11/12/2018
Takuboku, Ceux que l'on oublie difficilement
J’ai compté les années d’espérance
et je fixe mes doigts
je suis fatigué du voyage
Il m’a donné la nourriture
et je me suis retourné contre lui
que ma vie est lamentable
Le soir au moment de se séparer
à la fenêtre du wagon j’ai bâillé
de tout cela je n’ai que regret
Calmement sur une large avenue
une nuit en automne
respirer l’odeur du maïs que l’on grille
Takuboku, Ceux que l’on oublie difficilement,
Traduction Yasuko Kudaka et Gérard Pfister,
Arfuyen, 1989, p. 8, 12, 17, 19.
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10/12/2018
Pierre Silvain Passage de la morte
Vous descendiez la rue Servandoni pour vous rendre rue de Condé, sans prêter beaucoup plus qu’une attention discrète à la jeune femme et à la fillette qu’elle tenait par la main, marchant devant vous. A un moment la fillette s’est retournée. Elle a paru surprise et vaguement inquiète, puis tout à coup a souri. Alors, seulement, vous l’avez observée. Le petit visage étroit qu’elle gardait levé tout en trottinant auprès de sa mère était criblé de taches de son jusqu’à la naissance des cheveux roux frisés, presque crépus, répandus sur ses épaules et son dos, avec un ondoiement qui leur venait de ses pas menus, de plus en plus rapides, comme si sa mère en la tirant à elle la pressait d’avancer. Ai bas de la rue, la fillette a tourné une dernière fois la tête dans votre direction, la chevelure mouvante est sortie de la zone d’ombre au pied de l’église Saint-Sulpice, elle a flambé un instant au soleil, puis disparu.
Pierre Silvain, Passage de la morte, L’escampette, 2007, p. 61.
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08/12/2018
Thomas de Quincey, De l'Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts
Conférence
Messieurs,
J’ai eu l’honneur d’être désigné par votre comité pour la tâche ardue de prononcer la conférence Williams sur l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, tâche qui aurait pu être assez aisée voici trois ou quatre siècles, au temps où cet at était peu compris et où peu de grands modèles en avaient été montrés ; mais à notre époque, où des chefs d’œuvre de perfection ont été exécutés par des professionnels, le public s’attendra évidemment à trouver dans le style de la critique qui s’y applique un progrès qui leur correspondra quelque peu. Pratique et théorie doivent avancer pari passu. Les gens commencent à voir qu’il entre dans la composition d’un beau meurtre quelque chose de plus que deux imbéciles — l’un assassinant, l’autre assassiné —, un couteau, une bourse, une ruelle obscure. Le dessein d’ensemble, messieurs, le groupement, le clair-obscur, la poésie, le sentiment sont maintenant tenus pour indispensables dans les tentatives de cette nature.
Thomas de Quincey, De l’Assassinat considéré comme un des Beaux-Arts, traduction Pierre Leyris, dans Œuvres, édition Pascal Aquien, Pléiade/Gallimard, 2011, p. 1239.
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07/12/2018
Georg Trakl, Œuvres complètes, Le silence
Silence
Au-dessus des forêts scintille, blême,
La lune qui nous fait rêver,
Le saule au bord de l’étang sombre
Pleure sans bruit dans la nuit.
Un cœur s’éteint — et doucement
Les brouillards affluent et montent —
Silence, silence !
Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction
Marc Petit et Jean-Claude Schneider,
Gallimard, 1972, p. 306.
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06/12/2018
Raymond Queneau, Un rude hiver
Les Chinois avançaient précédés par deux sergents de ville.
Pour voir ça, les mercantis sortirent de leurs souks avec des yeux en bille et le clapet ouvert. Des moutards galopaient le long du cortège en criant : les Chinacos, les Chinacos. Aux fenêtres se tendirent des cous, sur les balcons apparurent des curieux. Un tram remonta la file asiatique, et ses occupants, au dernier stade la coagulation, interpellèrent les défilants en des langues variées et en termes insultants.
(…)
Derrière les deux flics marchaient primo deux Chinois ayant sans doute quelque autorité sur leurs compatriotes, secundo un Chinois porteur d’un parasol jaune, tertio un Chinois porteur d’un objet également jaune formé de deux ellipsoïdes enfilés sur un bâton selon leur plus grand axe, quarto un Chinois porteur d’un drapeau chinois pourvu de toutes ses bandes, quinto un Chinois porteur d’un drapeau également dans la même condition, sexto un Chinois frappant sue une plaque de fer, septimo un contorsionniste chinois habillé de jaune et agrémenté d’une barbe postiche, octavo un Chinois également vêtu de jaune et frappant l’une contre l’autre deux longues lattes de bois, nono un Chinois porteur d’un objet qui pour la population européenne présente ne pouvait faire figure que de canne à pêche et decimo une centaine de Chinois parmi lesquels se trouvaient des porteurs de petits drapeaux français.
Raymond Queneau, Un rude hiver, Gallimard, 1939, p. 7-9.
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04/12/2018
Pierre Reverdy, Le gant de crin
Le lyrisme n’a rien de commun avec l’enthousiasme, ni avec l’agitation physique. Il suppose au contraire une subordination quasi-totale du physique à l’esprit. C’est quand il y a le plus : amoindrissement de la conscience du physique et augmentation de la perception spirituelle, que le lyrisme s’épanouit. Il est une aspiration vers l’inconnu, une explosion indispensable de l’être dilaté par l’émotion vers l’extérieur.
La carrière des lettres et des arts est plus que décevante ; le moment où on arrive est souvent celui où on ferait bien mieux de s’en aller.
Pierre Reverdy, Le gant de crin, Plon, 1927, p. 36-37, 60
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03/12/2018
Suzanne Doppelt, Rien à cette magie
la terre est ronde comme un œuf de poule ou d’autruche, un cercle imprécis dix-neuf fois plus grand que la lune d’où un jeune homme est tombé avec son double effronté, la jolie boule du monde, c’est son modèle réduit, de toutes les figures la plus semblable à elle-même, il doit se courber pour la reproduire puis la traverser. Une circumnavigation destinée à lui seul plus à quelques marins appointés, il faut du souffle et le sens de l’orientation car le commencement et la fin se confondent, un troisième œil électrique aussi afin de maintenir le fantôme en image, le ballon d’essai si bien gonflé et suspendu au bout d’un fil, une idée fixe toujours sur le point d’être emportée. Par le milieu un trop plein d’air ou un mauvais courant, un microclimat et plus rien ne tourne rond, il lui faudra des lunettes spéciales le laissant voir sans lui montrer grand-chose, le vide d’un rêve qui se déplie et se replie, neuf sphères qui composent le système du monde, moins une , peinte et cadrée avec grand art.
Suzanne Doppelt, Rien à cette magie, P. O. L, 2018, np.
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02/12/2018
Laurent Cennamo, L'herbe rase, l'herbe haute
Le mot "épinette" me revient, en lien d’abord avec cette minuscule église — une sorte de châsse géante, illuminée, au bord de l’Arno, à Pise : Chiesa della Spina. Ensuite avec un rêve de la nuit passée où, peut-être à Pise justement, je voyais, en gros plan, jaillissant de la terre, la partie centrale (une sorte de longue épine) en or (en tout cas dorée) d’une sorte de balance dont les deux plateaux étaient absents ou avaient disparu. Chose précieuse, antique, brillant de mille deux (un peu menaçante également), que je suis très fier de pouvoir nommer, presque doctement, à quelqu’un qui est là dans la nuit : « antene » (qui s’écrit peut-être avec un accent circonflexe — antêne— comme s’il s’agissait d’un mot grec). Mot très ancien, oublié, écrit sur le sable ou sur fond d’or, de feuillage de fin d’octobre bruissant, éblouissant.
(le mot "épinette")
Laurent Cennamo, L’herbe rase, l’herbe haute, Bruno Doucey, 2018, p. 73.
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01/12/2018
Yves Bonnefoy, L'heure présente
Dans le miroir
Imagine placé dans une chambre
Un grand miroir. La clarté des fenêtres
S’y prend, s’y multiple. Ce qui existe
Devient ce qui apaise. Là, dehors,
C’est à nouveau le lieu originel.
Passent Adam et Eve dont les mains
Se rejoignent ici, dans cette chambre,
Elle, tout une longue jupe, à falbalas.
J’ai pris un fruit, c’ était dans un miroir,
L’image n’en fut pas troublée, le jour d’été
En éprouva à peine un frémissement.
J’en perçus la couleur, la saveur, la forme,
Puis le posai, dehors. Et vint la nuit
Dans le miroir, et les fenêtres battent.
Yves Bonnefoy, L’heure présente, Mercure de France,
2011, p. 29.
Communiqué d'une revue amie :
https://revuecatastrophes.wordpress.com/13-le-meilleur-de...
et ici l'ensemble à télécharger au format pdf :
https://revuecatastrophes.files.wordpress.com/2018/11/cat...
Amicalement,
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29/11/2018
Shakespeare, Sonnet
Sonnet CXXXV
Chacune a ce qu’elle désire, toi tu as ton Oui,
et Oui en prime, et Oui encore plus ; plus
qu’assez je suis ce qui te vexe encore quand
ainsi je m’ajoute à ton doux Oui ; toi dont le
Oui est large et spacieux, m’accorderas-tu de
cacher mon Oui dans le tien ? En d’autres
Oui semblera digne et pour mon Oui pas
l’ombre d’un je veux bien ? La mer toute
d’eau reçoit bien encore la pluie qu’elle ajoute
abondante à son magasin ; toi riche en Oui
ajoute pareil à ton Oui ce Oui de moi qui
fera ton Oui plus large encore. Un « Non ! »
cruel est tuant pour les prétendants ; pense-
les tous un seul, et moi dans ce seul Oui.
Shakespeare, traduction Pascal Poyet, dans
Koshkonong, n° 15, automne 2018, p. 1.
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28/11/2018
Malcolm Lowry, Pas de compagnie hormis la peur (traduction Jean Follain)
Pas de compagnie hormis la peur
Comment tout a-t-il donc commencé
et pourquoi suis-je ici à l’arc d’un bar à peinture brune craquelée
de la papaya, du mescal, de l’Hennessy, de la bière
deux crachoirs géants
pas de compagnie sauf celle de la peur
peur de la lumière du printemps
de la complainte des oiseaux et des autobus
fuyant vers des lieux lointains
et des étudiants qui s’en vont aux courses
des filles qui gambadent les visages au vent,
pas de compagnie hormis celle de la peur
peur même de la source jaillissante.
Toutes les fleurs au soleil me semblent ennemies
ces heures sont-elles donc mortes ?
Malcolm Lowry, Poèmes inédits, traduction Jean
Follain, dans Les Lettres Nouvelles, ‘’Malcolm
Lowry’’, Mai-juin 1974, p. 229.
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27/11/2018
Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean
Une bouteille à la mer
Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, c'est-à-dire jusqu'à ces moments privilégiés où un enfant commence à prendre conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, il me semble avoir toujours entendu une certaine voix qui résonnait en moi, mais à une grande distance, dans l'espace et dans le temps.
Cette voix ne s'exprimait pas en un langage connu. Elle avait le ton de la parole humaine mais ne ressemblait ni à ma propre voix ni à celle des gens qui me connaissent. Elle ne m'était pourtant pas étrangère, car elle semblait avoir une sorte de sollicitude à mon égard, une sollicitude tantôt bienveillante et rassurante, tantôt sévère, grondeuse, pleine de reproches et même de colère.
Les moments où j'entendais cette voix étaient ceux où ma vie paraissait suspendue dans le vide, interrompue, arrêtée, comme une horloge dont on ne voit plus bouger les aiguilles et dont on n'entend plus le battement.
Cette expérience très ancienne, primitive, sauvage, surtout secrète (car je n'en parlais à personne), s'est reproduite souvent au cours de mon existence, mais jamais elle n'a été aussi expressive, aussi intense que pendant mon extrême jeunesse, car rien ne pouvait alors en fausser la signification : elle résonnait dans une étendue absolument vacante, absolument solitaire.
Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, 1990, p. 95-96.
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26/11/2018
Buson, le parfum de la lune
toute la nuit
sans un bruit la pluie
sur des sacs de graines
jour de pluie
loin de la capitale
une demeure dans les fleurs de pêchers
hésitant à le jeter
je pique le rameau de saule en terre
le son de la pluie
nuit courte
une averse
sur l’auvent en bois
au bord du chemin
des jacinthes d’eau arrachées fleurissent
la pluie du soir
Buson, le parfum de la lune, traduction Cheng
Wing fun et Hervé Collet, Moudarren,
1992, p. 39, 49, 53, 73, 80.
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25/11/2018
Jules Supervielle, Le Forçat innocent
Le miroir
Qu’on lui donne un miroir au milieu du chemin,
Elle y verra la vie échapper à ses mains,
Une étoile briller comme un cœur inégal
Qui tantôt va trop vite et tantôt bat si mal.
Quand ils approcheront, ses oiseaux favoris,
Elle regardera mais sans avoir compris,
Voudra, prise de peur, voir sa propre figure,
Le miroir se taira, d’un silence qui dure.
Jules Supervielle, Le Forçat innocent, dans Œuvres complètes,
édition Michel Collot, Pléiade / Gallimard, 1996, p. 280.
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23/11/2018
Jacques Moulin, Sauvagines
Regard de clairière
Paupières feuillues
Œil de lynx
Oreilles sylvestres
Nez en l’air jusqu’à terre
Nez en flair avec
L’humus l’humeur des vents
L’ardeur des fumées
L’honneur du poil ou de la plume
Mains moussues
Corps tendu vers l’attente l’accueil
Il avance sans appareil photo
— l’appareil ne l’appareille jamais
Il avance toutes antennes offertes
Live sauvagement live
Il ne vient pas faire photo
Gonfler l’album thésauriser le cliché
Jouer la montre la démonstration
Il vient comprendre attendre entendre
Goûter à l’espace apprécier les lieux
Se dissoudre en eux
Garantir sa communion avec le vivant
Il est vivant au sein du vivant
Comme la pierre il est posé là
Dans le mitan du monde
Un coup de sécateur — sa dentition sauvage
Et il attend il observe il écoute il respecte
Il est à l’affût il s’affûte corps et esprit
[…]
Jacques Moulin, Sauvagines, éditions la clé à molette, 2018, p. 27-28.
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