10/04/2018
Marie-Laure Zoss, Où va se terrer la lumière
Où va se terrer la lumière.
I.
au petit jour, la lumière ; pitié pour vous d'une assemblée debout, presque morte, de vos faces de graine noire, elles se détournent, un peu de notre vie s'en va, on essuie la salive des dernières phrases, à s'approcher de vos os — sèches ficelles encore un peu se tendent — on entend le sol qui verse ; un pan de forêt, la lumière l'a jauni plus haut, dans la laine des cimes ; vos yeux raturent la géométrie des parquets, sous la fripe de vos mains, inutile d'attendre un geste qui referait l'espace, celle qui écrit, en suspens sur la page, s'endort devant la flamme ; dire ces visages, ils n'aspirent plus qu'au terrier d'un vieux soleil où disparaître ; dans le piano mécanique frappe le feutre des âmes en bois, et vous, même corps tenu debout sur le fond de la terre, la pluie a fait noircir encore vos silhouettes
IX.
apprendre à revenir à la ligne, mais qui pour nous y contraindre ? montrez-nous où va se greffer la lumière sous la peau de la nuit, par où l'allée rèche des phrases à travers la campagne enneigée, dans les vieilles artères la germination des flocons, des réverbères, points crus dans la craie du brouillard avant le jour ; on vous regarde, sous la sangle du givre, tombés, et la housse sur soi qui s'affale du visage, haillon vers les genoux pendu, la honte à jamais refermée, qui s'y penche touche le sang des bêtes à la mâchoire, bêtes gisant sur la prise dure d'un sillon, on vous regarde, portrait malgré soi tenu, comme une taie devant l'œil, et s'imposant sans répit le pêle-mêle de vos mouvements
Marie-Laure Zoss, "Où va se terre la lumière", dans Conférence, n° 28, printemps 2009, p. 55 et 63.
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08/04/2018
Carl Rakosi, Le vieil homme, traduction Jacques Roubaud
Le vieil homme
Pour commencer les poils
poussèrent plus touffus sur sa poitrine
et sur son ventre
mais plus rares sur le sommet
de son crâne .
ensuite du gris apparut
sur le côté droit
de sa poitrine.
un jour se regardant
dans un miroir
il aperçut des poils
gris, épais, dans ses narines.
alors il admit
qu’il devait reconnaître
que l’âge était venu.
le vieil homme
sortit ses dents
du verre d’eau
et se servit
une petite saucisse.
jeune garçon
il était di pressé
de devenir vieux
maintenant il se sentait plus jeune
que jamais.
Carl Rakosi, traduction Jacques
Roubaud, dans Traduire, journal,
NOUS, 2018, 102-103.
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07/04/2018
Julien Bosc, Le Verso des miroirs
je vis aux lisières de la terre et de la mer
le long d’une rivière défaite
un vertige
une bascule
une volée d’étourneaux dans la brume
des portes se referment
le vent bégaie
une étincelle allume la bougie
les laves forgent un rivage
deux premiers mots murmurent
Julien Bosc, Le Verso des miroirs, Atelier de
Villemonge, 2018, p. 3. © Photo Chantal Tanet
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06/04/2018
Maine de Biran, Journal intime
17 mai 1815.
J’ai éprouvé ce soir, dans une promenade solitaire, faite par le plus beau temps, quelques éclairs momentanés de cette jouissance ineffable que j’ai goûtée dans d’autres temps et à pareille saison, de cette volupté pure, qui nous semble arracher à tout ce qu’il y a de terrestre, pour nous donner un avant-goût du ciel. La verdure avait une fraîcheur nouvelle et s’embellissait des derniers rayons du soleil couchant ; tous les objets étaient animés d’un doux éclat ; les arbres agitaient mollement leurs cimes majestueuses ; l’air étaient embaumé, et les rossignols se répondaient par des soupirs amoureux auxquels succédaient les accents du plaisir et de la joie. Je me promenais lentement, dans une allée de jeunes platanes, que j’ai plantés il y a peu d’années. Sur toutes les impressions et les images vagues, infinies, qui naissaient de la présence des objets et de mes dispositions, planait ce sentiment de l’infini qui nous emporte quelquefois vers un monde supérieur aux phénomènes […].
Maine de Biran, Journal intime, Plon, 1927, p. 153.
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05/04/2018
Jean-Pierre Verheggen, Ni Nietzsche, Peau d'Chien
Le cas Cosima (Mystère ?) Le cas Vaginer ?
Turin, 3 octobre 1888
Lorsqu’il le veut diminué, réduit, c’est : Wagner est un bébé 8 Un bébé mongol et incontinent qui fait du pisse-copiemusical dans ses Pampersifal !
Lorsqu’il le voir trop encombrant, c’est : Wagner est un Persifalstaf de Mes Deux qui fait couac sur couac comme un violoneux.
C’est évidemment excessif. Discourtois. Voire bêtasse et injurieux !
De plus, c’est injuste pour l’opéra de son exami.
Mais c’est ainsi !
Nietzsche fait de tout un cas
Un cas Pohl !
Un cas Nohl !
Un pot d’Kohl !
Un cas Fritzsh !
Des caprices !
Tout sauf un cas cliNietzsche !
Le cas des cas !
Celui pour lequel il fait le grand Caruso béat !
Son aria !
Son Ariane !
Sa Wagner’s Madame
Son.
Sa.
(C’est cosiment ça !)
Cosima !
Jean-Pierre Verheggen, Ni Nietzsche, Peau d’Chien !,
TXT, 1983, p. 34.
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04/04/2018
Fernando Pessoa, Bureau de tabac
(Mange des chocolats, petite,
Mange des chocolats !
Dis-toi que toute métaphysique est chocolats.
Dis-toi que toutes les religions n’en apprennent
pas plus que la confiserie.
Mange, petite sale, mange !
Si je pouvais manger des chocolats avec autant
de conviction !
Mais, moi je pense, et quand j’enlève le papier
d’argent — une simple feuille d’étain —
Je jette tout par terre, comme j’ai jeté ma vie !)
Fernando Pessoa, Bureau de tabac, traduction Rémy
Hourcade, éditions Unes, 1993, p. 23.
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03/04/2018
Jules Supervielle, La Belle au Bois dormant
La Belle au Bois dormant
Amphidontes, carinaires, coquillages
Vous qui ne parlez qu’à l’oreille,
Révélez-moi la jeune fille
Qui se réveillera dans mille ans,
Que je colore la naissance
De ses lèvres et de ses yeux,
Que je lui dévoile le son
De sa jeunesse et de sa voix,
Que je lui apprenne son nom,
Que je la coiffe, la recoiffe
Selon mes mains et leur plaisir
Et qu’enfin je la mesure avec mon âme flexible !
Je la reconnais, jouissant de sa claire inexistence
Dans le secret d’elle-même comme font les joies à venir,
Composant son sourire,
En essayant plusieurs,
Disposant ses étamines
Sous un feuillage futur,
Où mille oiseaux, où mille plumes
Essaient déjà de se tenir,
Allumant des feux d’herbages,
Charmant l’eau loin de ses rives
Et jouant sur les montagnes
À les faire évanouir.
Jules Supervielle, Gravitations, Poésie / Gallimard,
1966, p. 122-123.
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02/04/2018
Ossip Mandelstam, De la poésie
De la poésie
De l’interlocuteur, I
Ce qui chez le fou produit sur vous la plus terrible impression de démence, pouvez-vous me le dire ? Est-ce la dilatation des pupilles parce que s’absente, ne fixant rien en particulier, le regard vide ? Les paroles insensées parce que s’adressant à vous elles vous ignorent et n’ont que faire d’une existence qui ne les intéresse absolument pas ? L’indifférence terrible dont il fait preuve, voilà ce qui au plus haut point nous angoisse. Rien n’est plus intolérable pour l’être humain que d’en rencontrer un autre pour lequel il n’est rien ? Une signification profonde imprègne cette hypocrisie culturelle qu’est la courtoisie, grâce à quoi nous soulignons à chaque instant l’intérêt qu’on porte à autrui.
[…]
Ossip Mandelstam, Œuvres complètes II, Œuvres en prose, traduction Jean-Claude Schneider, Le bruit du temps, 2018, p. 311.
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01/04/2018
Gertrude Stein, Stanzas in meditation, traduction Jacques Roubaud
Stanzas in meditation
deuxième partie, strophe quatorze
ce n’est pas seulement tôt qu’ils ne font aucune faute
le rouge-gorge et le rossignol
ou plutôt ce qui peut ce qui
peut ce qu’il ce qu’ils peuvent choisir ce qu’
ils savent ou n’aiment pas qu’
ils fassent cela une seul e fois ou pas pareil
et non seulement à ce moment où il leur plaît
d’avoir été absorbés entièrement
et ainsi le trouvent-ils
et ainsi sont-ils
là
là qui n’est pas seulement ici mais ici aussi bien que là.
ils aiment tout ce que j’aime.
Gertrude Stein, traduction de Jacques Roubaud, dans son
Traduire, journal, nous, 2018, p. 70.
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31/03/2018
André Frénaud, Il n'y a pas de paradis
À force de s’aimer
À force de s’aimer on ne se connaît plus,
parce qu’il n’existe plus de toi ni de moi
mais un oiseau aveugle immobile sur le vide,
ne chantant pas, irréprochable, rajeunisseur.
L’éclat de son silence répare les fêlures.
Mon amour, mais toi et moi nous devenons vierges !
André Frénaud, Il n’y a pas de paradis, Poésie/Gallimard,
1967, p. 58.
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29/03/2018
Ben Lerner, Angle de lacet, traduction Virginie Poitrasson
La première console de jeu était la flamme domestiquée. Les jeux vidéo actuels vous permettent de choisir l’angle par lequel vous voyez l’action, inspirant une éruption de massacres dans les lycées. Les jeux les plus récents qui utilisent des petits coups simulant la lumière réfléchie, sont presque inintelligibles pour les anciens joueurs. Nous avons ôté les avions de nos simulateurs dans l’espoir de manipuler le vol en tant que tel. Les tricheries dans le jeu, les codes spéciaux qui rendent votre personnage invincible ou riche, qui modifient les conditions météo ou vous permettent de sauter un niveau du jeu, ont un rapport avec les jeux vidéo vus comme une imploration à la réalité. À la limite les enfants essaieront d’imposer ces tricheries dans le monde physique. Taper haut, bas, haut, bas, gauche, droite, gauche, droite, a, b, a, déchirer le ciel. Gauche, gauche, b, b, se réchauffer.
Ben Lerner, Angle de lacet, traduction Virginie Poitrasson, dans La tête et les cornes, n° 5, mars 2018, p. 7.
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27/03/2018
Ossip Mandelstam,Œuvres poétiques
Combien m’est cher ce vivant qui peine,
qui compte pour un siècle une année,
qui met au monde, qui dort, qui crie,
tout ce peuple cloué à sa terre.
Ton oreille se tient aux frontières —
elle se satisfait de tout bruit —
un ictère, un ictère, un ictère !
dans ce trou moutardier et maudit !
octobre 1930
Ossip Mandelstam, Œuvres complètes I, Œuvres
poétiques, traduction Jean-Claude Schneider,
Le Bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 351.
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Ossip Mandelstam,Œuvres poétiques
Combien m’est cher ce vivant qui peine,
qui compte pour un siècle une année,
qui met au monde, qui dort, qui crie,
tout ce peuple cloué à sa terre.
Ton oreille se tient aux frontières —
elle se satisfait de tout bruit —
un ictère, un ictère, un ictère !
dans ce trou moutardier et maudit !
octobre 1930
Ossip Mandelstam, Œuvres complètes I, Œuvres
poétiques, traduction Jean-Claude Schneider,
Le Bruit du temps / La Dogana, 2018, p. 351.
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25/03/2018
Robert Marteau, Mont-Royal
Un jeune étourneau trille à la tête d’un chêne, de ses rémiges battant l’air et l’ennuageant de suis, puis, les ailles fixes et tendues pour former avec le fuselage un triangle, il pointe son fin bec et lance une crépitement de brèves, de longues et d’aiguës vers celle qui va venir et dont l’absence comme la proche venue visiblement l’enivrent.
L’ombre de l’été déjà sur les derniers pans de neige isolés autour du marais et maintenus par l’abri des sapins. Dans la vasque encombrée de chevelure et de mirages, les grenouilles concertent, chanteuses sorties des cryptes noires, chœur tout occupé de son gloussement comme poussée annonciatrice des pontes, des flottages de gélatine en dérive sous le vent et sur les eaux laquées.
Le monde n’a pas attendu d’être nommé pour vivre / la roulette du carouge et cri du corbeau sont plus perpétuels que l'anapeste, le psaume, le verset. l
Robert Marteau, Mont-Royal, Gallimard, 1981, p. 50.
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24/03/2018
Walter Benjamin, Sur le haschich
29 septembre [1928] samedi Marseille
À 7 heures du soir j’ai pris du haschisch après avoir longuement hésité. La journée, j’avais été à Aix. Je ne note ce qui va éventuellement suivre que pour constater que si des effets se produisent, étant donné que ma solitude ne me permet pour ainsi dire pas d’autre contrôle. À côté de moi, un petit enfant pleure, ça me dérange. Je pense que trois quarts d’heure se sont déjà écoulés. Mais pourtant c’est seulement une demi-heure. Par conséquent… Car abstraction faite d’un très léger malaise, je ne sens rien. J’étais sur le lit, je lisais et je fumais. En face de moi, toujours cette vue sur le centre de Marseille. (À présent les images commencent à exercer leur emprise sur moi.) La rue que j’ai vue si souvent est pour moi comme la coupure qu’un couteau a tracée. [...]
Je dois remarquer ici de manière générale : la solitude de telles ivresses a son revers. Pour ne parler que de l'aspect physique, il y a eu un instant dans le café du port où une violente pression sur le diaphragme a cherché apaisement dans un chantonnement. Et en outre il ne fait aucun doute que beaucoup de choses belles et éclairantes ne se sont pas éveillées. Mais par ailleurs la solitude agit ensuite comme un filtre ; ce qu'on rédige le jour suivant est davantage qu'une énumération d'expériences vécues de quelques secondes ; l'ivresse se distingue dans la nuit de l'expérience de jour par ses beaux contours prismatiques, elle forme une sorte de figure et elle est plus mémorable que d'ordinaire.
Walter Benjamin, Sur le haschisch, traduction Jran-François Poirier, Titres / P.O.L, 2011, p 42 et 49.
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