13/10/2018
Georges Didi-Huberman, Passer, quoi qu'il en coûte
(…) Après tout, les réfugiés ne font que revenir. Ils ne « débarquent » pas de rien ni de nulle part. Quand on les considère comme des foules d’envahisseurs venues de contrées hostiles, quand on confond en eux l’ennemi avec l’étranger, cela veut surtout dire que l’on tente de conjurer quelque chose qui, de fait, a déjà eu lieu : quelque chose que l’on refoule de sa propre généalogie. Ce quelque chose, c’est que nous sommes tous les enfants de migrants et que les migrants ne sont que nos parents revenants, fussent-ils lointains (comme on parle des « cousins »). L’autochtonie, que vise, aujourd’hui, l’emploi paranoïaque du mot « identité », n’existe tout simplement pas et c’est pourquoi toute nation, toute région, toute ville ou tout village sont habités de peuples au pluriel, de peuples qui coexistent, qui cohabitent, et jamais d’ « un peuple » autoproclamé dans son fantasme de « pure ascendance ». Personne en Europe n’est « pur » de quoi que ce soit — comme les nazis en ont rêvé, comme en rêvent aujourd’hui les nouveaux fascistes —, et si nous l’étions par le maléfice de je ne sais quelle endogamie pendant des siècles, nous serions à coup sûr génétiquement malades, c’est-à-dire « dégénérés ».
Georges Didi-Huberman, Niki Giannari, Passer, quoi qu’il en coûte, éditions de minuit, 2017, p. 31-32.
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11/10/2018
Niki Giannari, Des spectres hantent l'Europe
Des spectres hantent l’Europe
(lettre d’Idomeni)
(les migrants)
Se posent ici,
attendent et ne demandent rien,
seulement passer.
De temps en temps, se retournent vers nous
d’une réclamation incompréhensible,
absolue, hermétique.
Figures insistantes de notre généalogie oubliée,
délaissée, personne ne sait où et quand.
Dans ce vaste temps de l’attente,
nous enterrons leurs mort à la va-vite.
D’autres leur éclairent un passage dans la nuit,
d’autres leur crient de s’en aller
et crachent sur eux et leur donnent des coups de ped,
d’autres encore les visent et vont vite
verrouiller leurs maisons.
Mais ils continuent, eux, à travers la sujétion
dans les rues de cette Europe névrosée
qui « sans cesse amoncelle ruines sur ruines »
au moment même où les gens observent le spectacle,
depuis les cafés ou les musées,
les universités ou les parlements.
Niki Giannari, texte bilingue, dans Georges Didi-Huberman et N. G., Passer, quoi qu’il en coûte, éditions de Minuit, 2017, p. 13 et 15.
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10/10/2018
Pierre Reverdy, La guitare endormie
Panorama nocturne
Les étoiles sont près du toit et le reflet sur la façade
Un sillon tortueux creuse le sol autour de la colline
Du pavillon
Du temple
De la ville
Les trois chemins qui montent sont bordés de maisons
Des lampes éclatent en fruits lumineux entre les arbres noirs
Et les feuilles de bronze qui tombent du soleil
Là-haut il y a vraiment une tête et des épaules sous la neige
Mais tout le long des toits autour du cercle merveilleux
Des voix qui chantent
Pierre Reverdy, La guitare endormie, dans Œuvres complètes, I, Flammarion,
2010, p. 271.
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09/10/2018
Laurent Cennamo, L'herbe rase, l'herbe haute
À midi le poème
À midi le poème porte un mouchoir
sur la tête. Tu lisais sur le balcon. L’enfant
blond en été, la fleur de coquelicot qui dépasse
du muret de pierres sèches. Les grands chênes
poussiéreux à l’horizon, le Petit Salève
lavandière penchée au-dessus de son invisible
baquet d’où jaillit un nuage de papillons.
Tu lisais, toi aussi à l’envers. Écrire
Beaucoup plus tard serait comme traverser
Le miroir, écrire dans l’air, comme Tolstoï
Dans la petite gare, Kafka
sur la photographie fraiche contre le mur,
fourrure, épais manchon. Ton front brûlant,
comme le cygne plonge sa tête et son
long cou dans les eaux du lac,
éblouissantes. Tu es un enfant encore pour peu
de temps, bientôt le poème prend fin (il est
midi) le ciel bascule et le Petit Salève
comme une bille dans son château de bois
Laurent Cennamo, L’herbe rase, l’herbe haute,
Bruno Doucey, 2018, p. 47.
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08/10/2018
Ingeborg Bachmann, Malina
Des livres ? Oui, j’en lis beaucoup, j’ai toujours beaucoup lu. Non, je ne sais pas si nous nous comprenons. Je lis de préférence par terre, ou sur mon lit, presque toujours couchée, non, les livres importent moins que la lecture, noir sur blanc, les lettres, les syllabes, les lignes, ces fixations inhumaines, ces signes, ces conventions fixes, ce délire issu de l’homme et figé dans son expression. Croyez-moi, l’expression en délire, elle provient de notre délire. Ce qui compte aussi, c’est le fait de feuilleter, de courir, de fuir d’une page à l’autre, d’être complice d’un épanchement délirant qui s’est coagulé ; ce qui compte, c’est la bassesse d’un enjambement, l’assurance de la vie dans une seule phrase, et la réassurance des phrases dans la vie. Lire est un vice qui peut se substituer à tous les autres pour nous aider à vivre, parfois ; c’est une débauche, une intoxication qui vous ronge.
Ingeborg Bachmann, Malina, traduction Philippe Jaccottet et Claire de Oliveira, Seuil, 2008 (1973), p. 77.
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07/10/2018
Rémi Chechetto, Laissez-moi seul
(…) loin la mort, loin dans le pays laissé loin d’ici, loin dans le pays où je suis né, où nous sommes nés dans la lumière, la poussière, où nous portions les toits des maisons afin que la tranquillité habille et habite notre corps, où nous célébrions les fêtes, pleurions les défaites, où les terres portaient nos noms, où elles paraient nos noms de leurs pierres
et les feuilles des arbres s ‘élargissaient afin que l’ombre soit plus tendre, nous étions pain dans les chansons, et lune et robe et chemise et chemin solitaire, nous mêlions l’écho de nos voix aux voix de la colline, les dieux étaient les compagnons de nos veillées, ils nous servaient leurs mots, nous leur servions nos mets, nous pouvions tenter d’être ce que nous voulions, mettions nos pas dans ceux de l’avenir, ne levions les mains que pour accueillir et cueillir la pluie, et nous n’étions pas coupables d’être nés
d’être nés là
pas coupables
arriva la foudre, ou plutôt les bombes furent là, les fusils furent là, engendrant la foudre, prodiguant la foudre, la décuplant, comme arrivée de partout et partout là, partout, jusqu’à la présence de la foudre jusque sous ma peau, et la foudre me vola le soleil qui était mon pain, me vola le toit de ma maison, mes amandiers, mon chant, ma table, l’ombre tendre, mes mots en ordre et mes mots en désordre, ma famille, mes amis, ma boussole, mes blessures anciennes, me vola, décréta que ma terre ne portait pas mon nom et que mon nom était pire q’une quantité inutile, plus négligeable qu’un mégot
(…)
Rémi Chechetto, Laissez-moi seul, Lanskine, 2018, p. 8-9.
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06/10/2018
Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque
(…) dans ces années d’enfance, (…- Auschwitz était encore proche dans les familles qui, tout en buvant du thé trop chaud au citron, ne cessaient de dénombrer ceux des leurs qui n’étaient jamais revenus.
Mais le fait est là. Auschwitz, c’était l’enfer, une autre planète, absolument, et un temps désormais hors d’atteinte pour une mémoire humaine. Inassimilable, ce passé ne cessait cependant jamais de recharger le présent. Ces intensités d’absence formaient une poche pleine d’oubli où nos existences puisaient leurs jours et leurs nuits.
Et l’enfant était pris dans une mémoire obligée aux images d’un feu blanc, inabordables.
Cependant, même sans contenu disponible, la mémoire est un instrument de deuil. Irrémédiablement liée à l’absence, à la mort et aux morts. La mémoire c’est même la seule chose qui nous reste de la mort d’autrui. Et de la mort on ne connaît que la mémoire des vivants. Mais cette mémoire-là, lieu où l’exercice quotidien s’accomplit à notre insu, n’a pas grand chose à voir avec la reconnaissance d’un passé historique. Elle est, cette mémoire, hantée par une absence fondatrice. Et de cette absence du mort à la mémoire il n’y a qu’un pas que vient combler l’oubli. Il porte alors nos existences.
Comment dire pourquoi il arrive qu’on puisse si bien se passer d’un vivant et tellement moins bien du mort ? Où a-t-on mal d’une absence qui est cette part de l’autre qui nous blesse ? La mémoire a beau être blanche, et même silencieuse, elle n’en demeure pas moins. Et elle persiste cette fraction intime qui nous anime tout en restant inassimilable.
Maurice Olender, Un fantôme dans la bibliothèque, ‘’La Librairie du XXIesècle, Seuil, 2017, p. 97-98.
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04/10/2018
Jacques Moulin, L'Épine blanche
Un mois sans toi
Sans feu ni lieu de toi
Sans mère ni voie
Cheval perdu
Sans voix sans toi
Corne de brume
Mouillure aux yeux
L’humeur des vitres après l’embrun
Du brou en gorge
L’automne des noix
Et coque vide
Jacques Moulin, L’Épine blanche, L’Atelier
contemporain, 2018, p. 37.
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03/10/2018
Cioran, Syllogismes de l'amertume
Pourquoi vous retirer et abandonner la partie, quand il vous reste tant d’êtres à décevoir ?
Ne me demandez plus mon programme, respirer, n’en est-ce pas un ?
On se découvre une saveur aux jours que lorsqu’on se dérobe à l’obligation d’avoir un destin.
Espérer, c’est démentir l’avenir.
Passé la trentaine, on ne devrait pas plus s’intéresser aux événements qu’un astronome aux potins.
Cioran, Syllogismes de l’amertume, Idées / Gallimard, 1976, p. 81, 83, 85, 89, 91.
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02/10/2018
Olivier Domerg, En lieu et place
Doit-on et peut-on composer un chant avec les manquements, les corrosions, les destructions, les vétustés, avec ce qui fut négligé, brisé ou abîmé ? Avec les entorses, les substitutions, les détails malheureux ou malencontreux ? Doit-on et peut-on composer un chant avec tous ces éléments disparates ?
Peut-on chanter l’inachevé ? La fuite sans retour ? L’abandon du chantier ?
Peut-on distinguer ce qui aurait dû être de ce qui est ? Voir la trame du projet initial à travers la réalisation finale ? Et doit-on regretter ce qui ne vit pas le jour ? Ce qui reste à l’état de maquette et de croquis ?
La volonté défaite. L’incomplétude de l’œuvre. Le gouffre du temps long. La difficulté du ex nihilo. Le naufrage d’une telle entreprise dans la durée.
[…]
Olivier Domerg, En lieu et place, L’Atelier contemporain, 2018, p. 79.
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01/10/2018
Albert Cohen, Carnets, 1978
Lorsque je me couche sur ma droite et que je ferme les yeux pour m’endormir, j’ai peur de ma mort et je suis scandalisé. Je n’accepte pas de perdre mes yeux qui étaient une partie de mon âme. Mon âme n’est pas un impalpable ectoplasme à gogos. Mon âme, c’est moi. Ce n’est pas de la philosophie, cette filandreuse toile d’araignée toute de tromperies, mais une grenue et indestructible petite vérité tout à fait vraie. Oui, tout ce que vous voudrez, dites tout ce que vous voudrez, mais ma petite vérité est bon teint. Mon âme, c’est mon corps et non un magique souffle. Or, je n’accepte pas de ne plus bouger, moi dont la main droite en cette minute studieusement bouge. Je n’accepte pas que moi qui suis ne soit plus, et bientôt plus. Quelle aventure que ce mobile que je suis soit bientôt immobile et de toute éternité.
Albert Cohen, Carnets, 1978, Gallimard, 1979, p. 89.
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29/09/2018
Julien Bosc, Le corps de la langue
été 2017
ainsi la langue dans sa bouche
partagée
avec les mots
qu’il les silence
plie
déplie
attende
le jour
attende
la nuit
écoute
laisse faire
accueille
fasse siens tels quels
et
leur cédant sa voix
parle
du bout des lèvres contre ses lèvres à
elle
buvantses paroles
à n’en plus finir ni pouvoir
ni non plus
Julien Bosc, Le corps de la langue, Quidam, 2016, np.
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28/09/2018
Julien Bosc, De la poussière sur vos cils
juillet 2017
Non loin du village
Non loin d’un tas de briques
Elle et lui, comme autrefois.
Comme autrefois
(autrefois disons)
Tout a changé
Sauf le lieu — le terrible lieu.
Sauf leurs jeunesses — fauchées.
Sauf leurs noms — jetés au feu avant d’entrer dans le livre.
Sauf leurs voix.
— Mais est-ce la leur à chacun ?
Où est-ce celle, sourde, qui leur est commune et les sépare de telle sorte que c’est dans ce tout petit écart qu’ils s’aiment et parlent ?
(Parlent, disons)
Ô vitre brisée sur l’inénarrable
Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, La tête à l’envers, 2015, p. 50-51.
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27/09/2018
Julien Bosc, Le verso des miroirs
juillet 2017
Julien Bosc
Julien Bosc (1964-2018) est brutalement décédé à la fin de la semaine dernière. Devenu spécialiste de l’art Lobi du Burkina Faso, il avait aménagé un espace consacré à la sculpture Lobi au Musée du Quai Branly. Installé dans la Creuse, il y a fondé en 2013 les éditions le phare du cousseix, du nom du village où il vivait. Il a édité, entre autres, des plaquettes de Françoise Clédat, Fabienne Courtade, Paul de Roux, Erwann Rougé, Ludovic Degroote, Franck Guyon, Antoine Emaz, Édith de la Héronnière, Étienne Faure, Jacques Josse… Poète, il a publié ces dernières années De la poussière sur vos cils (2015), Le Corps de la langue (2016), La Coupée (2017), Le Verso des miroirs (2018). C’est un homme de culture, généreux et attentif, qui disparaît.
Jacques Lèbre et Tristan Hordé
Poème qui ouvre son dernier livre, Le verso des miroirs
je vis aux lisières de la terre et la mer
le long d’une rivière défaite
un vertige
une bascule
une volée d’étourneaux dans la brume
les portes se referment
le vent bégaie
une étincelle allume la bougie
les livres forgent un rivage
deux premiers mots murmurent
Julien Bosc, Le verso des miroirs, Atelier de
Villemonge, 2018, p. 3.
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26/09/2018
Joseph Joubert, Carnets, I
Ce ne sont pas les faits, mais les bruits qui causent les émotions populaires. Ce qui est cru fait tout.
On affuble vite sa pensée du premier mot qui se présente et l’on marche en avant.
Vous ne semez là que des ronces. Elles porteront des épines.
Prophétiser et poétiser, unum et idem.
L’histoire est bonne à oublier ; c’est pour cela qu’elle est bonne à savoir.
Joseph Joubert, Carnets I, Gallimard, 1994, p ; 125, 131, 137, 144, 149.
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