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10/03/2018

Marina Tsevetaeva, La diable et autres récits

 

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                                      Ma mère et la musique

 

     Lorsqu'au lieu d'Alexandre, le fils désiré, réclamé, presque commandé au destin, vint au monde une fille, moi, rien que moi, ma mère avala un soupir avec dignité et dit : « Du moins, elle sera musicienne ». Et lorsque le premier mot manifestement absurde mais tout à fait distinct que je prononçais avant d'avoir un an fut "gamme", ma mère se contenta de réaffirmer : « je le savais bien » et entreprit aussitôt de m'apprendre la musique, me clamant sans cesse cette gamme : « Do, Moussia, et ça c'est ré, do-ré... ». Ce do-ré se transforma bientôt pour moi en un livre énorme, la moitié de ma propre taille, un "rivre" comme je disais alors, son "rivre" à elle, avec un couvercle sous le mauve duquel l'or perçait avec une force si effroyable, que jusqu'à présent j'en ressens en un coin secret, le coin d'ondine de mon cœur, la chaleur et l'effroi, comme si, ayant fondu, cet or sombre se fut déposé tout au fond de mon cœur et que de là, il s'élevât au moindre contact pour m'inonder tout entière jusqu'au bord des paupières et m'arracher des larmes brûlantes.

 

Marina Tsvétaeva, Le diable et autres récits, traduction et postface de Véronique Lossky, L'âge d'homme, 1979, p. 65.

09/03/2018

Christophe Manon, Au nord du futur

 

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Nous n’étions rien qui

pourrait dire le sol fumant les neiges écarlates l’air

ocreux ni tout à fait serein l’odeur

noire des rêves éparpillés doucement nos mains

doucement frôlaient les hémisphères et aucun temps aucun

nom volontaires aux silences si étroits comme si

les murs les muscles les

syllabes comme si nous avions soudain choisi

quel froid circule dans les vertèbres quelle

lumière soudain branlante où nous marchions plus vieux et pourtant et de vies

si nombreuses éphémères et pourtant pourtant si bien dressés les uns

contre les autres reste

que nous prenions nos rires pour de l’acide de minces filets

d’orgueil à nos squelettes

pendus.

 

Christophe Manon, Au nord du futur, NOUS, 2016, p. 11.

08/03/2018

Paul de Roux, Les intermittences du jour, Carnets 1984-1985

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   Hier, dimanche, la foule tout au long des rivages, se pressant sur les plages. Je ne saisis pas du tout pourquoi elle me blesse à ce point, la nature de la blessure. Je ressens l’ébranlement (je le ressens encore ce matin). Je me suis demandé si à toutes les raisons qui viennent à l’esprit ne s’ajoute pas une explication d’ordre simplement biologique. Dans la nature, la foule est un monstre, un non-sens. Elle n’est pas viable. (Ou alors c’est la nature telle quelle qui n’est plus viable : il y a incompatibilité entre les deux économies. À dire vrai, il n’y a pas d’économie possible de la foule dans la nature — d’où ce malaise « biologique ». La foule ne peut être qu’urbaine.)

 

Paul de Roux, L’es intermittences du jour, Carnets 1984-1985, Le temps qu’il fait, 1989, p. 53.

07/03/2018

Valérie Rouzeau, Quand je me deux

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                         Carotte

 

C’est toto biographique l’âne dans essentiellement

Ça dit je parce que c’est ainsi quand tu parles

Que longtemps tut ‘es couché de bonne heure longtemps

Tu es le ténébreux le veuf l’inconsolé

Tu inventas la couleur des voyelles l’i rouge

Et tu penses donc tu es et puis voici ton cœur

 

Plein de larmes il ne faut pas secouer

Tu accuses dans l(Aurore tu as fait un grand rêve

Très haut amour s’il se peut que tu meures

Toi délaissé comme le vent te révèle

Tu devras t’expliquer avec les étoiles oui

Tes oreilles elles sont bien à toi

 

Puis tes chiffres ne sont pas faux

Tu écrivais dans un grenier où la neige…

Demain dès l’aube demain tu partiras

Tu te souviens

Tu entendis sonner les trompettes d’artillerie

Tu commences ton très triste dit

 

Pour avancer sans potager je me tire

La carotte ce sont les vers du nez

C’est toto biographique l’âne dans l’enraciné

Pissent mes feuilles ne pas trop faner

 

Valérie Rouzeau, Quand je me deux, Le temps qu’il fait, 2009, p. 92-93.

 

 

Annonce d'une revue amie

            

                                                      La Revue Nu(e)


 

Fondée par Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio en 1994, la revue NU(e) a publié 66 numéros sur la poésie contemporaine. Chaque numéro, véritable dossier de recherche consacré à un poète particulier, comprend un entretien, des textes de création inédits, des articles critiques, des interventions plastiques et une bibliographie exhaustive. La couverture de la revue a été dessinée par la plasticienne Sonia Guerin.

 
La revue NU(e) frappe d’abord par ses couleurs (le bleu de la méditerranée qui s’est ensuite décliné dans les couleurs de l’arc-en-ciel) et par son titre qui marque une volonté d'aller vers la nudité, le dénuement, le dépouillement. Le (e) permet aussi de souligner la présence trop souvent négligée de la femme dans la poésie contemporaine. NU(e) est également l'anagramme de une, à la fois singularité et convergence. C’est ainsi que NU(e) défend une parole de liberté contre toute caste, cénacle, chapelle, obédience, mot d'ordre. Elle refuse de limiter la poésie à des débats dépassés. NU(e) veut lutter contre le sectarisme pour accueillir la différence, les diversités. Elle voudrait faire entendre une polyphonie plutôt qu'une polyphobie, des résultats d'écriture plutôt que des diktats théoriques, des chocs de styles plutôt qu'un ton unanime. NU(e) est parole laissée aux « mineurs » et minoritaires de la poésie, mais inversement occasion, pour les « grands auteurs », de s’exprimer en confiance. La revue a ainsi créé un style qui permet, d’un numéro à l’autre, au fur et à mesure, de faire apparaître un véritable panorama de la poésie contemporaine, et cela sans exclusion, dans un souci de partage. Elle recueille ainsi des approches différentes qu’elle fait se croiser, se rencontrer, se mêler, se tutoyer, passant d’une voix à l’autre, dans une volonté de décloisonnement. Son rôle d’ouverture permet qu’elle soit présente dans une relation à d’autres cultures et à d’autres langues. Elle est donc un lieu de fertilité, un lieu d’expérimentation, un lieu de découverte, et participe à la lisibilité d’auteurs connus ou non.

Accordant également une place importante aux arts plastiques et travaillant en collaboration avec des peintres, des graveurs ou des photographes, NU(e) possède une vocation de découverte et joue le rôle d’un laboratoire. Elle constitue un lieu d’artisanat et d’amitié, au sens où l’entend Blanchot, c’est-à-dire « rapport sans dépendance » où entre « toute la simplicité de la vie ». Cette amitié passe par la « reconnaissance de l’étrangeté commune », selon « le mouvement de l’entente ». S’en remettant à Kenneth White : « Éduquez-vous en nudité. Orphée était nu sur une pierre », NU(e) souhaite marquer sa volonté d’aller vers la nudité, vers l’essentiel, tout en privilégiant une sobriété exigeante.

 

Après 24 ans de publication papier, la revue souhaite passer au numérique pour être encore plus accessible en proposant gratuitement les nouveaux numéros qui paraîtront désormais en ligne. Florence Trocmé, ayant accepté de l’accueillir  sur son site, NU(e) continuera, sous cette nouvelle forme à paraître 3 fois par an.

La liste des anciens numéros, ainsi que tous les sommaires et quelques extraits, resteront accessibles sur le site de la revue NU(e) : revue-nue.org. Les numéros papier toujours disponibles  pourront être commandés sur paypal ou par courrier à l’adresse de la Revue, 29 avenue Primerose, Nice 06000.

06/03/2018

Christian Prigent, Merde pour ce mot

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                          Merde pour ce mot par Christian Prigent

 

 Journal, 2 mars 2018

 

L’Humanité est mon journal, j’ai dit ailleurs pourquoi. Cet amour, parfois, est déçu. Hier : pages « poésie » (le Printemps s’amène, des becs gorgés de vers vont cuicuiter dans les librairies, centres d’art, théâtres, maisons de poésies…). Fronton : « La poésie ? Un arc-en-ciel qui se lève à minuit ». Ça commence fort. Plus fort : « Muse, sa parole ailée déchire la nuit, la lumière filtre ». Toujours les cieux de convention, les yeux blancs, les mollets lyriques cambrés, « le cœur à l’écoute », le moi qui bave, le « chant du désir », la « fraîcheur du vent », maman Nature mon adorée, la chatouille sous les bras rhétoriques pour des exaltations sur-jouées. A côté, puisqu’il faut aussi au « Poète » (grand pet) « séquestrer les jougs contraires », les déplorations rituelles sur les espaces médiatiques « dramatiquement rétrécis », la misère marginalisée de la corporation (mais sa dignité dans ces déboires).

Où est le pire ? dans l’insignifiance paresseuse du poète chroniqué ? dans la logorrhée abrutie du chroniqueur (un « poète », lui aussi, forcément) ? En tout cas, dans le fourmillant petit monde poétique, rien n’a changé. Toujours les mêmes ignorances, les faiblesses de pensée, les narcissismes artistes, les formes abandonnées aux enchaînements réflexes, aux lieux communs, aux pires clichés, aux vieilleries métaphoriques recyclées sans scrupule. Le mot même de « poésie » s’étire là-dedans comme un chewing-gum mille fois remastiqué, délavé de tout goût, avec des petites bulles d’œuf peinturluré comme effet voulu bœuf. « Merde » pour lui, comme disait Ponge, s’il ne nomme que ça.

Que le Printemps des Poètes se nourrisse de ces déjections du temps est dans l’ordre des choses et n’a pas d’importance. Mais que L’Huma célèbre ces niaiseries réactionnaires me navre.

Texte publié sur Sitaudis le 5 mars 2018.

 

 

 

05/03/2018

Martial, Épigrammes

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XII, 95

 

Tu peux lire des livres olé-olé,

Mais que ta nana soit à tes côtés,

     Pour que tu n’ailles fleureter

     Avec la Veuve Poignet

     Et que tu ne deviennes, infâme,

         Un mari sans femme !

 

Martial, Épigrammes, choisie et adaptées

du latin par Dominique Noguez, Arléa,

2006, p. 141.

 

Musée, en ses livres obscènes,

Rivalise avec ceux que lisait Sybaris

Tant ses pages de sel sont pleines.

Rufus, si tu lis ses écrits

Tout fragrants de saveur traîtresse,

Prends auprès de toi ta maîtresse,

Pour que ta vicieuse main,

Déshonorant le dieu d’Hymen

Par quelque trahison infâme,

Ne te fasse mari sans femme.

 

Martial, Épigrammes, traduction Jean Malaplate,

Poésie / Gallimard, 1992, p. 165.

 

Lis des bouquins surexcitants

Au sel cochon superbandant.

Mais prends bien soin que ta copine

Soit avec toi dessous la couette.

T’astique pas tout seul la pine :

Ce serait Poignet sans Poignette.

 

Martial, DCL épigrammes, recyclées par

Christian Prigent, P.O.L, 2014, p. 221-222.

 

Musseti pathicissimus libellos,

qui certant Sybariticis libellis,

et tinctas sale pruriente chartas

Instant lege Rufe ; sed puella

sit tecum tua, ne thalassionem

indiças manibus libidinosis

et fias sine femina maritus.

04/03/2018

Alberto Giacometti, Écrits

 

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Gris, brun, noir (Georges Braque)

 

   Gris, brun, noir, feuilles, sables, vases : les grandes fleurs jaunes qui me regardent. Je me vois au milieu des tableaux, les regardant l’un et l’autre, passant du vase à la plage, au blé, à la bicyclette brillante, l’humidité du pré derrière les deux troncs d’arbres au bord de la route. Je sens l’asphalte, la poussière, l’étendue du pré et de la forêt, je suis sur la route passant à côté de cette bicyclette comme abandonnée dans le paysage et puis le banc sous les arbres à l’ombre fraiche. Je vois tout le jardin, je suis dans le jardin, j’entends les pas sur le gravier, les voix des autres qui sont là avec moi, qui vont et viennent, et, là-bas, il y a ce banc dans l’ombre fraiche qui m’attire.

   Je regarde les fleurs. Il y a de vraies fleurs à côté du tableau, elles se ressemblent.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 68.

03/03/2018

Max Ernst, Écritures

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la paix

            la guerre

                              et la rose

 

la paix : source fraiche et amère

la guerre : le général rit sous cape

                  au nez du pape

la rose : nulle rose ne pleure virginité.

 

 

Laicité

 

Ne pas confondre

le baiser de la fée

avec

la fessée de l’abbé.

 

Max Ernst, Écritures, Gallimard, 1970, p. 373-374.

 

02/03/2018

Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde de ce jardin

                    pierre chappuis,dans la lumière sourde de ce jardin,déversoir du temps,bruits

 

                      Déversoir du temps

 

Orgues, non : ressassement brut.

 

Gravier, cailloux, sable s’engouffrant dans l’oreille — hoquetant, leur tri à longueur de journée —, délestés par une machinerie géanye, indifférente, indomptable.

 

Brinquebale ; éructe.

 

D’être secoué, véhiculé au gré de multiples stéréoducs, passé au crible, le jour lui-même se décolore, réduit en une poussière grise, en un brouhaha — des ribambelles de grincements, chuintements raclements de gorge venus se perdre dans un brouillage ininterrompu.

 

Tel, glossolalie harassante (" ce vrombissement démesuré qui n’a pas de début et n’aura pas de fin"), tel ce que crachent dans le vide plans inclinés et entonnoirs s’entrecroisant dans le ciel.

 

 

Déversoir du temps qui, sans relâche, inintelligiblement, l’émiette.

 

Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde de ce jardin, Corti, 2016, p. 9-10.

01/03/2018

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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Une révolution loupée en 1788

 

Lorsque sur le château la patine des âges

S’ébroue en ricanant parce qu’un menuisier

N’essuyant pas ses pieds ignore les usages

Comment les aurait-il puisqu’il est roturier

 

Alors les archiducs de moindres personnages

Et jusqu’au damoiseau devenu foutriquet

Remontant lentement le cours des épandages

Pour dedans le donjon pouvoir se réfugier

 

Mais  l‘homme était suivi de plus d’un acolyte

Celui qui fend la pierre et l’ardoise délite

Celui qui tord le fer et mâchonne l’acier

 

Ces ludions s’élevaient artisans ou d’élite

Puis tous durent descendre à cause du plombier

Réussissant enfin à boucher une fuite

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,

Gallimard, 1965, p. 151-152.

27/02/2018

Paol Keineg, Les trucs sont démolis

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Ma lenteur à comprendre les paroles et les motifs,

et de mes passages à vide, fils de la poule, mes candeurs suspectes, mes poèmes besogneux.

Le miracle te plait, et l’hyperbole,

la mémoire retorse de la syntaxe.

Trois femmes fatales, deux petits enfants de cire, le pays

austère et double,

les cris d’alarme, les ségrégations géographiques.

Quoique morose et chauffé à blanc, je reste dispos, j’accueille avec douceur soubresauts et contretemps,

j’ai sans raison cent raisons d’espérer.

 

Paol Keineg, Les trucs sont démolis, une anthologie, 1967-2005, Obsidiane/ Le temps qu’il fait, 2008, p. 165.

Isabelle Lévesque, Voltige ! (recension)

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   Les vers d’Apollinaire cités en exergue — « C’est la chanson des rêveurs / Qui s’étaient arraché le cœur / Et le portaient dans la main droite » — annoncent le thème de l’amour (le couple présent-absent) et celui de l’imaginaire. Tous deux, avec le motif du temps (la fleur éphémère, les saisons, le passé), charpentent le recueil, dont le lyrisme se lit d’entrée dans l’abondance d’éléments qui connotent la naissance du monde. Le premier poème commence avec l’aurore, le matin, le chant du coq, l’ouverture des fleurs, mais également avec la présence d’un couple qui semble surgir d’ailleurs (« nos pieds nus / sur la terre »). La nourriture même apparaît première : « les blés     le pain    la couleur ». La couleur, c’est celle, symbolique de la vie, le rouge ; rouge de la crête du coq, rouge du coquelicot.

   Une narratrice sollicite le regard de l’Autre (« Vois mes mains ») et son acquiescement (« Sais-tu », « Veux-tu »), sans qu’une présence continue au cours du livre soit assurée, peut-être réelle, peut-être rêvée. C’est le lieu présent qui signifie l’existence du couple (« ici / nous unissait ») ou, d’une manière différente, la couleur. Le bleu, c’est celui des yeux de l’Autre, mais aussi celui du bleuet, qui croît toujours dans les mêmes champs que le coquelicot, c’est-à-dire la fleur attachée à la narratrice (« Je suis / coquelicot »). L’association des deux fleurs figure une union source de vie, la parole amoureuse même est liée aux fleurs par la couleur et l’épanouissement (« Sur tes lèvres / mes mots fleurissent »).

   Cependant, la fleur est aussi le symbole de l’éphémère, de l’impermanence ; « le vent faucheur » les emporte, le temps les tue. Quand vient le matin, c’est la pensée que le soir sera bientôt là qui domine, et les saisons se succèdent dans le recueil, l’hiver, le printemps et ses « fruits verts », l’été. La neige, élément récurrent, signale aussi l’engourdissement de la nature, image de la fin et, par ailleurs, renvoie sans ambiguïté à un passé lointain : « neiges d’antan » ne peut évoquer que Villon. Le couple formé ne vainc pas le temps et c’est ce que signifie, à sa manière, le lai du chèvrefeuille auquel il est fait allusion. Dans le texte de Marie de France, en effet, Tristan et Iseut se rencontrent grâce à une absence du roi Marc, leur complémentarité n’est donc que passagère, vient rapidement la séparation et l’attente d’une nouvelle circonstance favorable pour d’autres retrouvailles, comme si toute stabilité était exclue, « jamais toujours : seule proposition ».

   Pourtant, la vie l’emporte. Le temps, au moins provisoirement, serait vaincu par la trace gravée sur l’arbre, un cœur percé d’une flèche, figure de l’union comme l’étreinte : « Ce soir, cercle clos // tes bras m’entourent ». Mais la vie n’est pas dans l’immobilité pour Isabelle Lévesque, bien plutôt dans la « danse folle » : le titre « Voltige ! » évoque les déplacements rapides, comme ceux de l’acrobate qui sans cesse cherche-trouve-perd son équilibre. La danse est image de la vie, comme le coquelicot dont les pétales s’envolent, « Danse coquelicot ! / Le vent ne peut rester debout, je cesse et libre. // Voltige. » D’un bout à l’autre du livre, on lit le passage de la présence à l’absence, de l’ « ici maintenant » de plénitude à la quête du moment « qui confond le passé le présent ».

   Le passé est un temps analogue à celui du rêve : tout désir y a été réalisé, et le passé le plus riche est celui de l’enfance. Revisitée, elle offre le plaisir de revivre ce qui est ordonné, sans épines, « aubaine / à miracles espérés ». Il suffirait de s’y transporter avec l’aimé pour connaître l’accomplissement ; cependant, la proposition « Prendre ta main, nous sommes enfants » n’est qu’un désir qui ne fait pas disparaître le « désarroi de vivre », ni le fait que le vent disperse du coquelicot « les pétales nus loin des blés ». Le caractère souvent rêvé de la plénitude de la femme est restitué par Colette Deblé, qui allie le rouge et le bleu dans ses lavis d’après des figures peintes dans le passé.

   Françoise Ascal, dans sa postface, rapproche la thématique d’Isabelle Lévesque des romantiques allemands, notamment pour sa quête « réconciliant le réel et l’imaginaire » et la place particulière faite aux fleurs. Elle note aussi le caractère souvent elliptique des vers ; ce caractère oblige avec bonheur le lecteur à construire ses images, comme dans ce vers parmi d’autres : « Gestes, souffles, prières, rester, poursuivre, garder la fièvre » — on relève ici une régularité du rythme (2/2/2/2/3/4) que l’on retrouve dans l’ensemble du livre. On sera également sensible aux récurrences de quelques mots (vent, rouge, bleu, coquelicot, par exemple) et aux homophonies (rive, rires, rythme ; laisse, lai ; signe, saigne, etc.) qui, comme le rythme, contribuent à l’unité du livre. Voilà une voix singulière à découvrir.

 

Isabelle Lévesque, Voltige !, peintures de Colette Deblé, L’herbe qui tremble, 2017, 96 p., 14 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 27 janvier 2018.

 

 

26/02/2018

Italo Svevo, Écrits intimes

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Décembre 1902

   Je note le journal de ma vie de ces dernières années sans me proposer aucunement de la publier. Pour moi, à cette heure, et de façon définitive, ‘ai éliminé de ma vie cette chose ridicule et néfaste qui s’appelle littérature. À travers es pages, je veux seulement arriver à mieux me comprendre. Mon habitude qi est celle de tous les impuissants, de ne savoir penser qu’avec une plume à la main (comme si la pensée n’était pas plus utile et nécessaire au moment d’agir) me contraint à ce sacrifice. Donc, une fois encore, instrument grossier et rigide, la plume m’aidera à parvenir jusqu’au fond si complexe de mon être. Puis je la jetterai pour toujours, et je veux savoir m’habituer à penser dans l’attitude même de l’action : en courant, fuyant un ennemi en le poursuivant, le poing levé pour frapper ou esquiver un coup.

 

Italo Svevo, Écrits intimes, traduction de l’italien Marco Fusco, Gallimard, 1973, p. 89.

24/02/2018

Agnès Rouzier, Le fait même d'écrire

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La folie

 

Folie ?

Approche de la folie.

Seulement approche.

Lorsque la folie est, elle n’est plus.

 

La folie existe : la folie n’a pas d’existence.

 

C’est dans le pont jeté du rôle qu’est la jubilation du fou.

 

Quels lieux assigner à la folie ?

Quel point strictement repérable ?

Le regard que nous portons sur elle n’est que distance.

Nous ne la parlons pas.

Nous ne la voyons pas.

 

Et maintenant tu dis : légende. Nous ne parlerons plus que de la légence.

 

(Peut-on faire qu’écrire soit entendre et voir ?)

 

Agnès Rouzier, Le fait même d’écrire, Change / Seghers, 1983, p. 159.

Laurent Albarracin, Plein vent, 111 haïkus

 

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Dans le pré tendre

les vaches respirent

avec rudesse

 

Une libellule

les yeux exorbités

passe d’un trait

 

Vélo retourné

pour un pneu crevé —

rouet de l’enfance

 

S’envolant de la branche

l’oiseau y laisse

un léger balancement

 

Écrasant un escargot

je songe la frivole

gravité de mes pas

 

 

Laurent Albarracin, Plein vent,

111 haïkus, Pierre Mainard, 2017,

11, 13, 14, 15, 19.