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29/11/2018

Shakespeare, Sonnet

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                  Sonnet CXXXV

 

Chacune a ce qu’elle désire, toi tu as ton Oui,

et Oui en prime, et Oui encore plus ; plus

qu’assez je suis ce qui te vexe encore quand

ainsi je m’ajoute à ton doux Oui ; toi dont le

Oui est large et spacieux, m’accorderas-tu de

cacher mon Oui dans le tien ? En d’autres

Oui semblera digne et pour mon Oui pas

l’ombre d’un je veux bien ? La mer toute

d’eau reçoit bien encore la pluie qu’elle ajoute

abondante à son magasin ; toi riche en Oui

ajoute pareil à ton Oui ce Oui de moi qui

fera ton Oui plus large encore. Un « Non ! »

cruel est tuant pour les prétendants ; pense-

les tous un seul, et moi dans ce seul Oui.

 

Shakespeare, traduction Pascal Poyet, dans

Koshkonong, n° 15, automne 2018, p. 1.

28/11/2018

Malcolm Lowry, Pas de compagnie hormis la peur (traduction Jean Follain)

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Pas de compagnie hormis la peur

 

Comment tout a-t-il donc commencé

et pourquoi suis-je ici à l’arc d’un bar à peinture brune craquelée

de la papaya, du mescal, de l’Hennessy, de la bière

deux crachoirs géants

pas de compagnie sauf celle de la peur

peur de la lumière du printemps

de la complainte des oiseaux et des autobus

fuyant vers des lieux lointains

et des étudiants qui s’en vont aux courses

des filles qui gambadent les visages au vent,

pas de compagnie hormis celle de la peur

peur même de la source jaillissante.

Toutes les fleurs au soleil me semblent ennemies

ces heures sont-elles donc mortes ?

 

Malcolm Lowry, Poèmes inédits, traduction Jean

Follain, dans Les Lettres Nouvelles, ‘’Malcolm

Lowry’’, Mai-juin 1974, p. 229.

27/11/2018

Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean

 

     Une bouteille à la mer

 

   Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, c'est-à-dire jusqu'à ces moments privilégiés où un enfant commence à prendre conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, il me semble avoir toujours entendu une certaine voix qui résonnait en moi, mais à une grande distance, dans l'espace et dans le temps.

   Cette voix ne s'exprimait pas en un langage connu. Elle avait le ton de la parole humaine mais ne ressemblait ni à ma propre voix ni à celle des gens qui me connaissent. Elle ne m'était pourtant pas étrangère, car elle semblait avoir une sorte de sollicitude à mon égard, une sollicitude tantôt bienveillante et rassurante, tantôt sévère, grondeuse, pleine de reproches et même de colère.

   Les moments où j'entendais cette voix étaient ceux où ma vie paraissait suspendue dans le vide, interrompue, arrêtée, comme une horloge dont on ne voit plus bouger les aiguilles et dont on n'entend plus le battement.

   Cette expérience très ancienne, primitive, sauvage, surtout secrète (car je n'en parlais à personne), s'est reproduite souvent au cours de mon existence, mais jamais elle n'a été aussi expressive, aussi intense que pendant mon extrême jeunesse, car rien ne pouvait alors en fausser la signification : elle résonnait dans une étendue absolument vacante, absolument solitaire.

 

Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, 1990, p. 95-96.

 

26/11/2018

Buson, le parfum de la lune

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toute la nuit

sans un bruit la pluie

sur des sacs de graines

 

jour de pluie

loin de la capitale

une demeure dans les fleurs de pêchers

 

hésitant à le jeter

je pique le rameau de saule en terre

le son de la pluie

 

nuit courte

une averse

sur l’auvent en bois

 

au bord du chemin

des jacinthes d’eau arrachées fleurissent

la pluie du soir

 

Buson, le parfum de la lune, traduction Cheng

Wing fun et Hervé Collet, Moudarren,

1992, p. 39, 49, 53, 73, 80.

25/11/2018

Jules Supervielle, Le Forçat innocent

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                        Le miroir

 

Qu’on lui donne un miroir au milieu du chemin,

Elle y verra la vie échapper à ses mains,

Une étoile briller comme un cœur inégal

Qui tantôt va trop vite et tantôt bat si mal.

 

Quand ils approcheront, ses oiseaux favoris,

Elle regardera mais sans avoir compris,

Voudra, prise de peur, voir sa propre figure,

Le miroir se taira, d’un silence qui dure.

 

Jules Supervielle, Le Forçat innocent, dans Œuvres complètes,

édition Michel Collot, Pléiade / Gallimard, 1996, p. 280.

 

 

23/11/2018

Jacques Moulin, Sauvagines

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Regard de clairière

Paupières feuillues

Œil de lynx

Oreilles sylvestres

Nez en l’air jusqu’à terre

Nez en flair avec

L’humus l’humeur des vents

L’ardeur des fumées

L’honneur du poil ou de la plume

Mains moussues

Corps tendu vers l’attente l’accueil

Il avance sans appareil photo

— l’appareil ne l’appareille jamais

Il avance toutes antennes offertes

Live sauvagement live

Il ne vient pas faire photo

Gonfler l’album thésauriser le cliché

Jouer la montre la démonstration

Il vient comprendre attendre entendre

Goûter à l’espace apprécier les lieux

Se dissoudre en eux

Garantir sa communion avec le vivant

Il est vivant au sein du vivant

Comme la pierre il est posé là

Dans le mitan du monde

Un coup de sécateur — sa dentition sauvage

Et il attend il observe il écoute il respecte

Il est à l’affût il s’affûte corps et esprit

[…]

 

Jacques Moulin, Sauvagines, éditions la clé à molette, 2018, p. 27-28.

21/11/2018

Ana Tot, mottes mottes mottes

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l’éternel détour

 

expulsé s’entend

sans retour

définitif pourtant

qu’est-ce que c’est

le déversé est absorbé

le répandu évaporé

 

une seule plongée

dans la même eau

pas davantage

mais la rivière l’ignore

au demeurant s’écoule

et s’écoulant demeure

 

irréversible est vue d’esprit

qu’espoir et désespoir

à parts égales égarent

 

le ponctionné quand on y pense

si ça nous chante o l’y reverse

dans le cours d’eau ou d’autre chose

ou dans le cours tout court des choses

 

Ana Tot, mottes mottes mottes, le grand os,

2018, p. 54.

19/11/2018

Basho, seigneur ermite

Basho, seigneur ermite, pluie, séparation, luciole, château

Cette eau de source,

est-ce la pluie printanière

s’égouttant des cimes des arbres ?

 

Séparons-nous maintenant

comme un bois de cerf se ramifie

au premier nœud

 

Pieds lavés,

je m’endors pour une courte nuit

tout habillé

 

À l’extrémité de la feuille

au lieu de tomber

la luciole s’envole

 

Ruines d’un château —

je visite en premier

l’eau limpide de l’ancien puits

 

Basho, seigneur ermite, l’intégrale des haïkus,

édition bilingue Makoro Kemmoku et

Dominique Chipot, La Table ronde,

2012, p. 168, 172, 175, 177, 180.

18/11/2018

Jean-Luc Sarré, Bardane

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Feuilles mortes

                  (il en reste)

vieux chiffons

                  déchets

on fourre     on entasse

on bourre

                  mais pas trop

on brûle en face

au fond d’une cour

dans un bison rouillé

l’hiver dont les volutes s’élèvent

entre la mer et ce balcon

où je disperse les mietets

d’un poème fragile

 

Jean-Luc Sarré, Bardane, farrago,

2001, p. 23.

17/11/2018

Jean Tardieu, Da capo

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                                            Le procès de la mante religieuse

 

Mais oui ! Messieurs les juges

J’ai mangé mon mari

Mas oui je l’ai mangé

                  Elle rabâche elle balance

                  Ses antennes de télégraphe

                  Gauche droite elle vacille végétale

                  Elle tangue bateau sans ses voiles

                  Triangle cornu

                  Implacable et nu

Pourquoi me punir

Je n’ai rien fait de mal

J’obéis à ma loi

Qui échappe au tribunal

 

                    Mais oui je l’ai aimé

                    Voilà pourquoi

                    Je l’ai mangé

Elle se dandine

Longues cuisses vertes

La force la forfaiture

Et la démente nature

 

Et si vous continuez

Messieurs les juges

Je vais manger vos hermines

Comme di je vous aimais

                  Je suis la veuve éternelle

 

Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 48-49.

 

 

16/11/2018

Guillaume Apollinaire, Calligrammes

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L’avenir

 

Soulevons la paille

Regardons la neige

Écrivons des lettres

Attendons des ordres

 

Fumons la pipe

En songeant à l’amour

Les gabions sont là

Regardons la rose

 

La fontaine n’a pas tari

Pas plus que l’or de la paille ne

         [s’est terni

Regardons l’abeille

Et ne songeons pas à l’avenir

 

Regardons nos mains

Qui sont la neige

La rose et l’abeille

Ainsi que l’avenir

 

Guillaume Apollinaire, Calligrammes, avril

1918, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 300.

 

 

 

15/11/2018

Jean Tortel, Du jour et de la nuit

 

Dure prairie

Table de joie

Le muscle épie

Votre cassure.

 

Vous immobile

Vous retenez

Comme un lutteur

Sa défaillance

 

Ce qui remonte

Des profondeurs

Et vous disperse.

 

Jean Tortel, Du jour et de la nuit,

Jean Vigneau, 1944, p. 93.

14/11/2018

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

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Paysage mauvais

 

Sable de vieux os — Le flot râle

Des glas : crevant bruit sur bruit.

— Palud pâle, où la lune avale

De gros vers, pour passer la nuit.

 

— Calme de peste, où la fièvre

Cuit… Le follet damné languit

— Herbe puante où le lièvre

Est un sorcier poltron qui fuit

 

— La lavandière blanche étale

Des trépassés le linge sale,

Au soleil des loups… — Les crapauds

 

Petits chantres mélancoliques

Empoisonnent de leurs coliques

Les champignons, leurs escabeaux.

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes,

Dans C. Cros, T. C., Œuvres complètes,

Pléiade / Gallimard, 1970, p. 794.

13/11/2018

Joël Cornuault, Tes prairies tant et plus

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L’amour rectifie les paysages

L’amour est la meilleure

des mises au point.

 

Il y a des amis haut placés

parmi les hirondelles de passage

bas placés chez les fourmis d’ici

partout placés dans le lit des rivières

la lie des marais

la sève des platanes

tes anneaux d’or

ta langue de feuille

ta langue de Brésil

tes légères morsures de daim

sur mes nervures

 

L’amour dépasse les bornes

Avec lui les maisons se retournent

marchant sur le toit

les pierres gelées rebroussent la pente

le temps reflue

les rues se cabrent

toi tu te cambres

origine et fin

 

Joël Cornuault, Tes prairies tant et plus,

Pierre Mainard, 2018, p. 57.

 

12/11/2018

Victor Hugo, Choses vues

 

1848

 

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Égalité, traduction en langue politique du mot envie.

 

Académie française. Quarante exemplaires des armoiries de Bourges.

[Les armoiries de Bourges portaient trois moutons en leur centre]

 

On m’a dit : « Fermez cette porte ! Vous voyez bien que n’importe qui ou n’importe quoi peut entrer : un coup de vent, une femme… »

Je me suis recueilli un instant. « N’importe qui ou n’importe quoi ? » ai-je pensé. Alors je me suis tourné vers celui qui me donnait ce sonseil et j’ai dit : »Ne fermez pas cette porte. » Et j’ai ajouté : « Entrez ! »

 

 Victor Hugo, Choses vues, Quarto / Gallimard, 2002, p. 488, 490, 493.