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10/04/2021

Albert Cohen, Carnets, 1978

Albert Cohen, Carnets, 1978, mort, page

                         Vingt-six février [1978]

 

Moi aussi je mourrai, est-ce possible ? Ces lignes, je les écris avec derrière moi la mort, compagne de ma vie, vieille compagne aux longs voiles derrière moi penchée, sur ma nuque penchée  tandis que j’écris, une tristesse sur ma lèvre souriante, et je sens son souffle froid sur ma nuque tandis que je continue ces pages sans espoir où je me suis embarqué au hasard, hésitantes galères sur des vagues et ressacs, remous et soudains ressacs d’une mer, ô ma mère perdue, ô Marcel, mon frère perdu.

 

Albert Cohen, Carnets, 1978, Gallimard, 1979, p. 60.

23/02/2019

Albert Cohen, Carnets, 1978

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Elle chante, cette vois, et elle glorifie l’homme de nature qui est un pur animal et de proie, le fauve qui est noble et parfaite créature, un seigneur sans l’humilité née de la faiblesse. Elle chante cette voix attirante et souveraine des forêts, chante la louange des dominateurs, des intrépides et des brutaux. (…) Et cette voix de nature, de tant de poètes et de philosophes accompagnée, se rit de la justice, se rit de la pitié, se rit de la liberté, et elle chante, mélodieuse et convaincante, chante l’oppression de nature, l’inégalité de nature, la haine de nature, la tuerie de nature. (…)

Telle est la voix de la nature. Et, en vérité, lorsque les hommes de Hitler adoraient l’armée et la guerre, qu’adoraient-ils sinon les canines menaçantes du gorille debout, tout trapu et pattes tordues devant l’autre gorille ? Et lorsqu’ils chantaient leurs anciennes légendes et leurs ancêtres cornus, oui cornus, car il s’agit avant tout de ressembler à une bête et il est sans doute exquis de se déguiser en taureau, que chantaient-ils sinon un passé tout de nature, un passé animal dont ils avaient la nostalgie et par quoi ils étaient attirés. Et lorsqu’ils exaltaient la force et les exercices du corps et els nudités au soleil (…) qu’exaltaient-ils et que vantaient-ils sinon le retour à la grande singerie de la forêt préhistorique ? Et en vérité lorsqu’ils massacraient ou torturaient mes Juifs, ils punissaient le peuple ennemi, le peuple de la Loi et des prophètes, le peuple qui a voulu l’avénement de l’humain sur terre.

 

Albert Cohen, Carnets, 1978, Gallimard, 1979, p. 138-139.

01/10/2018

Albert Cohen, Carnets, 1978

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  Lorsque je me couche sur ma droite et que je ferme les yeux pour m’endormir, j’ai peur de ma mort et je suis scandalisé. Je n’accepte pas de  perdre mes yeux qui étaient une partie de mon âme. Mon âme n’est pas un impalpable ectoplasme à gogos. Mon âme, c’est moi. Ce n’est pas de la philosophie, cette filandreuse toile d’araignée toute de tromperies, mais une grenue et indestructible petite vérité tout à fait vraie. Oui, tout ce que vous voudrez, dites tout ce que vous voudrez, mais ma petite vérité est bon teint. Mon âme, c’est mon corps et non un magique souffle. Or, je n’accepte pas de ne plus bouger, moi dont la main droite en cette minute studieusement bouge. Je n’accepte pas que moi qui suis ne soit plus, et bientôt plus. Quelle aventure que ce mobile que je suis soit bientôt immobile et de toute éternité.

 

Albert Cohen, Carnets, 1978, Gallimard, 1979, p. 89.