14/10/2025
René Daumal, Le contre-ciel
La nausée d’être
Je ne suis pas venu au monde
pour forger des bras aux centaures,
pour donner mon sang aux mouchoirs
qui sèchent au clair de lune.
Je ne suis pas venu au monde
pour combattre mon ombre,
ni pour trouver un jour mes poings
becqueté par les faisans.
Je ne suis pas venu pour frapper
ni pour rire à la mort.
Je ne me souviens plus,
des civières s’en vont,
des galères flambent,
des genoux tremblent et des faucons se posent
sur des boules fragiles et vivantes.
Si je regarde en arrière,
la mort d’en va à reculons,
indéfiniment des portes claquent,
jusqu’aux placards de l’horizon.
La mort au rire vulgaire
derrière ses persiennes vertes
suce un bonbon anglais
et les tapis sont mouillés de tisanes.
Je ne suis pas venu au monde,
au commencement il n’y a qu’un grand rire,
au coin d’une rue une poupée de plâtre
ouvre, en suant une eau verte de rage,
des boîtes qui ne contiennent que des boîtes,
et sans fin des boîtes.
Plus loin, comme un cœur suce le sang,
un trou dans une chair gigantesque m’aspire,
des murs vivants, rouges et chauds,
me traînent par la gorge,
je ne veux plus me retourner,
que tout à l’heure on m’assassine
d’un coup de couteau de cuisine
entre les deux épaules.
René Daumal, Le contre-ciel suivi de Les dernières
paroles du poète, Poésie/Gallimard, 1970, p. 147-148.
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27/01/2019
René Daumal, Le Contre-ciel
Il suffit d’un mot
Nomme si tu peux ton ombre, ta peur
et assure-lui le tour de sa tête,
le tour de ton monde et si tu peux
prononce-le, le mot des catastrophes,
si tu oses rompre ce silence
tissé de rires muets, — et si tu oses
sans complices casser la boule,
déchirer la trame,
tout seul, tout seul, et plante là tes yeux
et viens aveugle vers la nuit,
viens vers ta mort qui ne te voit pas,
seul si tu oses rompre la nuit
parée de prunelles mortes,
sans complice si tu oses
seul venir nu vers la mère des morts
dans le cœur de son cœur ta prunelle repose
écoute-la t’appeler : mon enfant,
écoute-la t’appeler par ton nom.
René Daumal, Le Contre-ciel, Poésie / Gallimard, 1070, p. 61.
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