21/11/2018
Ana Tot, mottes mottes mottes
l’éternel détour
expulsé s’entend
sans retour
définitif pourtant
qu’est-ce que c’est
le déversé est absorbé
le répandu évaporé
une seule plongée
dans la même eau
pas davantage
mais la rivière l’ignore
au demeurant s’écoule
et s’écoulant demeure
irréversible est vue d’esprit
qu’espoir et désespoir
à parts égales égarent
le ponctionné quand on y pense
si ça nous chante o l’y reverse
dans le cours d’eau ou d’autre chose
ou dans le cours tout court des choses
Ana Tot, mottes mottes mottes, le grand os,
2018, p. 54.
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19/11/2018
Basho, seigneur ermite
Cette eau de source,
est-ce la pluie printanière
s’égouttant des cimes des arbres ?
Séparons-nous maintenant
comme un bois de cerf se ramifie
au premier nœud
Pieds lavés,
je m’endors pour une courte nuit
tout habillé
À l’extrémité de la feuille
au lieu de tomber
la luciole s’envole
Ruines d’un château —
je visite en premier
l’eau limpide de l’ancien puits
Basho, seigneur ermite, l’intégrale des haïkus,
édition bilingue Makoro Kemmoku et
Dominique Chipot, La Table ronde,
2012, p. 168, 172, 175, 177, 180.
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18/11/2018
Jean-Luc Sarré, Bardane
Feuilles mortes
(il en reste)
vieux chiffons
déchets
on fourre on entasse
on bourre
mais pas trop
on brûle en face
au fond d’une cour
dans un bison rouillé
l’hiver dont les volutes s’élèvent
entre la mer et ce balcon
où je disperse les mietets
d’un poème fragile
Jean-Luc Sarré, Bardane, farrago,
2001, p. 23.
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17/11/2018
Jean Tardieu, Da capo
Le procès de la mante religieuse
Mais oui ! Messieurs les juges
J’ai mangé mon mari
Mas oui je l’ai mangé
Elle rabâche elle balance
Ses antennes de télégraphe
Gauche droite elle vacille végétale
Elle tangue bateau sans ses voiles
Triangle cornu
Implacable et nu
Pourquoi me punir
Je n’ai rien fait de mal
J’obéis à ma loi
Qui échappe au tribunal
Mais oui je l’ai aimé
Voilà pourquoi
Je l’ai mangé
Elle se dandine
Longues cuisses vertes
La force la forfaiture
Et la démente nature
Et si vous continuez
Messieurs les juges
Je vais manger vos hermines
Comme di je vous aimais
Je suis la veuve éternelle
Jean Tardieu, Da capo, Gallimard, 1995, p. 48-49.
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16/11/2018
Guillaume Apollinaire, Calligrammes
L’avenir
Soulevons la paille
Regardons la neige
Écrivons des lettres
Attendons des ordres
Fumons la pipe
En songeant à l’amour
Les gabions sont là
Regardons la rose
La fontaine n’a pas tari
Pas plus que l’or de la paille ne
[s’est terni
Regardons l’abeille
Et ne songeons pas à l’avenir
Regardons nos mains
Qui sont la neige
La rose et l’abeille
Ainsi que l’avenir
Guillaume Apollinaire, Calligrammes, avril
1918, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 300.
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15/11/2018
Jean Tortel, Du jour et de la nuit
Dure prairie
Table de joie
Le muscle épie
Votre cassure.
Vous immobile
Vous retenez
Comme un lutteur
Sa défaillance
Ce qui remonte
Des profondeurs
Et vous disperse.
Jean Tortel, Du jour et de la nuit,
Jean Vigneau, 1944, p. 93.
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14/11/2018
Tristan Corbière, Les Amours jaunes
Paysage mauvais
Sable de vieux os — Le flot râle
Des glas : crevant bruit sur bruit.
— Palud pâle, où la lune avale
De gros vers, pour passer la nuit.
— Calme de peste, où la fièvre
Cuit… Le follet damné languit
— Herbe puante où le lièvre
Est un sorcier poltron qui fuit
— La lavandière blanche étale
Des trépassés le linge sale,
Au soleil des loups… — Les crapauds
Petits chantres mélancoliques
Empoisonnent de leurs coliques
Les champignons, leurs escabeaux.
Tristan Corbière, Les Amours jaunes,
Dans C. Cros, T. C., Œuvres complètes,
Pléiade / Gallimard, 1970, p. 794.
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13/11/2018
Joël Cornuault, Tes prairies tant et plus
L’amour rectifie les paysages
L’amour est la meilleure
des mises au point.
Il y a des amis haut placés
parmi les hirondelles de passage
bas placés chez les fourmis d’ici
partout placés dans le lit des rivières
la lie des marais
la sève des platanes
tes anneaux d’or
ta langue de feuille
ta langue de Brésil
tes légères morsures de daim
sur mes nervures
L’amour dépasse les bornes
Avec lui les maisons se retournent
marchant sur le toit
les pierres gelées rebroussent la pente
le temps reflue
les rues se cabrent
toi tu te cambres
origine et fin
Joël Cornuault, Tes prairies tant et plus,
Pierre Mainard, 2018, p. 57.
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12/11/2018
Victor Hugo, Choses vues
1848
Égalité, traduction en langue politique du mot envie.
Académie française. Quarante exemplaires des armoiries de Bourges.
[Les armoiries de Bourges portaient trois moutons en leur centre]
On m’a dit : « Fermez cette porte ! Vous voyez bien que n’importe qui ou n’importe quoi peut entrer : un coup de vent, une femme… »
Je me suis recueilli un instant. « N’importe qui ou n’importe quoi ? » ai-je pensé. Alors je me suis tourné vers celui qui me donnait ce sonseil et j’ai dit : »Ne fermez pas cette porte. » Et j’ai ajouté : « Entrez ! »
Victor Hugo, Choses vues, Quarto / Gallimard, 2002, p. 488, 490, 493.
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09/11/2018
Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Faits
David Salem, convoi du 30 mai 1944
Arrêté en même temps que sa femme Perla à Béziers où ils avaient créé une petite fabrique de textile, ils sont déportés par le même convoi alors que le débarquement allié en Normandie est imminent. Sélectionnés tous deux pour le travail on sépare David de Perla sur la rampe de Birkenau David ne supporte pas d’être sans nouvelles de sa femme, détenue, peut-être ; à quelques centaines de mètres seulement. À peine s’est-il fait une idée des lieux qu’il tente de s’évader pour la rejoindre. Il meurt sur les barbelés électrifiés sous les yeux des détenus qui tentaient de le retenir. Pour que sa mort serve de leçon aux nouveaux arrivants, les SS pendent son cadavre au milieu de l’allée qu’empruntent matin et soir les déportés allant au travail et en revenant. Son corps reste suspendu là plusieurs jours, peut-être davantage. C’est moins en pensant à sa sa mort qu’aux illusions qu’il n’avait pas eu le temps de perdre que les détenus l’ont surnommé le « pauvre petit David ».Aucun de ceux qui ont survécu à l’évacuation du camp, en janvier 1945, peu avant la libération par l’Armée rouge, n’a oublié le corps du « pauvre petit David » se balançant au-dessus des têtes. David avait trente-six ans.
Marcel Cohen, Sur la scène intérieure, Faits, Folio / Gallimard, 2015, p. 135-136.
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08/11/2018
Rolando Alberti, Magique, extrêmement
Érection
De petits flocons de neige
descendent du ciel gris
fondant à terre comme de petits désirs.
Tu es mon petit flocon de neige
une pente sans terre
un regard sans rencontre.
Être qui vécut dans ma petite éternité
voyageant dans les méandres comme la prière d’un dieu,
pensée qui devient chair
comme l’acte fécondateur
déesse ensorceleuse qui te montra dans l’autre
à l’homme en marche noyé dans les océans du temps.
Rolando Alberti, Magique, extrêmement, traduit de l’italien
par François Bordes, dans L’étrangère, n° 47-48, automne 2018, p. 167.
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07/11/2018
Terrance Hayes, Sonnets américains, traduction Guillaume Condello
Sonnet américain pour Wanda C.
Qui je sais sait pourquoi tous ces squelettes si sexy, ces filles éreintees,
Poussent des cris vers là où devrait être la lune, la paupière colmatée
Par sa clarté. Personne ne la voit sans ses créoles embrasées
Aux oreilles parce que personne ne voit rien.
Tatouée sur sa poitrine c’qu’elle clame
C’est EMMÈNE-MOI OÙ MON SANG COULE et je veux être emmenée
Là où je suis son fils, parqué dans l’ombre, lâchant la bride au calme
De la nuit, laissant le même sang s’embraser en moi. Dans sa coupe afro en pétard, implantés :
Des obus de tonnerre ; dans sa bouche : les doigts de quelque calamité,
Quelqu’un d’assez fou pour l’aimer follement. Ceux qui n’entendaient
Pas sa musique n’écoutaient pas – et dire ça, c’est comme clamer
Qu’elle est une élégie. Ça rime, à cause d’elle, avec effigie. À cause d’elle, entendez,
S’il n’y a pas de fumée, il n’y a pas de fête. Je pense à toi, Dame Calamité,
Chaque dimanche. Je pense à toi le lundi. Je pense à toi, ta souffrance envoyée
Vers là où devrait être la lune, entrant dans nos ténèbres, d’un pas lourd, calme.
Terrance Hayes, Sonnets américains, traduit de l’anglais (USA) par Guillaume Condello, dans Catastrophes, revue en ligne, novembre 2018, p. 12.
*
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13 poètes qui déménagent
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Laurent Albarracin
Serge Airoldi
Fabrice Caravaca Dernier Télégramme
Ivar Ch'Vavar & Pierre Lenchepé
Guillaume Condello
Alexander Dickow
Joshua Ip
Clément Kalsa
Pierre Lafargue
Madeleine Lee
Julia Lepère & Fanny Garin
Pierre Vinclair
Eliot Weinberger
Phillip B. Williams
Cyril Wong
Si vous aimez Catastrophes mais ne pouvez pas souscrire, donnez-nous un coup de pouce en envoyant cet appel à souscription à vos amis susceptibles d'être intéressés.
Merci ! Euh... BOUM !
* "They break the print-barrier, as it were, and make their sonic boom within the ear" disait Seamus Heaney à propos de quelques poètes qu'il admirait...("Ils brisent la barrière de l'impression, pour ainsi dire, et viennent produire leur boum supersonique à l'intérieur même de l'oreille")
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06/11/2018
Édith Azam, PoOki c'est PoOnk, dessins Sylvie Durbec
PoOki copain ?
Tu prends un infini silence et une infinie volupté
tu prends une nuit noire qui a mangé ses étoiles
tu prends un feu de bois
des grains de sable
un grand cri d’oiseau
un homme et une femme-silex
Et là
là y a pas mal de chances
que lePoOki
tu l’apprivoises
Tu l’apprivoises et puis
qu’il te laisse poOner
poOponer à souhait !
Édith Azam, PoOki c’est PoOnk, dessins Sylvie Durbec,
Lanskine, 2018, p. 19.
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05/11/2018
Frédérique Germanaud, Intérieur nuit
L’aiguille de la pendule gonfle l’espace ou le rétrécit
Le début du jour manque
De précision
J’attends
Le changement de rythme
Le premier chant d’oiseau
La première ombre
À l’heure prévue rien ne se passe
J’ai raclé la nuit jusqu’à ces mots mal écrits
Il faut savoir rompre
Éteindre la lampe
Lever le camp
Mettre la nuit
Dehors
À quoi se décide le jour
Frédérique Germanaud, Intérieur nuit, le phare du cousseix, 2018, p. 14.
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04/11/2018
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955
On ne peut pas tout le temps manger, dormir comme les plantes que je vois ondoyer à travers la fenêtre. « Ondoyer », minime satisfaction imaginaire. Juste ce qui suffit pour m’empêcher de me tuer.
Jouissance bornée. On ne peut pas écrire des poèmes qui donnent de la jouissance. Ils deviennent incompréhensiblement faibles, s’étiolent immédiatement. La nourriture visible répugne. Les racines, les sources doivent être invisibles. Pas d’odeur de nourriture.
Dans le manque de satisfaction. C’est un travail de longue haleine.
André du Bouchet, Une lampe dans la lumière aride, Carnets 1949-1955, Le bruit du temps, 2011, p. 5.
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