21/12/2017
René Char, Aromates chasseurs
Sous le feuillage
Frapper du regard, c’est se dessiner dans les yeux des autres, y découvrir leurs traits modifiés auprès des nôtres, mais pour ombrer notre ceinture de déserts.
Celui qui prenait les devants s’appuya contre un frêne, porta en compte la récidive de la foudre, et attendit la nuit en désirant.
René Char, Aromates chasseurs, Gallimard 1976, p. 35.
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20/12/2017
David Bosc, Relever les déluges
Mirabel
Tout me plaît en ce monde et il ne me va pas. Je voudrais que tout change sans que rien ne se perde. Mon nom est Mirabel. Je sais lire et signer, je suis valet de ferme à la bastide Sarturan — laquelle se lève et dîne et fait son lit quand le lui dit la cloche de Saint-Jean-du Désert, près de Marseille, entre la Veaune et le Jartet.
Mademoiselle Sartran, qui est vieille, m’a donné à faire dans ses vergers. J’ai le poignet trop fin pour les travaux de force, mais j’ai l’air franc, mes dents sont fortes encore à casser des amandes : elle aura jugé, la vieille, que je m’entends à finasser dans les amours des plantes. Le bastidon n’est pas bien grand. Les femmes y couchent sous le toit, défendues par une cuisinière aux pognes de grès rouge et qui ne dort jamais. Le palefrenier, les deux laquais, les domestiques dont on hérite avec les meubles ont au-dessus des écuries tout un arrangement de cloisons et de rideaux tirés qui leur fait des stalles come celles des chevaux (les chevaux tapent du pied la nuit, surtout s’il fait du vent). Pour moi, j’ai dû trouver à me loger et on me donne pour ça un rabiot de gages.
David Bosc, Relever les déluges, Verdier, 2017, p. 21.
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19/12/2017
Cécile A. Holdban, Battements, dans I rouge
Battements
tu noues chaque matin brin par brin
veine par veine
ton corps au monde
mais derrière le rideau de nuit comme de hauts cyprès
tes mains demeurent suspendues hors du don
Cécile A. Holdban, Battements, dans I rouge, "L’invisible", revue en ligne, 2017, p. 35.
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18/12/2017
Jean Ristat, Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés
I
Te voici donc monsieur emporté sous nos yeux
Par l’arme des ombres en un éclair qui s’enflamme
Et passe avant de rendre à la nuit sa guenille
Te voici théâtre Ô théâtre de la mort
Avec ton cortège de figurants sourds et
Muets l’orchestre des oiseaux soudain s’est tu
L’acteur a oublié son texte le souffleur
Quitté sa cave il n’y aura pas de reprise
D’où vient-il
Le vent enfourné dans ta bouche comme un poing
Et ton corps livré aux chiens masqués des ténèbres
Maintenant
Te voici empire du silence
*
Ah j’ai vu une ombre qui portait sue sa bosse
Un homme comme un fagot de bois et le feu
A l ‘odeur de sang lorsqu’il déchire les arbres
Ne demandaient qu’à fleurir une fois encore
[…°
Jean Ristat, Ô vous qui dormez dans les étoiles enchaînés,
dessins de Gianni Burattoni, Gallimard, 2017, p. 9-11.
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17/12/2017
Joseph Joubert, Carnets, I
Le seul moyen d'avoir des amis, c'est de tout jeter par les fenêtres, de n'enfermer rien et de ne jamais savoir où l'on couchera le soir.
On ne devrait écrire ce qu'on sent qu'après un long repos de l'âme. Il ne faut pas s'exprimer comme on sent, mais comme on se souvient.
Enseigner, c'est apprendre deux fois.
Ceux qui n'ont à s'occuper ni de leurs plaisirs ni de leurs besoins sont à plaindre.
Les enfants veulent toujours regarder derrière les miroirs.
Aux médiocres il faut des livres médiocres.
Les uns disent bâton merdeux, les autres fagot d'épines.
L'un aime à dire ce qu'il sait, l'autre à dire ce qu'il pense.
Évitez d'acheter un livre fermé.
Ce monde me paraît un tourbillon habité par un peuple à qui la tête tourne.
Joseph Joubert, Carnets, I, textes recueillis par André Beaunier, avant-propos de J.P. Corsetti, préface de Mme A. Beaunier et A. Bellesort, Gallimard, 1994 [1938], p. 73, 79, 143, 143, 161, 165, 172, 176, 183, 183, 211.
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15/12/2017
Anne Perrier (1922-2017), Poèmes 1960-1986
Qui tombe des pommiers
O papillons de l’enfance
Ne touchez pas à l’ombre des pétales
Leur seule transparence
Me sépare de l’ineffable
Clarté
Ne me conduisez pas
Vers les fleuves d’été
Que faire de tout l’éclat
De juillet
Quand c’est la douce la
Douce éternité
Qui traverse le jour
Quand c’est l’amour
Pommiers pommiers et roses
O simples cerisiers
Quand c’est l’amour qui pose
À la ronde son pied
Anne Perrier, Poésie 1960-1986, préface
de Philippe Jaccottet, L’Âge d’Homme,
1988, p. 84.
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12/12/2017
Jean Genet, L'Atelier d'Alberto Giacometti
Il sourit. Et toute la peau plissée de son visage se met à rire. D’une drôle de façon. Les yeux rient, bien sûr, mais le front aussi (toute sa personne a la couleur grise de son atelier). Par sympathie peut-être il a pris la couleur de la poussière. Ses dents rient — écartées et grises aussi — le vent passe à travers.
Il regarde une de ses statues :
lui : C’est plutôt biscornu, non ?
Ce mot il le dit souvent. Lui aussi est assez biscornu. Il gratte sa tête grise, ébouriffée. C’est Annette qui a taillé ses cheveux. Il remonte son pantalon gris qui tombait sur ses souliers. Il riait il y a six secondes, mais il vient de toucher à une statue ébauchée : pendant une demi-minute il sera tout entier dans le passage de ses doigts à sa masse de terre. Je ne l’intéresse pas du tout.
Jean Genet, L’Atelier d’Alberto Giacometti, dans Œuvres complètes, v, Gallimard, 1979, p. 45.
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11/12/2017
Salvatore Quasimodo (1901-1968), Poèmes
Mes compagnons aussi m’ont délaissé
Mes compagnons aussi m’ont délaissé,
femmes de ghetto, jongleurs de taverne,
parmi lesquels je me suis plu longtemps,
et la fille est morte
dont le visage graissé de friture d’azyme
était toujours ardent
de même que sa noire chair de juive.
Peut-être aussi ma tristesse est changée,
comme si je n’étais plus à moi,
oublié de moi-même.
Salvatore Quasimodo, Poèmes, traduction Pericle
Patocchi, Mercure de France, 1963, p. 12.
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10/12/2017
Franz Kafka, Journal (traduction Marthe Robert)
18 novembre [1913]
Je vais recommencer à écrire, mas que de doutes, entre temps, sur ma création littéraire ! Au fond, je suis une être incapable et ignorant qui, s’il n’avait été mis de force à l’école — je n’y allais que contraint, sans aucun mérite personnel, sentant à peine la contrainte — serait tout juste bon à rester blotti, dans une niche à chien, à sauter dehors quand on lui apporte sa pâtée et à rentrer d’un bond quand il l’a engloutie.
Franz Kafka, Journal, traduction Marthe Robert, Grasset, 1954, p. 297-298.
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09/12/2017
Jacques Réda, Les ruines de Paris
(Le marché aux puces, Paris)
(…) Quand le courant, le gaz ni l’eau n’arriveront plus dans les étages, et qu’avec la vie rétablie sous des bâches, au ras du sol, le troc redeviendra la base naturelle du commerce ; quand les vents auront semé des arbres sur les terrasses des tours, et qu’on cédera le nickel soustrait aux épaves du Périphérique en échange des légumes provenant des emprises du Chemin de Fer. Même les quartiers aujourd’hui neufs ne seront plus qu’une foire, tous rendu à des foules peut-être dangereuses de Belleville à Passy. Je vois cela dans la convoitise encore sans vrai but des visages, dans ma propre obsession dominicale à roder par ici. Comme si j’apprenais à gagner ma future subsistance, par exemple au long de ce chemin, jonché de boîtes et de bouteilles et de clous sûrement récupérables, et qui m’aspire entre deux murs, commençant à m’intimider, ainsi de plus en plus étroit sous le ciel, lui, de plus en plus vaste, plein de mouvements échappés de ces fringues à plat sur le pavé.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 110-111.
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08/12/2017
Umberto Saba, Trente poèmes
Printemps
Printemps que je n’aime pas, je veux
rapporter que tournant au coin
d’une rue, le présage de ta venue me blessait
comme un coup de couteau. L’ombre mince encore
des rameaux, sur la terre encore
nue, me trouble aujourd’hui comme si je pouvais,
comme si je devais renaître. La tombe elle-même
semble mal sûre à ton retour, antique
printemps, qui, plus que nulle autre saison,
cruellement, ressuscites et tues.
Umberto Saba, Trente poèmes, traduction Georges Mounin,
L’Apprentypographe, 1986, p. 17.
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07/12/2017
Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n'est à l'intérieur de rien
1er décembre 1984
Très cher Jean Dubuffet,
On sort des labyrinthes par les labyrinthes : tout à l’heure j’ai passé un long moment chez Jeanne Bucher au milieu de vos Mires(1), ce qui m’a bien vivifié… Vos signaux d’aventure m’envoient toujours autant d’énergie. Animons la matière ! Voilà donc quatre mois que je n’étais sorti en ville, perdu moi aussi dans un labyrinthe : dans mon île des Buttes-Chaumont j’ai vécu cet été assez complètement coupé du monde… Et j’ai maintenant sur ma table 200 pages écrites, pas du tout comme un livre mais plutôt comme un trou menaçant où il me faut maintenant me pencher pour voir un peu. Ça s’adresse si peu à l’humanité que je crois que je vais appeler ça Le Discours aux animaux. Vous êtes le premier animal parlant à qui j’avoue ce sombre titre.
Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, L’Atelier contemporain, 2014, p. 109.
1. Exposition « Jean Dubuffet Mires » à la galerie Jeanne Bucher, du 15 octobre au 10 décembre 1984.
Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n'est à l'intérieur de rien
1er décembre 1984
Très cher Jean Dubuffet,
On sort des labyrinthes par les labyrinthes : tout à l’heure j’ai passé un long moment chez Jeanne Bucher au milieu de vos Mires(1), ce qui m’a bien vivifié… Vos signaux d’aventure m’envoient toujours autant d’énergie. Animons la matière ! Voilà donc quatre mois que je n’étais sorti en ville, perdu moi aussi dans un labyrinthe : dans mon île des Buttes-Chaumont j’ai vécu cet été assez complètement coupé du monde… Et j’ai maintenant sur ma table 200 pages écrites, pas du tout comme un livre mais plutôt comme un trou menaçant où il me faut maintenant me pencher pour voir un peu. Ça s’adresse si peu à l’humanité que je crois que je vais appeler ça Le Discours aux animaux. Vous êtes le premier animal parlant à qui j’avoue ce sombre titre.
Jean Dubuffet & Valère Novarina, Personne n’est à l’intérieur de rien, L’Atelier contemporain, 2014, p. 109.
1. Exposition « Jean Dubuffet Mires » à la galerie Jeanne Bucher, du 15 octobre au 10 décembre 1984.
04/12/2017
Benjamin Péret, Le grand jeu
Testament de Parmentier
Pomme de terre qu’as-tu fait de ta mère
Ma mère était une putain
qui n’avait pas de robe de chambre
Pomme de terre qu’as-tu fait de ton père
Mon père était un ivrogne
qui m’écrasait sur son nez
Pomme de terre tu vas mourir
et ta peau drapera plus d’un fantôme
égaré dans de noirs escaliers
mais avant regarde-toi dans ton miroir
et dis-moi s’il va pleuvoir
Benjamin Péret, Le grand jeu, Poésie / Gallimard,
1969, p. 187.
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03/12/2017
Carolin Callies, Inventaire (Inventar)
Inventaire
ce que tu as, caillots, goulots, taches de vin,
clous, bouchons, veiné de rouge ;
qu’étaient ces rides, ces coupes blancs-de-marbre,
ces cols immaculés ; ce qui git là, sa fin lui échappe des mains.
Qu’était-ce, peau martelée, pulpe des doigts,
Album des jours, ivre de lin,
& l) l’embouchure
tes lèvres seules cousues à la main
inventar
du hast gerinnsel, hälse, male,
pflöcke, korken, rotgeädert ;
waq warn das falten, marmorschale
kragen da lehnt das lezte aus den händen
was warn das hautbeschläge, fingerkuppen,
tagealben, linnentrunken
& dort am mundstück
nicht mehr als deine handvernähten lippen
Carolin Callies, dans Achtervahn / Le grand 8,
Wallstein Verlag / Le Castor Astral, 2017, p. 37 et 36.
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