03/04/2018
Jules Supervielle, La Belle au Bois dormant
La Belle au Bois dormant
Amphidontes, carinaires, coquillages
Vous qui ne parlez qu’à l’oreille,
Révélez-moi la jeune fille
Qui se réveillera dans mille ans,
Que je colore la naissance
De ses lèvres et de ses yeux,
Que je lui dévoile le son
De sa jeunesse et de sa voix,
Que je lui apprenne son nom,
Que je la coiffe, la recoiffe
Selon mes mains et leur plaisir
Et qu’enfin je la mesure avec mon âme flexible !
Je la reconnais, jouissant de sa claire inexistence
Dans le secret d’elle-même comme font les joies à venir,
Composant son sourire,
En essayant plusieurs,
Disposant ses étamines
Sous un feuillage futur,
Où mille oiseaux, où mille plumes
Essaient déjà de se tenir,
Allumant des feux d’herbages,
Charmant l’eau loin de ses rives
Et jouant sur les montagnes
À les faire évanouir.
Jules Supervielle, Gravitations, Poésie / Gallimard,
1966, p. 122-123.
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02/04/2018
Ossip Mandelstam, De la poésie
De la poésie
De l’interlocuteur, I
Ce qui chez le fou produit sur vous la plus terrible impression de démence, pouvez-vous me le dire ? Est-ce la dilatation des pupilles parce que s’absente, ne fixant rien en particulier, le regard vide ? Les paroles insensées parce que s’adressant à vous elles vous ignorent et n’ont que faire d’une existence qui ne les intéresse absolument pas ? L’indifférence terrible dont il fait preuve, voilà ce qui au plus haut point nous angoisse. Rien n’est plus intolérable pour l’être humain que d’en rencontrer un autre pour lequel il n’est rien ? Une signification profonde imprègne cette hypocrisie culturelle qu’est la courtoisie, grâce à quoi nous soulignons à chaque instant l’intérêt qu’on porte à autrui.
[…]
Ossip Mandelstam, Œuvres complètes II, Œuvres en prose, traduction Jean-Claude Schneider, Le bruit du temps, 2018, p. 311.
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01/04/2018
Gertrude Stein, Stanzas in meditation, traduction Jacques Roubaud
Stanzas in meditation
deuxième partie, strophe quatorze
ce n’est pas seulement tôt qu’ils ne font aucune faute
le rouge-gorge et le rossignol
ou plutôt ce qui peut ce qui
peut ce qu’il ce qu’ils peuvent choisir ce qu’
ils savent ou n’aiment pas qu’
ils fassent cela une seul e fois ou pas pareil
et non seulement à ce moment où il leur plaît
d’avoir été absorbés entièrement
et ainsi le trouvent-ils
et ainsi sont-ils
là
là qui n’est pas seulement ici mais ici aussi bien que là.
ils aiment tout ce que j’aime.
Gertrude Stein, traduction de Jacques Roubaud, dans son
Traduire, journal, nous, 2018, p. 70.
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31/03/2018
André Frénaud, Il n'y a pas de paradis
À force de s’aimer
À force de s’aimer on ne se connaît plus,
parce qu’il n’existe plus de toi ni de moi
mais un oiseau aveugle immobile sur le vide,
ne chantant pas, irréprochable, rajeunisseur.
L’éclat de son silence répare les fêlures.
Mon amour, mais toi et moi nous devenons vierges !
André Frénaud, Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard,
1967, p. 58.
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29/03/2018
Ben Lerner, Angle de lacet, traduction Virginie Poitrasson
La première console de jeu était la flamme domestiquée. Les jeux vidéo actuels vous permettent de choisir l’angle par lequel vous voyez l’action, inspirant une éruption de massacres dans les lycées. Les jeux les plus récents qui utilisent des petits coups simulant la lumière réfléchie, sont presque inintelligibles pour les anciens joueurs. Nous avons ôté les avions de nos simulateurs dans l’espoir de manipuler le vol en tant que tel. Les tricheries dans le jeu, les codes spéciaux qui rendent votre personnage invincible ou riche, qui modifient les conditions météo ou vous permettent de sauter un niveau du jeu, ont un rapport avec les jeux vidéo vus comme une imploration à la réalité. À la limite les enfants essaieront d’imposer ces tricheries dans le monde physique. Taper haut, bas, haut, bas, gauche, droite, gauche, droite, a, b, a, déchirer le ciel. Gauche, gauche, b, b, se réchauffer.
Ben Lerner, Angle de lacet, traduction Virginie Poitrasson, dans La tête et les cornes, n° 5, mars 2018, p. 7.
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27/03/2018
Ossip Mandelstam,Œuvres poétiques
Combien m’est cher ce vivant qui peine,
qui compte pour un siècle une année,
qui met au monde, qui dort, qui crie,
tout ce peuple cloué à sa terre.
Ton oreille se tient aux frontières —
elle se satisfait de tout bruit —
un ictère, un ictère, un ictère !
dans ce trou moutardier et maudit !
octobre 1930
Ossip Mandelstam, Œuvres complètes I, Œuvres
poétiques, traduction Jean-Claude Schneider,
Le Bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 351.
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Ossip Mandelstam,Œuvres poétiques
Combien m’est cher ce vivant qui peine,
qui compte pour un siècle une année,
qui met au monde, qui dort, qui crie,
tout ce peuple cloué à sa terre.
Ton oreille se tient aux frontières —
elle se satisfait de tout bruit —
un ictère, un ictère, un ictère !
dans ce trou moutardier et maudit !
octobre 1930
Ossip Mandelstam, Œuvres complètes I, Œuvres
poétiques, traduction Jean-Claude Schneider,
Le Bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 351.
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25/03/2018
Robert Marteau, Mont-Royal
Un jeune étourneau trille à la tête d’un chêne, de ses rémiges battant l’air et l’ennuageant de suis, puis, les ailles fixes et tendues pour former avec le fuselage un triangle, il pointe son fin bec et lance une crépitement de brèves, de longues et d’aiguës vers celle qui va venir et dont l’absence comme la proche venue visiblement l’enivrent.
L’ombre de l’été déjà sur les derniers pans de neige isolés autour du marais et maintenus par l’abri des sapins. Dans la vasque encombrée de chevelure et de mirages, les grenouilles concertent, chanteuses sorties des cryptes noires, chœur tout occupé de son gloussement comme poussée annonciatrice des pontes, des flottages de gélatine en dérive sous le vent et sur les eaux laquées.
Le monde n’a pas attendu d’être nommé pour vivre / la roulette du carouge et cri du corbeau sont plus perpétuels que l'anapeste, le psaume, le verset. l
Robert Marteau, Mont-Royal, Gallimard, 1981, p. 50.
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24/03/2018
Walter Benjamin, Sur le haschich
29 septembre [1928] samedi Marseille
À 7 heures du soir j’ai pris du haschisch après avoir longuement hésité. La journée, j’avais été à Aix. Je ne note ce qui va éventuellement suivre que pour constater que si des effets se produisent, étant donné que ma solitude ne me permet pour ainsi dire pas d’autre contrôle. À côté de moi, un petit enfant pleure, ça me dérange. Je pense que trois quarts d’heure se sont déjà écoulés. Mais pourtant c’est seulement une demi-heure. Par conséquent… Car abstraction faite d’un très léger malaise, je ne sens rien. J’étais sur le lit, je lisais et je fumais. En face de moi, toujours cette vue sur le centre de Marseille. (À présent les images commencent à exercer leur emprise sur moi.) La rue que j’ai vue si souvent est pour moi comme la coupure qu’un couteau a tracée. [...]
Je dois remarquer ici de manière générale : la solitude de telles ivresses a son revers. Pour ne parler que de l'aspect physique, il y a eu un instant dans le café du port où une violente pression sur le diaphragme a cherché apaisement dans un chantonnement. Et en outre il ne fait aucun doute que beaucoup de choses belles et éclairantes ne se sont pas éveillées. Mais par ailleurs la solitude agit ensuite comme un filtre ; ce qu'on rédige le jour suivant est davantage qu'une énumération d'expériences vécues de quelques secondes ; l'ivresse se distingue dans la nuit de l'expérience de jour par ses beaux contours prismatiques, elle forme une sorte de figure et elle est plus mémorable que d'ordinaire.
Walter Benjamin, Sur le haschisch, traduction Jran-François Poirier, Titres / P.O.L, 2011, p 42 et 49.
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22/03/2018
Colette, Lettres à sa fille, 1916-1953
1944 [Janvier ?], Lundi soir
C’est beaucoup de temps sans lettre de toi, chérie. Ce bout de papier n’est que pour te rassurer, te dire que nous allons bien, que nous mangeons assez mal, que je te blâme pourtant de m’avoir fait apporter des choses si précieuses. Un soir un peu maigre, nous avons tordu le cou à une boîte qui contenait un merveilleux morceau de cochon, et nous l’avons mangé chaud avec des pommes de terre. Un mets des dieux, chérie ! Mais pas de gaspillage ! Je cache les autres. Car la vie et la ville sont idiotes. Plus d’eau chaude électrique. Une heure de gaz. Défense de. Interdiction de. Le métro se résorbe mais les barrages prolifèrent. Pas de lumière de 7 h 30 matin à 8 h 30 du soir, etc., etc. Et par là-dessus un froid ! Tourbillons glacés de poussière, vent du nord-est.
Colette, Lettres à sa fille, 1916-1953, édition Anne de Jouvenel, Gallimard, 2003, p. 448.
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21/03/2018
H(ilda) D(oolittle), Le jardin près de la mer
Nuit
La nuit a séparé
l’un de l’autre
et recroquevillé les pétales
sur le dos de la tige
et dessous en rangs crépus :
dessous, sans défaillir,
dessous, jusqu’à ce que les peaux se fendent,
et sur le dos de la tige, jusqu’à ce que chaque feuille
s’en détache à force de pencher ;
dessous, avec sévérité,
dessous, jusqu’à ce que les feuilles
soient recourbées,
jusqu’à ce qu’elles tombent sur le sol,
courbées jusqu’à ce qu’elles soient brisées.
Ô nuit,
tu prends les pétales
des roses dans ta main,
mais tu laisses le cœur nu
de la rose
périr sur la branche.
H(ilda) D(oolittle), Le jardin près de la mer, traduction
Auxeméry, Orphée/La Différence, 1992, p. 99.
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20/03/2018
Eugène Savitzkaya, Portrait de famille
Une guêpe rend visite à mère couchée dans sa chambre. La guêpe est véritablement dorée et striée de suie. Son abdomen n’est séparé du thorax que par un filament mince comme un cheveu et qui semble très près de se rompre. La guêpe dit à ma mère : » Je connais cette chambre, j’y suis déjà venue à trois reprises et j’ai bu dans ton verre de sirop de cassis une bonne quantité de sucre, les parois de cette chambre sont beaucoup trop rapprochées et la vitre, froide et dure comme le haut ciel. » La guêpe dit encore : « Je suis une femme que tu as rencontrée dans le train qui te conduisait à travers l’Allemagne, c’est moi qui, t’ayant mise en confiance — toi bouleversée et triste — t’ai volé l’enveloppe contenant toutes tes photographes, mon cœur et mes nerfs sont dans mon thorax, et mon abdomen contient le reste, et cette division nette me rend invincible. »
Eugène Savitzkaya, Portrait de famille, Bruxelles, Tropismes, 1992, p. 7-8.
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19/03/2018
Sylvie Durbec, (bien difficile de) Transformer la jalousie en ballon rond
Bien difficile
s’asseoir café des Miroirs
en face de Dino Campana
en espérant que n’entre pas
celle que je n’attends pas
grise mais les yeux ouverts
là où je suis assise
Caffè degli Specchi
à me demander quoi voir
ce soir
à part elle à part moi
dans le noir
bien difficile
et ensuite y aller d’un bon pas
en revenir en repartir
avec un ballon
sous le bras
c’est une maison
qui commence
son histoire
ici
Sylvie Durbec, (bien difficile de) transformer
la jalousie en ballon rond, Le phare du cousseix,
2018, p. 5.
nouvelle publication des éditions
le phare du cousseix
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18/03/2018
Cole Swensen, Si riche heure
Mars 1432
Gela si cruellement et les eaux gagnèrent
la Place Maubert puis la Place de Grève défirent
la moitié du Marché au Pain. Nous fûmes stupéfaits.
Nous connaissions la suite.
et c’était des mains vides
Question : là : un mal est fait et vengé
plus loin
de la Place Saint-Antoine à la Porte Saint-Martin
de Noël à Pâques
où rien
de vert ne vint sur les marchés
soixante centimètres de glace sur une rivière grosse
d’une crue après gel et encore crue les rois parlent entre eux de paix
Cole Swensen, Si riche heure, Corti, 2007, p. 45.
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16/03/2018
Reinhard Priessnitz, 44 poèmes
premier jet d’un projet
glisser perturbé dans la chaleur
patiner confus vers l’équarri
flotter affolé vers l’agenouillé
le bourdon harcèle l’après-fête
amortir l’achevé contaminé
refouler des douleurs incongrues
gicler tremblant sur le rivé
parsemer terrifié le pompé
débouler étonne l’ déjà donné
fendre bluffé sur l’ancré
dériver pâle dans l’immergé
asperger frissonnant le méconnu
Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, traduction
Alain Jadot, préface Christian Prigent,
NOUS, 2015, p. 135.
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