30/04/2018
Déborah Heissler, Sorrowful Songs
Rien que le ciel ouvert
Nuit
L’horizon comme un cheminement sans fin. Se perdre, ne pas insister. Bouches dans le silence. Trêve. Voir. Sentir. Jouir.
Tu le sais que quelque chose peut se passer. Que tu sens. Cri. Gorge. Nuit comme lignes qui se fondent.
Fruit brûlé
Tu — qui bat entre deux rythmes, juste amnésie à la langue de nos désirs. Corps inclinés, paupières closes.
Spasme lumineux du bleu sur la page contre le soleil avant le jour. Creusement. Torsion de la voix et tournant ainsi étreinte ; dans le milieu du monde, rien que le ciel ouvert.
Lignes
Et qui manquent aux lèvres, traits de neige tenant la terre contre les vents. Impasse du seul geste de tes mains sur mes mains, habiles, ferventes.
Je t’ai rêvée bouche et nuque, pointes sèches des hanches déroulant la ligne d’horizon.
Esquisse.
[…]
Déborah Heissler, Sorrowful Songs, Æncrages & Co, 2015, np.
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28/04/2018
Gisèle Prassinos, La vie la voix
Aux abords de la ville les maisons sont debout
Ici elles sortent à peine du blanc.
La route sous les pieds qui descend
le double rayon des roues.
Bâtons sur la page les jardins morts.
La manche autour de mon cou
pour le bonheur.
Les doigts sans réponse
fleuriront au retour.
Le pont
le parapet
le précipice.
La tête bien sculptée sort du magasin
dans ses bras une jacinthe se compare
sa bouche est le verre où je ne puis boire
pour elle on choisit le carmin
et le sucre des soirs.
L’idée du précipice
le parapet
le pont courant dans la nuit
le dernier funambule
vers la magie.
Gisèle Prassinos, La vie la voix, Flammarion, 1978, p. 55.
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26/04/2018
Charles Olson, dans Jacques Roubaud, Traduire, journal
Le printemps
Le cornouiller
éclaire le jour
La lune d’avril
fait la nuit flocons
Les oiseaux soudain
sont multitude
Les fleurs ravinées
par les abeilles, les fleurs à fruit
jetées au sol, le vent
la pluie bousculant tout. Bruit —
sur la nuit même le tambour
de l’engoulevent, nous sommes aussi
occupés, nous labourons, nous bougeons,
jaillissons, aimons Le secret
qui s’était perdu ne se cache
plus, ne se révèle, dévoile
des signes. Nous nous précipitons
pour tout saisir Le corps
fouette l’âme. En grand désir
exige l’élixir
au grondement du printemps,
transmutations. L’envie
se perd qui se traîne. Le défaut du corps et de l’âme
— qui ne sont un —
le coq matinal résonne
et la séparation : nous te saluons
saison de nul gâchis
Charles Olson, dans Jacques Roubaud,
Traduire, journal , NOUS, 2018, p. 86.
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25/04/2018
Oskar Pastior, Bac à sable, dans Jacques Roubaud, Traduire, journal
Bac à sable
Mon contraire est si dur à cuire que, si
j’étais son contraire, je ne serai pas. au cont-
raire : il est si indéracinable et coriace que, si
moi, je n’existais pas, il y serait encore, je ne
suis même pas son contraire. Lui au contraire : tellement
plus contraire que je ne le serai jamais. alors me
voilà et j’imagine avec jalousie qu’il est
mon contraire. Comme ça serait bon d’avoir un contraire
qui ne serait pas comme ça. dans mon bac à sable il
y a un personnage qui ne me plaît pas du tout, mais
qui est le contraire. mon bac à sable est ainsi
fait que mes personnages y sont, et jouent,
moi et mon contraire. même si un contraire
fait marcher les personnages, c’est dans le bas
à sable que nous sommes, et pas ailleurs, je suis un
personnage de sa epnsée et je pourrais bien, à mon avis, être aussi
mon contraire, supposons, que je suis si coriace et in-
déracinable, que je puisse être mon contraire,
supposons, que lui soit mon contraire ; supposons
que je ne sois pas le sien, ça serait si beau d’avoir
pour uune fois un contraire un petit moins dur à cuire.
Oskar Pastior, dans Jacques Roubaud, Traduire, journal,
NOUS, 2018, p. 256.
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24/04/2018
William Bronk (1918-1999), dans Jacques Roubaud, Traduire, journal
Life supports. 9. Été : airs
Et même avant cela l y eut quelqu’un
et il fit ça et ça.
Ça n’était pas très différent. Une profonde
concentration nécessaire, plusieurs mains.
Il pensait que si jamais ils laissaient échapper
cela, ce serait perdu. Et cela se perdit.
Cela fut perdu. Il se passa beaucoup de temps.
Avant lui aussi il y eut quelqu’un.
Qi peut se souvenir de la perte finale ?
La terre rend vagues les plus durs os enterrés.
Regarde, là, où nous sommes encore
dans l’espace particulier, pas le moment
où l’été les airs dépassent, et surpassent
comme les congrégations en l’air des oiseaux.
William Bronk, dans Jacques Roubaud, Traduire,
journal, NOUS, 2018, p. 221.
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22/04/2018
Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux
Plutôt le vol de l’oiseau qui passe…
Plutôt le vol de l’oiseau qui passe et ne laisse pas de trace,
Que le passage d’une bête qui laisse sn empreinte sur le sol.
L’oiseau passe et oublie, et c’est très bien comme ça.
L’animal, là où il n’est déjà plus ne sert donc plus à rien.
Il montre qu’il était déjà là, ce qui ne sert à rien non plus.
La mémoire est une trahison de la Nature,
Parce que la Nature d’hier n’est pas la Nature.
Ce qui a été n’est rien et se souvenir c’est ne pas voir.
Passe, oiseau, passe, et apprends-moi à penser !
Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux, traduction du portugais
Jean-Louis Giovannoni, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin,
Editions Unes, 2018, np.
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21/04/2018
Malcolm Lowry, Pour l'amour de mourir
Des hommes dont le vent fait claquer le pardessus
Nos vies — mais nous n’en pleurons pas —
Sont comme ces cigarettes au hasard
Que, par les journées de tempêtes,
Les hommes allument en les protégeant du vent
D’un geste adroit de la main qui fait écran ;
Puis elles brûlent toutes seules aussi vite
Que s’aggravent les dettes qu’on ne peut pas payer,
Elles se fument si vite toutes seules
Qu’on a à peine le temps d’allumer
La vie suivante, qu’on espère mieux roulée
Que la première, et sans arrière-goût+
Au fond, elles n’ont pas de goût —
Et la plupart, on les jette au rebut..
Malcolm Lowry, Pour l’amour de mourir, traduction
J.-M. Lucchioni, préface Bernard Noël, La Différence,
1976, p. 81.
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20/04/2018
Laure Gauthier, Kaspar de pierre
Marche I
ai couru, nu d’automne vers les maisons basses
avec la lourdeur du gravier
et mes semelles de peau
Ce chemin vers rien de certain
qui se brise en bruissements rances
pas même une ronce connue, ni le terme. ai caché, donc
mon visage en terre.
apaisé à la douceur de la morte, son odeur
Et que faire du dédale de l’air ?
Il bombb le poumon, ne sait que le tournoiement.
Tendu au monde ai louché vers le soleil là-bas, et titubé plus loin, blanc d’absences et
Sans questions
Et jamais d’exclamation en moi, pas d’étonnement, ni même un trait ni le point.
Les orteils cramponnés sur les mottes inconnues
Il courrr vers le champ toujours à nouveau de tourne-
sols
[…]
Laure Gauthier, Kaspar de pierre, La lettre volée, 2018, p. 7-8.
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19/04/2018
Frédérique Germanaud, Intérieur. Nuit
photo Michel Durigneux
[…]
Je dis dans le carnet cousu
Je mens
Par la fenêtre ouverte ça sent la neige ou le souvenir de la pluie
Ou celui de la casquette de mon père
Je la portais beaucoup je vivais le jour
L’inquiétude monte des miettes et du soir
Mon incurie
Je n’ai su appeler pour le cheval couché sur le flanc
Je ne sais jamais qui appeler
Est-ce cela l’abandon
Un cheval mort et personne
Seul le crayon soutient mon poids
Frédérique Germanaud, Intérieur nuit, le phare du cousseix, 2018, p. 13.
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16/04/2018
Pierre Jean Jouve, En miroir
De la poésie
Poésie, art de « faire ». Selon cette définition qui remonte à la science des Anciens, la Poésie tient sous son influence, par rayons droits ou obliques, tous les autres arts de l’homme. Faire veut dire : enfanter, donner l’être, produire ce qui, antérieurement à l’acte, n’était pas. Mais l’esprit qui formule une réalité aussi fondamentale ne peut s’empêcher de la contredire, par une nuance opposée ; sans doute parce que, comme l’amour, la Poésie est soumise à une secrète interdiction. La Poésie, qui est pour les uns la chose la plus nécessaire, peut être aux yeux de beaucoup la chose la plus décriée.
La Poésie est rare. Si elle paraît avoir passé, au cours de son histoire, par tous les rôles et travestissements, ici discours et là ornement, simple convention de cour ou de salon, c’est que, comme toute acte « inventeur », elle est rare.
La Poésie est l’expression des hauteurs du langage.
Elle ne repose pas sur un nombre d’éléments sensibles comme la Musique. Embrassant par l’image, fruit de la mémoire, la totalité du monde virtuel, l’univers — elle est établie sur le mot, signe déjà chargé de sens complexe, et touchant une quantité incertaine du réel.
Univers : l’extérieur comme l’intérieur, la pensée comme la rêverie et tout l’instinct, hier et demain, ce qui est défini et ce qui ne saurait être défini.
Pierre Jean Jouve, En Miroir(1954, édition revue en 1970), dans Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 1055-1056.
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15/04/2018
Jacques Roubaud, Six sonnets, dans Catastrophes
Sonnet automobile
Au tomber du soleil quand je clos mes yeux tristes
Après avoir erré tout le jour, vrai mouton
Bousculé, klaxonné, moqué, pauvre piéton
Je me rêve parmi les automobilistes
Fier de ma Mercédès, de ma De Dion-Bouton
D’une Jag d’une Opel mais qu’importe le nom
Je le prends n’importe où, j’en compulse des listes)
Jamais ne m’attrapa le virus du volant.
Je n’ai jamais posé le pied dedans aucune
De ces carcasses-là, marcheur toujours immune
J’imagine foncer sur les Champ’s et brûlant
Tous les feux écraser, vainqueur, sur mon passage
Enfants et petits vieux, puis rentrer au garage.
Jacques Roubaud, Six Sonnets, dans Catastrophes, 10 avril 2018.
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14/04/2018
Paul Éluard, Le front couvert
Le battement de l'horloge comme une arme brisée
La cheminée émue où se pâme la cime
D'un arbre dernier éclairé
L'habituel vase clos des désastres
Des mauvais rêves
Je fais corps avec eux
Des ruines de l'horloge
Sort un animal abrupt désespoir du cavalier
À l'aube doublera l'écrevisse clouée
Sur la porte de ce refuge
Un jour de plus j'étais sauvé
On ne me brisait pas les doigts
Ni le rouge ni le jaune ni le blanc ni le nègre
On me laissait même la femme
Pour distinguer entre les hommes
On m'abandonnait au-dehors
Sur un navire de délices
Vers des pays qui sont les miens
Parce que je ne les connais pas
Un jour de plus je respirais naïvement
Une mer et des cieux volatils
J'éclipsais de ma silhouette
Le soleil qui m'aurait suivi
Ici j'ai ma part de ténèbres
Chambre secrète sans serrure sans espoir
Je remonte le temps jusqu'aux pires absences
Combien de nuits soudain
Sans confiance sans un beau jour sans horizon
Quelle gerbe rognée
Un grand froid de corail
Ombre du cœur
Ternir mes yeux qui s'entr'ouvrent
Sans donner prise au matin fraternel
Je ne veux plus dormir seul
Je ne veux plus m'éveiller
Perclus de sommeil et de rêves
Sans reconnaître la lumière
Et la vie au premier instant.
Paul Éluard, Le front couvert (1936), dans Œuvres complètes, tome I, édition Lucien Scheler, Pléiade / Gallimard, 1968, p. 467-468.
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13/04/2018
Ezra Pound, ABC de la lecture
Ezra Pound a précisé que son A B C de la lecture « ne s’adresse pas à ceux qui sont déjà arrivés à une pleine connaissance du sujet sans en connaître les données ».
QUAND ON SE MET À ÉCRIRE on imitetoujours quelque chose qu’on a entendu ou lu.La majorité des écrivains ne dépasse jamais ce stade.
La véritable éducation ne devrait être confiée qu’aux hommes qui INSISTENT sur le savoir, le reste est affaire de gardiens de moutons.[…] Il faut beaucoup d’expérience pour qu’un homme soit capable de définir une chose dans son propre genre, c’est-à-dire définir la peinture comme peinture, l’écriturecommeécriture. On identifie tout de suite le mauvais critique à ce qu’il commence par discuter du poète et non du poème.
Le mauvais poète fait de la mauvaise poésie parce qu’il ne perçoit pas les relations de temps. Il est incapable d’en jouer de manière intéressante, par le moyen des brèves et des longues, des syllabes dures ou molles et des diverses qualités du son qui sont inséparables des mots de son discours.
On ne peut tout mettre en quarante-cinq pages. Mais même si j’avais eu Quatre cent cinquante pages à ma disposition, je n’aurais certes pas écrit un traité convaincant sur l’art du roman. Je n’ai pas écrit de bon roman. Je n’ai pas écrit de roman. Je n’ai pas l’intention d’écrire de romans et je ne dirai à personne comment s’y prendre tant que je n’en aurai pas écrit un moi-même.
Ezra Pound, A B C de la lecture, traduit de l’anglais par Denis Roche, Gallimard, 1967, p. 66, 75, 80 et 179.
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12/04/2018
Francis Ponge, Prose ou poésie
Prose ou poésie
Bien sûr j'ai lu les Poèmes en prosede Baudelaire et les proses de Mallarmé dans Divagations: sont-ce des poèmes en prose ? Cette antinomie entre poésie et prose est un non-sens. [...] J'aime Connaissance de l'Estde Claudel, mais non pas Les Nourritures terrestresde Gide, un livre que l'on peut appeler de prose poétique. Le fait qu'il n'y a plus de règles fixes de prosodie, proésie, signifie qu'il est impossible de classer intelligemment des proses comme poèmes et d'autres non. Une des premières anthologies de poèmes en prose d'après-guerre s'achève, je pense, sur moi. [...] L'anthologie commençait avec Parny au XVIIIesiècle. Ensuite venaient Aloysius Bertrand, Michaux, moi-même. Mais mes textes critiques, mes textes sur les peintres par exemple, sont tout aussi difficiles, souvent plus difficiles, à écrire que ceux considérés comme poétiques. Je ne fais pas de différence. Mes audaces et mes scrupules sont les mêmes, quelque genre que vous assigniez au texte. Mon premier recueil, publié en 1926, s'intitulait Douze petits écritset s'ouvre avec trois ou quatre po... choses que l'on peut considérer comme des poèmes, si cela vous plaît.
Francis Ponge, "entretien avec Anthony Rudolf", 4 mai 1971, Modern poetry in Translation, n°21, juillet 1974, dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, traduction de l'anglais par Bernard Beugnot, p. 1409.
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11/04/2018
Antonin Artaud, Silence
Silence
Belle place aux pierres gelées
Dont la lune s’est emparée
Le silence sec et secret
Y recompose son palais
Or l’orchestre qui paît ses notes
Sur les berges de ton lait blanc
Capte les pierres et le silence.
C’est comme un ventre que l’amour
Ébranle dans ses fondements
Cette musique sans accent
Dont nul vent ne perce l’aimant
La lumière trempe au milieu
De l’orchestre dont chaque jour
Perd un ange, avance le jour.
Rien qu’un chien auprès du vieillard
Ils auscultent l’orgue en cadence
Tous les deux. Bel orgue grinçant
Tu donnes la lune à des gens
Qui s’imaginent ne devoir
Leurs mirages qu’à leur science.
Antonin Artaud, Silence [1925], dans
Œuvres complètes, tome I*, Gallimard, 1976, p. 253.
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