15/07/2018
Jacques Roubaud, Octogone
Rue Raymond Queneau
On a convoqué les mots
Dans la rue Raymond Queneau
Mots de bruit, mots de silence
Mots de toute la France
Ils envahissent les rues
De Paris, ses avenues
Les verbes ouvrent la mache
De la langue patriarches
Ensuite les substantifs
Aidés de leurs adjectifs
Les pronoms, les relatifs
Et autres supplétifs…
Ah ! voici les mots d’amour
Ils accourent des faubourgs
Les rimes font ribambelle
Dans la rue de La Chapelle
D’autres viennent à dada
Dans la rue Tristan-Tzara
Certains traînent qui sont lents
Encor place Mac-Orlan
Un s’écrie « attendez-moi ! »
Attardé rue Max-Dormoy
Enfin les voilà en masse
Ils s’alignent dans l’espace
Et composent sans problème
Cent Mille Milliards de Pouèmes
Jacques Roubaud, Octogone, Gallimard,
2014, p. 177-178.
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13/07/2018
Georges Bataille, Poèmes
Nuit blanche
S’étrangler
rabougrir une voix
avaler mourante la langue
abolir le bruit
s’endormir
se raser
rire aux anges
Nuit noire
Tu te moqueras de ton prochain comme de toi-même
Tirez l’amour de l’oie
de la rate des grands hommes
L’oubli est l’amitié des égorgés
Révérence parler
Je m’en vais
Georges Bataille, Poèmes, dans
Œuvres complètes, IV, Gallimard
1971, p. 31
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12/07/2018
Séverine Daucourt, Transparaître, dans Rehauts 41
Transparaître
d’abord les lèvres
ce rouge qui veut dire quoi au juste
maman me signalant
dans l’ascenseur
avec ses feux de croisement
c’est un peu trop
ben justement maman l’excès me meut
tu me tiens je te tiens par le petit bout
des lèvres
je me tiens debout pourpre et ensanglantée
je veux dire femme et ma mère
m’ordonnant d’effacer tous ces avantages
ne sait ni ce qu’elle creuse
ni qu’elle me troue davantage
*
à Belleville
devant les boutiques
dans ma mini-jupe
très courte
plusieurs me lançaient des regards troubles
lui m’a envoyé un baiser
lubrique
je me suis félinisée
à l’époque je vivais avec un nordique raciste rompu au féminisme que le comportement des arabes exaspérait il faillit sortir les armes vikings pour égorger l’ennemi sur le boulevard
je l’ai calmé
au fond de moi j’étais fière
de ce genre d’invectives
les cherchais
par répétition de l’essentiel
ou suite à une injonction tombée du ciel
je déambulais sur terre
dans les rues le métro les cafés
collé derrière ma vitrine
invisible
exhibée
sans malice
déjà victime
déjà consentante
[…]
Séverine Daucourt, Transparaître, dans Rehauts, n° 41, p. 43-44.
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11/07/2018
Emmanuèle Jawad, En vigilance extérieure
Sous contrôle
montagnes l’aride d’un champ : ligne de pelleteuses
longent la baie diguée de front assèche les matières minérales
aux terrasses hautes les cimes sensibles sous contrôle /
groupe d’hommes au bas terrain de foot cadré contre
ouvriers tigeant de fer les murs /
christmas .point : sapin à l’aérographe en contrebas /
filtre de plomb laisse voir l’envers paysage bleu
d’arrondi quadrillage finement serré à l’encontre
torsion airs plomb du voilage sous-tend tiges tressent
droites maintiennent l’angle plat étend large la prise
[…]
Emmanuèle Jawad, En vigilance extérieure, Lanskine, 2016, p. 11.
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10/07/2018
e. e. cummings, 95 poèmes, traduction Jacques Demarcq
58
le sacré drôle ça oui par un jour noir
cogna si diablement qu’il m’en fit voir —
et j’eus du mal à encaisser du fait
que moi (comme par hasard) même il était
— mais depuis ce suppôt et moi devînmes
deux potes si immortels que l’autre est l’un
e. e. cummings, 95 poèmes, traduction Jacques
Demarcq, Points / Seuil, 2006, p. 91.
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09/07/2018
Antoine Emaz, D'écrire, un peu
Tenter de dire écrire. Ou plutôt comment j’écris ; en cette manière, chacun ne peut parler que pour soi, faire ce qu’il peut avec ce qu’il est. On ne se dépasse pas. Simplement, parfois, on découvre être allé plus loin. Par ailleurs, plus loin, tout en restant ici, soi. Bien obligé. On ne change pas de peau comme de chemise ; or, écrire, c’est risquer la peau, pas la chemise, sauf erreur.
Antoine Emaz, D’écrire, un peu, Æncrage & Co, 2018, np.
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08/07/2018
Édith Azam, Oiseau-moi : note de lecture
Le titre associe deux mots, comme le sont "peut" et "être" dans peut-être ; malgré la disparité entre "oiseau" et "moi", la liaison tend à créer une nouvelle entité, d’autant plus fortement que le nom attribué à l’oiseau, « Hannah » est un palindrome qui, donc, s’ « écrit à l’endroit à l’envers / dans n’importe quel sens ». Image du double, dont l’un des éléments, l’oiseau, est absent, mais la narratrice l’est également à sa manière : « Derrière moi / aucune trace / personne ne saura / je suis passée » — ne pas laisser de trace est aussi une des caractéristiques de l’oiseau. Presque toutes les séquences du poème débutent par ce nom de femme et se développe une quête de l’autre et de soi-même.
La narratrice qui, sans cesse, appelle la présence d’Hannah, se présente comme divisée (« je suis en deux » ), étonnée d’être là, plus simplement d’exister. Le thème de la disparition est repris sous plusieurs formes, d’abord par le désir d’être autre — oiseau — ; avec le vœu de la perte du nom, le "je" devient anonyme, et à cette perte d’identité sociale est parallèle l’effacement des repères spatiaux. Le lieu souvent cité, qui traverse la ville, c’est la Seine, soit ce qui change constamment et cette eau qui fuit, où la narratrice envisage de se jeter, est recouverte de neige.
Il est d’autres repères qui perdent de leur consistance. Le corps ne garde pas sa stabilité, une « fissure » s’y ouvre et il se désorganise ; diverses transformations en modifient en effet plusieurs parties, comme la tête dans laquelle est imaginée la pousse d’un marronnier, les mains d’où s’échappe un ruisseau. La conscience même d’être un corps s’évanouit : « parfois je ne sais plus / où sont passés mes os / qui de la feuille ou moi : / tombe. » Ces pertes, comme l’absence de qui pourrait les compenser, sont sans doute moyen de ce pas penser le manque, également de ne pas vivre dans le réel en étant totalement différente ; elles provoquent des effets sensibles, la peur (« j’ai peur si peur ») et la difficulté de s’exprimer dans la langue commune.
Tout se passe comme si la langue, le français, était devenu trouée, et s’y reconnaître partiellement impossible, aussi des mots d’espagnol, d’italien et d’anglais apparaissent-ils. Par exemple, le myosotis, symbole du souvenir après séparation, figure peut-être une unité passée (ou à retrouver) avec soi-même, avec Hannah ; son sens provoque la présence du mot en anglais (forget-me-not) et son découpage, association d’un mot anglais (my) et d’un élément qui ressemble à un nom de personne (Osotis) ; ce nom invoqué — nom de l’absence ? — est répété avec un autre possessif anglais (« Osotis mine »). C’est par l’italien que passe le désir d’unité retrouvée, d’une fusion complète avec l’autre, Hannah : « mange-moi Uccellina ». C’est avec l’espagnol que s’écrit une passion qui ne peut exister, « mi huracan mi tormenta ».
Le nom d’Hannah est le nom du manque, à la fois dans la mémoire et « dans les tourbillons de la Seine ». La narratrice s’adresse à elle ou parle d’elle, indiquant à divers moments qu’elle est imaginée — « chacun sa fiction personnelle » — et n’est qu’une de ses formes, « C’est moi que l’on croit voir : c’est Hannah qui est là ». Ce n’est peut-être que par la vertu de cette image qu’elle atteint quelque équilibre, une harmonie toute provisoire avec elle-même puisque, dit-elle, « dans le lieu / où je m’invente / il n’y a rien à fuir ». Ce lieu, comme ce double, est pour un temps un moyen de ne plus être « dans le désordre », celui du monde réel où elle sort pieds nus dans la rue la nuit.
Peut-être faudrait-il trouver un autre langage pour s’en sortir, comme font les oiseaux avec des signes dans le ciel ; ce sont cependant des signes illisibles pour nous, mais mêler des mots d’autres langues n’aboutit qu’à accroître le désordre. À lire Édith Azam il semble que pour elle il n’y ait pas d’issue ; ce que la narratrice veut transmettre à Hannah, son double ou l’oiseau qui ne peut l’entendre, ne laisse pas de doute quant à la vision de la vie : « Hannah je voudrais lui dire / lui dire la vie / il y a belle lurette / que tout est foutu Hannah ». Tout refuge ne peut être que provisoire : en sortir, sortir de la fiction, c’est à nouveau comprendre qu’ « il n’y a rien / rien : / à sauver » et que « nul ne sait bien vivre ».
L’indigence de la langue pour exprimer ce que l’on est, la question du manque, de l’enlisement, le désir d’être autre, la peur du vide et de vivre, sont des thèmes constants dans les poèmes d’Édith Azam comme dans ses proses. Ce qui donne la force de continuer, c’est peut-être l’écriture, la poésie, représentée ici par Norge (aussi "marginal" dans ses propos qu’Édith Azam), à qui est emprunté le mot « beso » — « petit baiser ».
Édith Azam, Oiseau-moi, Lanskine, 36 p., 12 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudisle 16 juin 2018.
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07/07/2018
Fabiano Alborghetti, La rive opposée (dix ans après)
Marges, frontières qu’il ne faut pas encore
ignorer : c’est l’espace du camp concédé aux moments de paix.
Certains rescapés interrogeaient
l’infirmière et montraient des photos. D’autres
sous les toiles. La puanteur de la vie perdue est la même partout.
Ici Dieu n’a pas le temps apparemment
de mettre fin aux opposés. Et les arrivées, les tentes et les voiles
tendus sur les visages et les soldats
au casque bleu qui observent
l’absence de toute pudeur, et si la vie continue…
(Nura, 27 ans, Afgooye, Somalie)
Fabiano Alborghetti, La rive opposée (dix ans plus tard), éditions d’en bas, 2018, p. 31.
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06/07/2018
Raluca Maria Hanea, Retirements
Sous la pluie les hommes continuèrent à grimper,puis se figèrent.
Leurs dos de pierre ont fini d’achever la montagne.
Leur apparition restera notre plus longue étreinte.
paroi osseuse plantée devant le vide
l’obturateur en marge
extrémités prises
la pellicule s’est refermée
le souffle en couronne
sans excès d’espace
nervures cordes rentrées
les doigts rêches, le matin les yeux encore un peu salés
pour que toute la poussière leur revienne, toute la cendre
Raluca Maria Hanea, Retirements, éditions Unes, 2018, p. 63.
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05/07/2018
Nathalie Quintane, Cours sur les goitres
Cours sur les goitres
C'est un cours sur les goitres (goïteurs, en anglais. Ils peuvent prendre par deux, côte à côte, ou de chaque côté du cou. Ce sont des poches flasques. Départ directement depuis le menton, sous le menton. Accompagnés d'autres signes, imlantation des cheveux, intelligence limitée. Qu'est-ce qu'une intelligence limitée, par exemple, on ne finit pas ses phrases, etc. Pas de possibilité de goitre dans la nuque. Il y aura toujours quelqu'un pour vous dire qu'il a vu un goitre dans une nuque — mais c'était un œuf. Le goitre, c'est par devant. Ne serait-ce pas parce qu'on a pris l'habitude de faire des portraits de face ? Il n'y a guère qu'un médecin pour photographier n homme de dos. Quantité de chair, de gras, suffisante, donc devant de préférence. Le col roulé n'est d'aucun secours. On se dit : plus tard, quand ma chair pendra en fanons, je mettrai un col roulé, noir — mais là, c'est trop énorme, perdu d'avance. Ils couchent entre eux, dégénèrent, ça donne des goitres ; bref, l'histoire de l'humanité (avec cette propension à exagérer qu'on a quand on fait cours, pour faire passer la pilule). Le Christ, les deux larrons, droite, gauche. Qui sera goitreux ? Pas le Christ, nous sommes d'accord. Je placerai ma main devant ou je crèverai les yeux de mon interlocuteur : il n'y a pas trente-six solutions. L'oral rolère peu les nuance. Ou alors il faudrait avoir une mémoire considérable, se souvenir d'un texte entendu la veille au mot près, pouvoir reconstituer le début dun paragraphe de vongt lignes, etc., ce qui est tout à fait impossible, mais on peut en entretenir la nostalgie.
[...]
Nathalie Quintane, Cours sur les goitres, dansNioquesn° 11, La Fabrique éditions, octobre 2012, p. 135.
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04/07/2018
Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures
Agnès Rouzier
Fait est que l’appel au mot pour durer — dire, dire, encore — fait souffler un vent de force Panique à l’élan insensé et infiniet de mystérieuse Nature d’écrire et par tel devis que les trouvailles et les termes non soupçonnés levés comme des lièvres sans gîte contrecarrent l’exaltation angoissée qui soutient les forces contraires de la désécritude, et de cette grande Folie —
Jean-Pascal Dubost, & Leçons & Coutures II, isabelle sauvage, 2018, p. 16.
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03/07/2018
Marlene Dumas, Afrique du Nord (Femmes d'Alger)
Afrique du Nord (Femmes d’Alger)
Foyer du striptease,
Foyer de la danse des sept voiles,
Foyer des ancêtres d’Abraham,
patriarche des Juifs, des Musulmans et des chrétiens.
Foyer d’un Dieu qui ne veut pas être reproduit.
D’Alger, Nelson Mandela reçut un entraînement militaire,
apprit de leur guerre de libération des tactiques de guérilla.
Delacroix peignit "Femmes d’Akger" (1834),
femmes détendues dans un harem féminin pacifique.
En 1954, Picasso peignit (de nombreuses) toiles sensuelles
inspirées par cette source franco-africaine.
Il ignorait de ce que deviendrait cet orientalisme.
En 2000, je vis la photo d’une jeune fille nue,
tenue par — « exposée » entre — deux soldats français posant.
Elle fut prise en 1960 à Alger.
Je peignis ma "Femme d’Alger" en 2001.
Marlene Dumas, traduction Martin Richet, dans Koshkonongn° 14, p. 21.
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02/07/2018
Antoine Emaz, Prises de mer
Le craquement des coquillages sous le pied, et les vagues, très près. Leur bruit assez sourd, d’air et d’eau, continu parce que constitué de plusieurs sons qui s’entremêlent le claquement de l’eau à la retombée, les souffle de l’écume, mais aussi la fin de la vague précédente qui s’étale et diminue son chuintant puis repart en raclant un peu.
Une sorte de magma : plusieurs sons se percutent, se superposent, se fondent, et varient doucement à l’intérieur d’une amplitude globale qui reste sensiblement la même.
Antoine Emaz, Prises de mer, le phare du cousseix, 2018, p. 13.
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01/07/2018
Hilde Domin, À quoi bon la poésie aujourd'hui...
À quoi bon la poésie aujourd’hui ?
À quoi bon la poésie aujourd’hui ? Pourquoi lire de la poésie, pourquoi écrire des poèmes ? Poser cette question, c’est presque sous-entendre : aujourd’hui encore— comme si hier, ce pourquoi nous avons à nous excuser aujourd’hui avait eu, peut-être, un sens.
Deux réponses extrêmes sautent à l’esprit, négatives toutes les deux. La première récuse la question : il n’y a pas d’ « à quoi bon » qui fasse, la poésie, comme toute forme d’art, est à elle-même son propre but. Aujourd’hui et toujours. Or c’est bien là l’enjeu : tout ce qui importe vraiment est à soi-même sa propre fin, donc à la fois inutile et essentiel. Et peut-être même plus essentiel aujourd’hui que jamais. La poésie aussi. Il s’agira bien d’avancer ici la preuve de cette nécessité, d’explorer ce qu’elle peut signifier.
La seconde réponse récuse l’objet : à l’époque où nous vivons, il convient de s’occuper de choses plus utiles, il convient de « changer le monde ». Or, dit-on, l’art ne change pas le monde. On ferait bien de se plonger dans les pages politiques des journaux au lieu de lire ou d’écrire des poèmes. Proposition qui non seulement ne représente pas une véritable alternative, mais au fond, se borne à reprendre le postulat d’Adorno, répété à satiété et démenti depuis longtemps, selon lequel la poésie aurait été rendue impossible par Auschwitz. Autrement dit, la poésie ne saurait être à la hauteur de la réalité particulière de notre temps.
Je répète ma question tout en la précisant : la poésie a-t-elle encore une fonction dans la réalité de notre vie moderne ? Et si oui, laquelle ?
Formulé de la sorte, notre sujet sera : poésie et réalité. Ou encore : poésie et liberté.
Car pour peu que l’on envisage la poésie comme un exercice de liberté, on rejoint déjà l’autre question, celle de la transformation de la réalité. Au contraire de l’art, en effet, la transformation de la réalité n’est pas une fin en soi, mais elle est au service de la liberté potentielle de l’homme, au service de son humanité. Sinon, elle est sans intérêt. Dans ce sens, les deux questions tournent autour du même axe.
En tout cas, c’est la réalité qui est en cause (1). Je citerai Joyce,qui annonçait sa décision de se vouer à l’écriture dans les termes suivants : « I go to encounter for the millionth time the reality of experience[Je vais affronter pour la millionième fois la réalité de l’expérience] ».
Jamais encore, semble-t-il, la réalité n’a été aussi perfide que celle qui nous entoure aujourd’hui. Elle menace de détruire la réciprocité entre elle et nous, elle menace, d’une manière ou d’une autre, de nous anéantir. C’est le danger le plus subtil qui semble presque le plus inquiétant : il existe sans exister. Tout le monde en parle. Personne ne le rapporte à soi. Ce danger s’appelle la « chosification », c’est notre métamorphose en une chose, en un objet manipulable : la perte de nous-mêmes.
La poésie peut-elle encore nous aider à affronter une telle réalité ?
[…]
Le poète nous offre une pause pendant laquelle le temps s’arrête. C’est-à-dire que tous les arts offrent cette pause. Sans cette « minute pour l’imprévu », selon la formule de Brecht, sans ce suspens pour un « agir » d’une autre sorte, sans la pause pendant laquelle le temps s’arrête, l’art ne peut être ni accueilli, ni compris, ni reçu. Sur ce point, l’art s’apparente à l’amour : l’un et l’autre bouleversent notre sentiment du temps.
C’est à partager une expérience non pas identique mais similaire, que les différents arts nous invitent sur l’île de leur temporalité spécifique — cette île dont on parle régulièrement et qui existe déjà chez Mallarmé et Hofmannsthal, l’île qui surgit au milieu du tourbillon de la vie active pour n’exister que quelques instants, le temps de reprendre haleine. Qu’offre donc la poésie, sur le sol précaire qui affleure ici : ce singulier mariage de rationalité et d’excitation, cet art de la parole et du non-dit ?
La poésie nous invite à la rencontre la plus simple et la plus difficile qui soit : la rencontre avec nous-mêmes. […] La poésie ne donne que l’essence de ce qui arrive aux hommes. Elle nous relie à la part de notre être qui n’est pas touchée par les compromis, à notre enfance, à la fraîcheur de nos réactions. Je dis « de nos réactions » pour ne pas dire de notre émotion, bien que je rejoigne ici un poète aussi froid et cérébral que, par exemple, Jorge Guillén. « Tu niñez / Ya fábula de fuentes » — « ton enfance / déjà légende de sources ». Et du fait que la poésie nous relie à nous-mêmes, à notre propre moi, elle nous relie aussi aux autres, elle nous restitue notre aptitude à communiques. C’est cela, à mon avis, que la poésie peut nous offrir — à une degré plus haut que tout autre art, et que tout autre occupation de l’esprit.
Hilde Domin, "À quoi bon la poésie aujourd’hui", traduit de l’allemand par Marion Graf, dans La Revue de belles-lettres, 2010, I-2, p. 233-234, 235 et 236.
1 Écartons le malentendu. Je ne parle pas ici du réalisme dans l’art au sens technique du terme, non pas, donc, de la restitution de la réalité, mais bien de la relation entre la poésie et la réalité.
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30/06/2018
Umberto Saba, Il Canzoniere
Rouge-gorge
Même si je voulais te garder je ne puis.
Voici l'ami du merle, le rouge-gorge.
Il déteste autant ses pareils
qu'il semble heureux auprès de ce compagnon.
Toi, tu les crois amis inséparables
quand, surpris , à l'orée d'un bois, tu les surprends.
Mais d'un élan joyeux il s'envole, fuyant
le noir ami qui porte au bec une vivante proie.
Là-bas un rameau plie mais que ne peut briser,
juste un peu balancer son poids léger.
La belle saison, le ciel tout à lui l'enivrent,
et sa compagne dans le nid. Comme en un temps
le fils chéri que je nourrissais de moi-même,
il se sent avide, libre, cruel,
et chante alors à pleine gorge.
*
Oiseaux
Le peuple ailé
que j'adore — si nombreux par le monde —
aux coutumes si variées, ivre de vie,
s'éveille et chante.
Umberto Saba, Oiseaux(1948), traduit par Odette Kaan, dans
Il Canzoniere, L'Âge d'homme, 1988, p. 549, 551.
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