’est qu’une de ses formes, « C’est moi que l’on croit voir : c’est Hannah qui est là ». Ce n’est peut-être que par la vertu de cette image qu’elle atteint quelque équilibre, une harmonie toute provisoire avec elle-même puisque, dit-elle, « dans le lieu / où je m’invente / il n’y a rien à fuir ». Ce lieu, comme ce double, est pour un temps un moyen de ne plus être « dans le désordre », celui du monde réel où elle sort pieds nus dans la rue la nuit. 

   Peut-être faudrait-il trouver un autre langage pour s’en sortir, comme font les oiseaux avec des signes dans le ciel ; ce sont cependant des signes illisibles pour nous, mais mêler des mots d’autres langues n’aboutit qu’à accroître le désordre. À lire Édith Azam il semble que pour elle il n’y ait pas d’issue ; ce que la narratrice veut transmettre à Hannah, son double ou l’oiseau qui ne peut l’entendre, ne laisse pas de doute quant à la vision de la vie : « Hannah je voudrais lui dire / lui dire la vie / il y a belle lurette / que tout est foutu Hannah ». Tout refuge ne peut être que provisoire : en sortir, sortir de la fiction, c’est à nouveau comprendre qu’ « il n’y a rien / rien : / à sauver » et que « nul ne sait bien vivre ». 

   L’indigence de la langue pour exprimer ce que l’on est, la question du manque, de l’enlisement, le désir d’être autre, la peur du vide et de vivre, sont des thèmes constants dans les poèmes d’Édith Azam comme dans ses proses. Ce qui donne la force de continuer, c’est peut-être l’écriture, la poésie, représentée ici par Norge (aussi "marginal" dans ses propos qu’Édith Azam), à qui est emprunté le mot « beso » — « petit baiser ».

 

Édith Azam, Oiseau-moi, Lanskine, 36 p., 12 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudisle 16 juin 2018.

 

 

 

 

 

 

 

07/07/2018

Fabiano Alborghetti, La rive opposée (dix ans après)

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Marges, frontières qu’il ne faut pas encore

ignorer : c’est l’espace du camp concédé aux moments de paix.

Certains rescapés interrogeaient

 

l’infirmière et montraient des photos. D’autres

sous les toiles. La puanteur de la vie  perdue est la même partout.

Ici Dieu n’a pas le temps apparemment

 

de mettre fin aux opposés. Et les arrivées, les tentes et les voiles

tendus sur les visages et les soldats

au casque bleu qui observent

 

l’absence de toute pudeur, et si la vie continue…

(Nura, 27 ans, Afgooye, Somalie)

 

Fabiano Alborghetti, La rive opposée (dix ans plus tard), éditions d’en bas, 2018, p. 31.

06/07/2018

Raluca Maria Hanea, Retirements

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  Sous la pluie les hommes continuèrent à grimper,puis se figèrent.

      Leurs dos de pierre ont fini d’achever la montagne.

         Leur apparition restera notre plus longue étreinte.

 

 

paroi osseuse plantée devant le vide

l’obturateur en marge

extrémités prises

 

la pellicule s’est refermée

le souffle en couronne

 

sans excès d’espace

nervures cordes rentrées

 

les doigts rêches, le matin les yeux encore un peu salés

pour que toute la poussière leur revienne, toute la cendre

 

Raluca Maria Hanea, Retirements, éditions Unes, 2018, p. 63.