21/06/2018
Jules Renard, Journal
Éloge funèbre. La moitié de ça lui aurait suffi de son vivant.
On se fait des ennemis. Avait-on des amis ?
Le monde serait heureux s'il était renversé.
Un homme qui aurait absolument nettela vision du néant se tuerait tout de suite.
À considérer les appétits bourgeois, je me sens capable de me passer de tout.
Je ne tiens pas plus à la qualité qu'à la quantité des lecteurs.
Les hommes naissent égaux. Dès le lendemain, ils ne le sont plus.
Écrire pour quelqu'un, c'est comme écrire à quelqu'un : on se croit tout de suite obligé de mentir.
Il faut vivre pour écrire, et non pas écrire pour vivre.
Mon ignorance et l'aveu de mon ignorance, voilà le plus clair de mon originalité.
Jules Renard, Journal, édition Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 1094, 1114, 1118, 1119, 1124, 1128, 1132, 1151, 1164.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jules renard, journal, critique, bourgeoisie | Facebook |
20/06/2018
Brigitte Mouchet, et qui hante
ici ne repose pas
Il arrive parfois, traversant la campagne, qu’un appel – mais – rien – le silence, un vague crissement, il s’est passé quelque chose. On marche dans les bois. Le soir on rentre.
On peut les rencontrer — d’abord quelques-uns, compagnons — et des enfants — ils sont partis — à qui on a tranché la langue — parfois une ombre arpente la campagne, semble se pencher pour passer — mais rien.
Les odeurs des ronces. Quelque chose s’agrippe, serre les poings. Quelque chose — ils ont tenté de passer. Ils se sont abîmés avec les pierres, les genêts au soleil. Et la nuit des lumières balaient — quelqu’un ? — un bosquet hérissé, accroché, quelqu’un reste immobile, quelque chose.
[…]
Brigitte Mouchet, Et qui hante, isabelle sauvage, 2018, p. 89.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : brigitte mouchet, et qui hante, rien ne repose, appel, silence, ombre | Facebook |
19/06/2018
Paul Celan, La rose de personne
Kolon
Dans la lumière des vigiles
des mots aucune main
gagnée par errance
Mais toi, gagnée par sommeil, toujours,
vraie de langue dans chacune
des pauses ;
à quel prix
de divorcé d’ensemble
le prépares-tu pour un nouveau départ :
le lit mémoire !
Sens, nous gisons
blancs d’une multi-
couleur, mille-
bouches à force de
vent-du-temos, souffle-année, cœur-jamais.
Paul Celan, La rose de personne, traduction Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979, p. 107.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Celan Paul | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : paul celan, la rose de personne, kolon, langue, sens, martine broda | Facebook |
18/06/2018
Norge, Le stupéfait
Tout tout
Je voulais tout et quand j’eus tout,
– Mais savez-vous planter des choux ?
J’eus tout et je ne sus qu’en faire
– À la mode de chez nous
Ce tout-là, ce n’était qu’enfer.
T’en as déjà trop dit, Prosper,
Tu ferais mieux de nous servir
Quelque chose qui désaltère
Au lieu de pousser des soupirs.
… Mais savez-vous planter des choux ?
T’en as déjà trop dit, Prosper,
Et t’aurais mieux fait de te taire
Et de boire encore un bon coup
Au lieu de pousser des glouglous
À la mode de chez nous !
Norge, Le stupéfait, Gallimard, 1988, p. 49.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : norge, le stupéfait, tout, chanson, enfer soupir, se taire | Facebook |
17/06/2018
Lionel Ray, Les métamorphoses du biographe
la dernière nuit
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
La dernière nuit on disait encore « c’est tout simple »
sans protester on poussait sa charrette sur un
carreau où l’œil nu s’effondre brusquement on sait
pour quelques instants s’appuyer à tous les zincs
avec la faune des écaillers et ça plaisante
hors du domaine public sans habillement
les maraudeuses entre les cageots déracinées
de l’Étoile avaient le visage en sang
Les marginaux assis n’étaient plus sûrs de rien
Toutefois les pieds énormes feront plus loin des rondes
On verra tout est prêt la rue de Carpentras
L’allée de la Cossonnerie neuf bâtiments
Pour les fruits et légumes sans aucune tradition
Mais les camions du négoce ne quitteront pas
La rue Rambuteau sans la grosse Germaine qui
« Travaille pas nous autres seul’ment sur les touristes »
–––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Lionel Ray, Les métamorphoses du biographe, Gallimard, 1971, p. 65.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lionel ray, les métamorphoses du biographe, la dernière nuit, les halles | Facebook |
16/06/2018
Wislawa Szymborska (1923-2012), De la mort sans exagérer
Photographie de la foule
Sur la photo de la foule
ma tête septième à droite,
ou alors quatrième à gauche,
ou alors vingtième en partant du bas.
ma tête, je ne sais laquelle,
plus toute seule, plus unique,
déjà pareille aux semblables,
pas plus mâle que femelle ;
les signes qu’elle m’envoie
pas particuliers du tout ;
si l’Esprit du Temps la voit,
il ne la regarde pas ;
ma tête toute statistique,
consommant acier et câble,
globalement, paisiblement,
sans honte d’être quelconque,
sans chagrin d’être interchangeable ;
comme si je ne l’avais guère
pour moi, et à ma manière ;
comme dans un cimetière antique
plein de crânes anonymes,
tous assez bien conservés
malgré leur mortalité ;
comme si elle y était déjà,
pas à moi, universelle ;
où, si elle peut se souvenir,
c’est de son profond avenir.
Wislawa Szymborska, De la mort sans exagérer,
traduction du polonais Piotr Kaminski,
Poésie / Gallimard, 2018, p. 118-119.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : wislawa szymborska (1923-2012), de la mort sans exagérer, photographie de la foule | Facebook |
14/06/2018
Christiane Veschambre, Ils dorment
Ils dorment.
Leurs corps reposent l’un contre l’autre, l’un dans la présence de l’autre.
Lui ouvre les yeux, tend un bras vers un bracelet montre posé sur la table de chevet.
Il l’approche, avec lui on lit l’heure sur le cadran 6h ¼.
Il lève doucement le drap, il est en tee-chirt et caleçon, il se tourne vers elle qui dort, la regarde, l’effleure, un fable son incertain sort de sa bouche fermée. Il se lève.
Il est à la table de la cuisine. La cuillère prend dans le bol les céréales en forme de petits anneaux. Sa main tient la cuillère. Il voit sur la table la petite boîte d’allumettes.
Il est dehors. Il marche, il est habillé d’une combinaison de travail dont j’ai oublié la couleur. Il tient à la main une sorte de petite mallette semi-sphérique. Il longe des bâtiments de brique. Il tourne à l’angle, sous un porche.
Il est assis au volant d’un autobus à l’arrêt, vide, porte ouverte. Il écrit sur un petit carnet posé sur le volant. On approche de la page et on peut lire ce qu’il y écrit. On le lit aussi en bas à gauche de l’écran. C’est un poème qui dit la petite boîte d’allumettes, le dessin des mots sur son couvercle.
[…]
Christiane Veschambre, Ils dorment, L’Antichambre du Préau, 2017, np.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christiane veschambre, ils dorment, chambre, couple, sommeil, écriture | Facebook |
13/06/2018
Inger Christensen, La Vallée des papillons
Éphémères visions des regrettés défunts,
le papillon de l’aubépine qui plane
comme un nuage blanc teinté de traces
de bouquets rouges tissés par la lumière,
grand-mère au jardin qu’enlacent les milliers
de bras des giroflées, asters et gypsophiles,
mon père qui m’enseigna les premiers noms
de ce qui doit ramper avant de disparaître
pénètrent avec moi dans la vallée des papillons
où tout n’existe que de ce côté, où même
les morts entendent le rossignol, son chant
possède une pulsation étrange, mélancolique
qui va de la souffrance à la souffrance,
mon oreille répond d’un tintement secret.
Inger Christense, La Vallée des papillons, traduction du danois Karl et Janine Poulsen, Rehauts, 2018, p. 19.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : inger christense, la vallée des papillons, grand-mère, mélancolie, rossignol | Facebook |
12/06/2018
Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau,5
Histoire de la perdrix
Prologue
Les choses ne sont pas ce que les mots produisent. Elles émergent de ce qu'ils séparent. Elles deviennent visibles, visibles et nues, comme elles ne le sont pas elles-mêmes. Visibles après le bain. Issues de l'ombre positive d ela langue, de l'implacable et lumineux glissement de sa négativité.
Cette ombre pour respirer. Cette ombre pour plonger.
Survie phrasique jusque dans l'extrême nuance opaque du poème. Lecture sans le moindre émouvante - ou bien molle, injuste, sans le moindre tranchant.
Voici la découpe où je vis : l'emporte pièce, autant de bandes, brunes jaunes. Adorable limaille.
Et vivable vraiment la présence due aux mots ; sans eux on n'échapperait pas à la chaotique filature du temps ni à la puissance de l'instant laissé à lui-même — seuls les animaux y excellent.
Pierre parmi les pierres. Foin dans le foin, j'écris le maquillage de la perdrix.
Je déracine et brandis son théâtre d'un bloc. Sa brûlure n'est pas extatique, mais douloureuse comme la totalité.
Une précipitation d'apparence.
Une explosion de perdrix pierreuse.
Le théâtre est clos ; à l'intérieur, la ressemblance est infinie.
[...]
Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, cinq, André Dimanche, 2008, p. 57-58.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nicolas pesquès, la face nord du juliau, cinq, histoire de la perdrix | Facebook |
11/06/2018
Joseph Joubert, Carnets, I
Le seul moyen d'avoir des amis, c'est de tout jeter par les fenêtres, de n'enfermer rien et de ne jamais savoir où l'on couchera le soir.
On ne devrait écrire ce qu'on sent qu'après un long repos de l'âme. Il ne faut pas s'exprimer comme on sent, mais comme on se souvient.
Enseigner, c'est apprendre deux fois.
Ceux qui n'ont à s'occuper ni de leurs plaisirs ni de leurs besoins sont à plaindre.
Les enfants veulent toujours regarder derrière les miroirs.
Aux médiocres il faut des livres médiocres.
Les uns disent bâton merdeux, les autres fagot d'épines.
L'un aime à dire ce qu'il sait, l'autre à dire ce qu'il pense.
Évitez d'acheter un livre fermé.
Ce monde me paraît un tourbillon habité par un peuple à qui la tête tourne.
Joseph Joubert, Carnets, I, textes recueillis par André Beaunier, Gallimard, 1994 [1938], p. 73, 79, 143, 143, 161, 165, 172, 176, 183, 183, 211.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
10/06/2018
Geoffrey Squires, Silhouettes
Eau grise
une petite butte d’arbres
à quoi penses-tu on
ne peut pas demander ça
c’est si bien d’être à l’écart de tout le monde
le doux champ de son ventre
fragile chaleur d’été
juste naturel
Grey water
a little spit of trees
what are you thinking
not allowed to sak that
how nice to be away from anywhere
the soft fiel of her belly
frail summer heat
only natural
Geofrey Squires, Silhouettes, traduction
François Heusbourg,Unes, 2018, p. 21 et 20.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : geofrey squires, silhouettes, françois heusbourg, écart, ventre, été | Facebook |
09/06/2018
Anise Koltz, Galaxies intérieures
Dès notre naissance
nous avons flairé le sang
Les images du déluge
tapissent encore
notre mémoire
Nous marchons sans repères
suspendus au monde
par une épingle de sûreté
Anise Koltz, Galaxies intérieures,
Arfuyen, 2013, p. 50.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : anise koltz, galaxies intérieures, mémoire, déluge, repère | Facebook |
08/06/2018
Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d'abîme
L’heure est dite d’abois
L’heure est dite d’abois dans les arrière-cours
Et de guenilles en sanglots sur les cordes du jour
Par le travers des lampes nues dans l’ombre noire
O reflet malingre d’un vieil été mémoire
D’un soleil en cendres sous les mains dans la nuit
Passé l’orgue de Barbarie où le temps bruit
Le malaise d’un chien la valise d’une âme
Emplie d’herbe lointaine et de cheveux de femme
Accoudé sur la table le ciel venu m’aider
À compte recompter feuilles mortes accoudé
Sur la table tremblante au fond d’auberges vides
Avec autour d émoi pas mal de chopes vides
Eh bien devines-tu j’en ai fini de mon espoir
À jamais je suis seul dans mon amour ce soir
Dans l’aube de la vie les montagnes de lumière
Aspiré par des tourmentes d’étoiles très claires
Au-dessus d’une transparente ornée de vergers bleus
Eclaboussant d’oiseaux qui sont comme tes yeux
Jusqu’à la cime la plus blanche le fol érable
Et ne viens pas me joindre au bord de cette table
Je n’y suis plus je suis parmi les neiges du futur
Pourtant je t’y attends tête tombée fruit mûr
Dans le bois mort de cette table où d’humides années
J’entends la pluie rouler ses renoncules piétinées.
Jean-Philippe Salabreuil, Juste retour d’abîme, Le Chemin,
Gallimard, 1965, p. 12.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean-philippe salabreuil, juste retour d’abîme, l'heure est dite d'abois | Facebook |
07/06/2018
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit
Le sous-sol de la mémoire
Oh, caveau de la mémoire
Khlebnikov
Ainsi donc je vivrais affligée,
Rongée de souvenirs ? Sottises !
Je ne rends pas souvent visite à ma mémoire,
Du reste, elle me joue toujours des tours.
Dès qu'avec ma lanterne, je descends à la cave,
Je crois entendre un éboulement sourd
Gronder dans l'étroit escalier,
Ma lampe fume, je ne peux reculer,
Pourtant je vais droit à l'ennemi, je le sais.
Et comme une faveur, j'implore... Mais
Il fait nuit, pas un bruit. Finie la fête !
Trente ans déjà qu'on a raccompagné ces dames,
Et l'espiègle d'antan, il est mort de vieillesse.
Trop tard. Misère !
Où aller ?
Je touche les murs peints,
Me chauffe au coin du feu. Miracle !
Dans ce moisi, cette fumée, et toute cette pourriture,
Deux émeraudes scintillent, vivantes.
Puis un chat miaule... Allons, il faut rentrer !
Mais où est ma maison, où, ma raison ?
18 janvier 1940
Anna Akhmatova, L'églantier fleurit et autres poèmes, traduits par Marion Graf et José-Flore Tappy, La Dogana, 2010, p. 125.
Publié dans Akhmatova Anna, ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Facebook |
05/06/2018
Nadia Porcar, Une décision
Une décision
J’avons décidé de surprendre les futurs hommes de ma vie au petit déjeuner. Adieu, petits pains aux quatre figues destinés à des délicats qui bien souvent se contentaient d’un thé sucré. Basta, les confitures aux trois pêches plus une poire confites par les soins de mains chères et provinciales. Désormais, ce sera frites, œufs brouillés, café et pas de discussion. Après le café, je proposerai une lampée de porto. Il sera alors temps d’inviter les futurs hommes de ma vie qui n’auront pas déguerpi à aller pêcher la truite. Ceux qui se croient malins songeront à un petit revenez-y sur mon lit-banquette dur comme pierre. — là aussi j’aurons mis le holà au duvet de cygne et autres foutaises — mais non, de ceux-là il ne sera point question. Je parle pour les littéraux à ma taille, ceux qui iront jeter un coup d’œil dans le jardin, y découvrir le bassin et s’exclamer en se frottant les mains Bon, elles sont où les cannes à pêche ?
[…]
Nadia Porcar, Une décision, dans Rehauts, n° 41, printemps 2018, p. 53.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nadia porcar, une décision, hommes de ma vie | Facebook |