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06/10/2018

Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque

      cécile mainardi,le degré rose de l'écriture

(…) dans ces années d’enfance, (…- Auschwitz était encore proche dans les familles qui, tout en buvant du thé trop chaud au citron, ne cessaient de dénombrer  ceux des leurs qui n’étaient jamais revenus.

   Mais le fait est là. Auschwitz, c’était l’enfer, une autre planète, absolument, et un temps désormais hors d’atteinte pour une mémoire humaine. Inassimilable, ce passé ne cessait cependant jamais de recharger le présent. Ces intensités d’absence formaient une poche pleine d’oubli où nos existences puisaient leurs jours et leurs nuits.

   Et l’enfant était pris dans une mémoire obligée aux images d’un feu blanc, inabordables.

   Cependant, même sans contenu disponible, la mémoire est un instrument de deuil. Irrémédiablement liée à l’absence, à la mort et aux morts. La mémoire c’est même la seule chose qui nous reste de la mort d’autrui. Et de la mort on ne connaît que la mémoire des vivants. Mais cette mémoire-là, lieu où l’exercice quotidien s’accomplit à notre insu, n’a pas grand chose à voir avec la reconnaissance d’un passé historique. Elle est, cette mémoire, hantée par une absence fondatrice. Et de cette absence du mort à la mémoire il n’y a qu’un pas que vient combler l’oubli. Il porte alors nos existences.

   Comment dire pourquoi il arrive qu’on puisse si bien se passer d’un vivant et tellement moins bien du mort ? Où a-t-on mal d’une absence qui est cette part de l’autre qui nous blesse ? La mémoire a beau être blanche, et même silencieuse, elle n’en demeure pas moins. Et elle persiste cette fraction intime qui nous anime tout en restant inassimilable.

 

Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, ‘’La Librairie du XXIesècle, Seuil, 2017, p. 97-98.

 

 

 

04/10/2018

Jacques Moulin, L'Épine blanche

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Un mois sans toi

Sans feu ni lieu de toi

Sans mère ni voie

Cheval perdu

 

Sans voix sans toi

Corne de brume

Mouillure aux yeux

L’humeur des vitres après l’embrun

 

Du brou en gorge

L’automne des noix

Et coque vide

 

Jacques Moulin, L’Épine blanche, L’Atelier

contemporain, 2018, p. 37.

03/10/2018

Cioran, Syllogismes de l'amertume

                                     Cioran.jpeg

Pourquoi vous retirer et abandonner la partie, quand il vous reste tant d’êtres à décevoir ?

 

Ne me demandez plus mon programme, respirer, n’en est-ce pas un ?

 

On se découvre une saveur aux jours que lorsqu’on se dérobe à l’obligation d’avoir un destin.

 

Espérer, c’est démentir l’avenir.

 

Passé la trentaine, on ne devrait pas plus s’intéresser aux événements qu’un astronome aux potins.

 

Cioran, Syllogismes de l’amertume, Idées / Gallimard, 1976, p. 81, 83, 85, 89, 91.

02/10/2018

Olivier Domerg, En lieu et place

 

                           olivier domerg,en lieu et place,chant,inachevé

Doit-on et peut-on composer un chant avec les manquements, les corrosions, les destructions, les vétustés, avec ce qui fut négligé, brisé ou abîmé ? Avec les entorses, les substitutions, les détails malheureux ou malencontreux ? Doit-on et peut-on composer un chant avec tous ces éléments disparates ?

 

Peut-on chanter l’inachevé ? La fuite sans retour ? L’abandon du chantier ?

 

Peut-on distinguer ce qui aurait dû être de ce qui est ? Voir la trame du projet initial à travers la réalisation finale ? Et doit-on regretter ce qui ne vit pas le jour ? Ce qui reste à l’état de maquette et de croquis ?

 

La volonté défaite. L’incomplétude de l’œuvre. Le gouffre du temps long. La difficulté du ex nihilo. Le naufrage d’une telle entreprise dans la durée.

[…]

 Olivier Domerg, En lieu et place, L’Atelier contemporain, 2018, p. 79.

01/10/2018

Albert Cohen, Carnets, 1978

                          Cohen-Albert.jpg

  Lorsque je me couche sur ma droite et que je ferme les yeux pour m’endormir, j’ai peur de ma mort et je suis scandalisé. Je n’accepte pas de  perdre mes yeux qui étaient une partie de mon âme. Mon âme n’est pas un impalpable ectoplasme à gogos. Mon âme, c’est moi. Ce n’est pas de la philosophie, cette filandreuse toile d’araignée toute de tromperies, mais une grenue et indestructible petite vérité tout à fait vraie. Oui, tout ce que vous voudrez, dites tout ce que vous voudrez, mais ma petite vérité est bon teint. Mon âme, c’est mon corps et non un magique souffle. Or, je n’accepte pas de ne plus bouger, moi dont la main droite en cette minute studieusement bouge. Je n’accepte pas que moi qui suis ne soit plus, et bientôt plus. Quelle aventure que ce mobile que je suis soit bientôt immobile et de toute éternité.

 

Albert Cohen, Carnets, 1978, Gallimard, 1979, p. 89.

29/09/2018

Julien Bosc, Le corps de la langue

Julien Bosc, Le corps de la langue, bouche, partage, silence, parole

                                           été 2017

ainsi la langue dans sa bouche

 

                  partagée

 

                  avec les mots

 

                qu’il les silence

                        plie

                      déplie

 

                     attende

         le jour

        attende

         la nuit

        écoute

     laisse faire

        accueille

fasse siens tels quels

             et

 

leur cédant sa voix

 

          parle

 

du bout des lèvres contre ses lèvres à

                           elle

                  buvantses paroles

           à n’en plus finir ni pouvoir

 

                     ni non plus

 

Julien Bosc, Le corps de la langue, Quidam, 2016, np.        

 

28/09/2018

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils

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                                            juillet 2017

 

Non loin du village

Non loin d’un tas de briques

 

Elle et lui, comme autrefois.

Comme autrefois

(autrefois disons)

 

Tout a changé

Sauf le lieu — le terrible lieu.

Sauf leurs jeunesses — fauchées.

Sauf leurs noms — jetés au feu avant d’entrer dans le livre.

Sauf leurs voix.

 

— Mais est-ce la leur à chacun ?

Où est-ce celle, sourde, qui leur est commune et les sépare de telle sorte que c’est dans ce tout petit écart qu’ils s’aiment et parlent ?

(Parlent, disons)

 

                                                                                       Ô vitre brisée sur l’inénarrable

 

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, La tête à l’envers, 2015, p. 50-51.

27/09/2018

Julien Bosc, Le verso des miroirs

                                                              

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                                                                             juillet 2017

                                                            Julien Bosc

Julien Bosc (1964-2018) est brutalement décédé à la fin de la semaine dernière. Devenu spécialiste de l’art Lobi du Burkina Faso, il avait aménagé un espace consacré à la sculpture Lobi au Musée du Quai Branly.  Installé dans la Creuse, il y a fondé en 2013 les éditions le phare du cousseix, du nom du village où il vivait. Il a édité, entre autres, des plaquettes de Françoise Clédat, Fabienne Courtade, Paul de Roux, Erwann Rougé, Ludovic Degroote, Franck Guyon, Antoine Emaz, Édith de la Héronnière, Étienne Faure, Jacques Josse… Poète, il a publié ces dernières années De la poussière sur vos cils (2015), Le Corps de la langue (2016), La Coupée (2017), Le Verso des miroirs (2018). C’est un homme de culture, généreux et attentif, qui disparaît.

 Jacques Lèbre et Tristan Hordé

 

                                          Poème qui ouvre son dernier livre, Le verso des miroirs

je vis aux lisières de la terre et la mer

le long d’une rivière défaite

un vertige

une bascule

une volée d’étourneaux dans la brume

 

les portes se referment

le vent bégaie

une étincelle allume la bougie

les livres forgent un rivage

deux premiers mots murmurent

 

Julien Bosc, Le verso des miroirs, Atelier de

Villemonge, 2018, p. 3.

26/09/2018

Joseph Joubert, Carnets, I

 

                       Joubert.jpeg

Ce ne sont pas les faits, mais les bruits qui causent les émotions populaires. Ce qui est cru fait tout.

 

On affuble vite sa pensée du premier mot qui se présente et l’on marche en avant.

 

Vous ne semez là que des ronces. Elles porteront des épines.

 

Prophétiser et poétiser, unum et idem.

 

L’histoire est bonne à oublier ; c’est pour cela qu’elle est bonne à savoir.

 

Joseph Joubert, Carnets I, Gallimard, 1994, p ; 125, 131, 137, 144, 149.

 

24/09/2018

Raymond Queneau, Entretiens avec Georges Charbonnier

                               queneau.jpg   

R. Q. (…) L’origine de l’orthographe, vous savez, cela a été une invention des imprimeurs, des maîtres imprimeurs, pour que tout le monde ne soit pas imprimeur !

G. C. La défense du monopole !

R. Q. La défense du monopole. Que l’orthographe soit quelque chose de compliqué, d’extrêmement difficile, pour qu’on monte les grades des corporations, d’apprenti, de maître, etc., etc.

  L’orthographe, les questions de traits d’union, de tréma, de trucs comme cela, ce sont des subtilités. Quand on pense que jusqu’à la timide réforme de 1901, on se faisait recaler au baccalauréat parce qu’on mettait, je ne sais pas, un mot sans trait d’union, et cela faisait une faute, ou des choses comme cela ! Enfin ce n’est pas sérieux ! Ce n’est pas cela, la langue française, non ? C’est des petites choses !

   En s’obstinant à défendre la place du tréma sur l’ « e » ou l’ »u » ou des niaiseries comme cela, tout d’un coup, il faut bien constater que la langue parlée est totalement différente de la langue écrite. Et c’est très notable en français. Ce qu’il est intéressant de noter c’est qu’en anglais cela ne s’est pas passé comme cela, alors que l’anglais a aussi une orthographe qui est beaucoup plus extravagante que celle du français. La question ne se pose pas, parce qu’il n’y a jamais eu justement cette espèce de gangue imposée au langage par des règles orthographiques secondaires.

 

Raymond Queneau, Entretiens avec Georges Charbonnier, Gallimard, 1962, p. 84-85.

23/09/2018

Jean Roudaut, Autobiographie de l'auteur en passant

Jean Roudaut.jpg

photo David Collin

   S’il est un souvenir que l’on doive retrouver au dernier moment de la vie, ce ne peut être que celui de l’origine et de la suffocation qui s’en suivit. Ce qu’on entend parmi les râles, c’est le bruit d’un vagissement. Faute d’avoir choisi de naître, on a escompté, au cours de la vie, des renaissances ; au dernier moment on laissera aller ce rêve ; on fermera les yeux sur ce qu’on a le plus aimé pour recouvrer la vacance antérieure. Le néant est, comme Dieu, selon l’idée que nous nous faisons de lui, sans durée ni qualités. Le dernier espoir du mourant porte sur ce que le vivant a perdu en naissant. Le cours de la vie est un passage de l’éblouissement pour les fruits à l’asservissement aux racines. En quête d’un souvenir originel, on rencontre la mort, aussi commune mais moins étrange que fut la naissance.

 

Jean Roudaut, Autoportrait de l’auteur en passant, Fario, 2017, p. 96.

 

22/09/2018

Pascal Commère, Territoire du coyote

 

Pascal Commère.jpg

D’hiver disait-elle

 

Ce qu’un mot retient, donne

        à vivre.

 

Un mot, et pas

   seulement

 

    le mot neige, le mot

boucherie (quelque chose

 

        sale)

 

       Terre !

 

    D’hiver, disait-elle

 dans son recoin de veuve

 

    Une fois encore, une

 fois à dire & quoi — interdits

à être : tant de poids, un retour

 

     où paraît de nos peurs

la tête de marteau des loups.

 

Pascal Commère, Territoire du coyote, Tarabuste, 2017, p. 127.

Le gouvernement entend changer le financement du CNL, qui repose sur les taxes sur les appareils de reproduction et d'impression, et prendre en charge le budget — d'où disparition dal relative autonomie du CNL

Lire la position de la CGT du CNL. :



Ses ressources sont exclusivement issues des taxes sur la reprographie et sur l’édition. À l’heure où la tutelle du CNL n’est plus assurée par la ministre de la Culture, pour se prémunir du conflit d’intérêts, et où le ministère est donc affaibli dans la défense de ses missions, le président du CNL a annoncé aux agents, lors de sa réunion de rentrée le 6 septembre dernier, la suppression de ces taxes ! Le budget de l’établissement passera désormais intégralement sous le giron de l’État.

Dix jours plus tôt, le Premier ministre déclarait lors de l’université d’été du Medef :

« Dès l’année prochaine, 2019, nous allons supprimer une vingtaine de petites taxes pour un montant global de 200 millions d’euros et permettez-moi de ne pas résister au plaisir de mentionner certaines de ces taxes supprimées. Je pense par exemple à la taxe sur les appareils de reproduction ou d’impression pour 25 millions d’euros tout de même… »

L’intérêt du gouvernement, lui, s’en trouve bien facilité !

Or, le président du CNL affirme que « C’est une excellente nouvelle pour l’établissement »…

En 2019, le budget de l’établissement sera préservé et aucun poste ne sera supprimé. Mais qu’en sera-t-il pour les années suivantes dans une situation très dégradée du budget de l’État et une forte volonté de réduction des effectifs de la fonction publique ?

Soucieux de l’avenir de l’établissement auquel ils sont attachés, les représentants du personnel s’enquièrent régulièrement, et ce depuis plusieurs années, de l’avenir financier du CNL et des stratégies élaborées avec sa tutelle.

Dans un tel contexte d’incertitudes, les agents du CNL sont inquiets et demandent que la prochaine présidence du CNL, avec le soutien du ministère, porte un projet ambitieux pour les trois années à venir, qui confortera la pérennité de ses missions, de ses ressources et de son plafond d’emploi, un projet qui mobilisera le savoir-faire de chaque agent, au service de tous les professionnels du livre et de tous les publics.

La CGT-Culture, qui s’oppose à la suppression de ces taxes dont le seul but est d’arranger le Medef, exige la compensation de la totalité du budget du CNL pour les prochains exercices et par conséquent une augmentation du budget du ministère de la Culture afin d’assurer la continuité de sa politique de soutien au secteur du livre et de l’ensemble des politiques culturelles qu’il porte.

Paris, le 18 Septembre 2018

 

21/09/2018

Malcolm Lowry, Divagation à Veracruz

                                         malcolm-lowry.jpg

Divagation à Veracruz

 

Où s’est-elle enfuie la tendresse demanda-t-il

demanda-t-il au miroir de Baltimore Hôte, chambre 216

Hélas son reflet peut-il lui aussi se pencher sur la glace

se demandant où je suis parti vers quelles horreurs ?

Est-ce elle qui maintenant me regarde avec terreur

inclinée derrière votre fragile obstacle ? La tendresse

se trouvait là, dans cette chambre même, à cet endroit même

sa forme vue, ses cris par vous entendus.

Quelle erreur est-ce là, suis-je cette image couperosée ?

Est-ce là le spectre de l’amour que vous avez reflété ?

Avec maintenant tout cet arrière plan

de téquila, mégots, cols sales, perborate de soude

et une page griffonnée à la mémoire de ceux-là

qui sont morts, le téléphone décroché.

De rage il fracassa toute cette glace de la chambre.

                                    (Coût 50 dollars)

 

Malcolm Lowry, Poèmes inédits, traduction Jean Follain, dans

Les Lettres nouvelles, n° spécial, mai-juin 1974, p. 226.

20/09/2018

Jacques Roubaud, Peut-être ou la nuit de dimanche, autobiographie romanesque

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   Au début de votre siècle, quand la porte du temps a tourné sur ses gonds et montré le vingt et unième qi chassait le vingtième révolu, je me suis inventé une forme poétique. Je l’ai nommée « trident », ne me demandez pas ici pourquoi, ni de sa présentation dans une page, a priori  étrange ; la forme trident a pour moi, fatigué, l’avantage d’être très, vraiment très très courte, ne comptant que treize syllabes (je ne précise pas la maniére de les compter) soit quatre de moins que sa cousine lointaine, le haïku, qui lui a servi de modèle.

  Dans la ferveur de la découverte de la forme, j’en ai produit des tas, et j’avais même rêvé d’arriver à dix mille. J’en suis loin.

  Depuis mes troubles variés, bientôt depuis trois ans, je compose, quand j’en ai le courage (il y a peu de « syllabes » mais avoir besoin d’un temps très long pour les placer convenablement dans leurs trois vers, n’est pas rare).

(…)

d’un mort

 

                  je touche ce mort

         en pensée

                  je l’essuie de larmes

 

                              *

 

 le vrai

 

                  le vrai je voudrais

         mais pourquoi ?

                  pour en faire quoi ?

 

Jacques Roubaud, Peut-être ou la nuit de dimanche, autobiographie romanesque, Seuil, 2018, p. 100-101.

19/09/2018

Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles

 Pierre-Yves-Soucy.jpg

XXVII

 

la bouche s’accorde à la poussière

ne t’accorde de moins en moins

au silence qui ébranle les raisons

retenues au licence des mots

 

ici     la révolte répond à la menace

elle ouvre la ronde des trappes

aux cendres tièdes du désir

perdu dans tes paroles

 

la mort ancienne rejoint

nos bouches saturées de poussière

la langue s’éveille à la boue

coule dans l’eau du jour     revenu

 

le présent avale l’oubli

 

Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles,

La Lettre volée, 2018, p. 37.