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16/09/2018

Étienne Faure, Tête en bas

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   On a pu lire une partie des poèmes de Tête en bas dans des revues, ce n’est pourtant pas un recueil mais un vrai livre dont la composition complexe mériterait à elle seule un article. Les 96 poèmes sont répartis de manière stricte dans 12 ensembles titrés organisés symétriquement : 6+10+6+10+6+10 / 10+6+10+6+10+6. Si l’on s’attarde dans la première série sur les poèmes du troisième groupe de 10, on s’aperçoit qu’ils forment deux groupes complémentaires (ou opposés, selon le point de vue) : "En peinture" est consacré à des tableaux dont les thèmes évoquent la mort — sauf le dernier, à propos d’un tableau de Chagall, "Le Poète à la tête renversée", où des objets ne remplissent par leur fonction habituelle (un encrier vide, une lampe sans pétrole), image d’« un monde à l’envers » ; les "Poèmes d’appartement" qui suivent, liés à l’amour, sont plutôt du côté de la vie. Le jeu de la symétrie, ou de l’inversion, est suggéré par les deux courts textes en exergue) : « celui qui chute, vole (H. Arendt), et « …je voyais l’envers de la vie que l’on menait en ville » (A. Tchekhov).

   La construction même des poèmes, comme dans les livres précédents, donne à l’ensemble une cohérence forte : à de rares exceptions près (trois), chaque poème est formé d’une seule phrase, très souvent partagée par un tiret. Le titre suit le poème, pratique qui connaît deux exceptions dans l’ensemble "En peinture" : dans "Restauration" sont rétablis des mots manquants dans "Vétuste", qui le précède, comme si le texte avait pu être retrouvé grâce à des techniques analogues à celles utilisées pour découvrir le premier état d’un tableau. Passae du manque à la présence. On relèvera aussi d’un bout à l’autre du livre des jeux d’échos qui donnent une unité à des ensembles assez différents ; par exemple : « l’horizon des rhizomes », « monastères (…) austères », « âmes et hameaux », « Osier (…) l’os (…) oscille (…) oiseau », « obliques, obscurs, opaques », « nids d’effroi ou frayent », etc. Le lecteur rencontrera également ici et là des mots qui connotent, selon la norme dominante, un statut social : les marques "familier" et "populaire" du dictionnaire renvoient aux échanges considérés relâchés de la vie quotidienne : au gré de la lecture, « cagna », « dégueuler », « Y a quelqu’un ? », « la frime », « déglinguer », « fringues », « clope ». C’est là une manière de distribuer dans le livre des effets de réel, d’autant plus marqués que la syntaxe  d’Étienne Faure est toujours complexe.

   Le premier ensemble, "Réveils", s’ouvre sur une relation à la langue bien particulière. Comment reçoit-on les mots entendus à la suite d’un évanouissement ? Ils sont le signe d’une nouvelle naissance au monde, qui s’opère d’ailleurs en même temps qu’avec le regard de l’autre « l’amour (…) point ». La série se clôt sur la chute d’un corps, « chute en un beau sépia, lent vol » (reprise des mots d’Arendt), non pas un évanouissement mais le sommeil et on « se réveille en sursaut », seul et la tête sur la terre. Ce jeu d’éléments contraires est explicitement proposé dans le poème "tête en bas", où le narrateur « antipodiste en chute libre » passe de l’hémisphère Sud au Nord, donc d’abord — pat fiction — tête en bas… Pour l’ensemble du livre, on lira de nombreux mots de sens opposés, suffisamment abondants pour qu’on puisse y reconnaître une manière de lier entre euxdes groupes de poèmes —  on relève par exemple « flamme inverse, ardeur et haine », « avenir et passé », « futur et passé », « avantage et calvaire », « basse et haute », « visibles puis invisibles », « nuit et jour », « la mort dehors, dedans » et, formant un vers, « la mort, la vie ». C’est aussi que le réel n’est jamais tout noir ou tout blanc, que la vue même peut tromper quand les choses sont éloignées ou la lumière insuffisante, et  « ce qu’on croit / être un homme, est un arbre ou l’inverse » : le réel parfois échappe.

    Le réel ? Étienne Faure se soucie d’abord, depuis le premier livre(1), de ce qui est vécu — ici  l’amour, l’occupation des dimanches, le travail, etc. — ou des moments d’exception, comme la guerre ; ce parti-pris d’écrire sans quitter ce qui fait la vie des hommes est affirmé nettement : « le négoce infini des mots / empruntant à la vie ici / pour la restituer au livre » (p. 98). Ainsi est évoqué le sort d’une femme de ménage, qui ne peut qu’acquiescer aux ordres reçus et ne s’échappe que grâce à un petit miroir, sachant que tout bonheur lui est refusé.  Ainsi sont mises en parallèle les étreintes tarifées de la prostitution et celles des couples légalement institués, « natures mortes / haletantes / d’avoir vécu chair contre chair, fait souche », couples qui s’empressent d’ « enfanter pour un peu moins mourir ». Ainsi est soulignée la vie de ces ouvriers « usés par l’usine / qui meurent vite, après l’arrêt / du travail », et rien dans le temps ne laisse imaginer qu’il peut en être autrement ; les lendemains qui chantent sont toujours promis, mais « moyennant travail, / de tous côtés travail, travail seule issue au désastre ». Ce sont toujours « ces enfants de la patrie, déportés, communards, / sinistrés, réfugiés »  qui se retrouvent un jour ou l’autre sur les champs de bataille. Étienne Faure revient sur la guerre de 14-18, avec ses soldats « morts (…), nus, dans la tenue des vers de terre », et également sur les guerres de Louis XIV représentées par des tableaux où l’on voit des « cadavres de chevaux et d’hommes tombés / à la bataille ».

   La vision de l’humanité n’apparaît guère enthousiasmante ; la mort est partout, avec ces vieillards dont on voit la « bouche édentée ouverte au néant », avec cette « histoire d’amour achevée comme un meurtre », avec le suicide par défenestration, etc. Les activités de l’agriculture elles-mêmes sont proches de la guerre : l’affutage de la faux rappelle celui des couteaux pour ouvrir les animaux et l’outil « tranche », « abat fétuque et flouve en bataille / allongées sur le champ ». Partout on ne rencontre que des ruines — le mot revient souvent —, jardins abandonnés, débris des civilisations punique et romaine, etc., comme si tout était voué à disparaître, choses et œuvres humaines, « le monde est pourrissoir, l’amour idem ». Cependant, les lettres d’amour sont conservées dans les livres, « les mots protégeant les mots », pour être relues et toutes les amours ne sont pas qu’un « feu provisoire ».

   Mais si a pourriture gagne, en sortent toujours « des résidus de vie qui remontent, / comme à l’assaut ». Des moments de l’histoire familiale occupent discrètement le dernier ensemble de poèmes et le livre s’achève, à partir d’une photographie, sur l’évocation du grand-père prisonnier des allemands : par un trou dans la palissade, il voit que « la vie / persiste, soleil dehors ». Il est une autre façon dans Tête en bas de s’éloigner d’une vision désastreuse de l’humanité, par la peinture, même si les peintres ne proposent pas toujours une rperception heureuse du monde ; sont présents Goya, Bagetti, Dürer, Bruegel, Rebeyrolle, Otto Dix, Rebeyrolle. Est lu Trakl, est cité Villon et l’on reconnaît Verlaine dans « des fruits / des fleurs et du feuillage », Apollinaire avec « la joie toujours après la peine », et Mallarmé — « que la chair était triste, les livres lus » —dont se souvient une vieille dame qui pense qu’elle doit "partir". Le passé est rarement heureux, les amours laissent des plaies, la vie est dure pour les pauvres : rien qui désespère mais entraine la mélancolie, souvent présente dans la poésie d’Étienne Faure.

Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, 144 p., 15 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 16 août 2018.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

  1. E. Faure a publié 4 livres de poèmes (Légèrement frôlée, 2007, Vues prenables, 2009, Horizon du sol, 2011, Ciné-plage, 2015) et un de proses (La Vie bon train, 2013) chez Champ Vallon, et un livre de poèmes , Écrits cellulaires(2018, le phare de cousseix)..

 

 

 

 

 

 

 

 

15/09/2018

Esther Tellermann, Première version du monde

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C’était un temps philosophique, je suis je ne suis pas, un époque fascinée, un peu grasse, avec le souvenir des armes, canons contre la tempe, fosses enfin pleines, uniformes, chants d’oiseaux,

   il y a des flaques qui coagulent la haine, et pourquoi ça se serait cicatrisé, non, dissocié dans les moindres parcelles, suis les sillons, la terre n’est pas oublieuse, il ait trop chaud désormais, ça dilate notre faiblesse en une légère déviation de la peur…

 

  Certains ont encore les mains sur les pioches, ils creusent comme à la surface d’un liquide, certainement ils veulent enterrer leur  ombre, la lèvre halète un gémissement, la soirée est trop chaude, les mots engloutis dans la fissure originelle.

 

Nous étions sans existence, sans dehors. C’était une répétition nostalgique de l’Europe, de sa dimension de néant, la durée suffocante de notre propre humiliation.

 

  Vieux youpins, youpinasses, y’a pas qu’eux pour bouffer du salpêtre, vas-y prends ta ration, j’vais voir en bataillons humanitaires toutes les enflures du programme : échauffement des ongles, bûchers funéraires, camions de rustines pour réparer ça, t’as compris ? Visages fiévreux, tous les affranchis faut voir ça, ils s’affermissent dans les désastres, balance-leur le savon, les cigarettes, ça va passer leurs convictions, toute une vie près du fleuve, dans le bourdonnement des mouches…

 

Esther Tellermann, Première version du monde, éditions Unes, 2018, p. 17.

14/09/2018

Pierre Chappuis, Un élan semblable

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Un élan semblable

 

  Ravie (impossible de la rattraper), happée vertigineusement par son cri. L’affolement. Embrasée mais inerte. Tension de tout l’être, engouffré, qui ne s’appartient plus, non plus qu’à lui. Dans l’affolement d’une course effrénée pour tenter de la rejoindre, il est lui-même le jouet d’une force qui, souveraine, impérieuse, fait en lui des ravages, l’affouille et le comble tout à la fois. Un manque absolu et une jouissance absolue (mais pour le dire il n’y a, n’y eut jamais de nom). Une vague immense s’est emparée d’eux, les enroule, les traverse, les fait vibrer d’un commun accord. Promesse d’un aboutissement différé. Parviendra-t-il à lui communiquer, enlacée, l’énergie qui le jette dans un transport, oui, presque de détresse ? Confusion des corps qui est aussi écart — infime, infranchissable —, rapprochement extrême en un point brûlant où se noue la jouissance, de là rayonnant jusqu’aux limites de ce que peut recevoir de plus intense la conscience. Jeet tumêlés dans un étrange chacun pour soi. Solidaires. Ensemble par le trait d’union de leurs caresses : les mains donnent vie, explorent les pleins et les déliés les modèlent, les réinventent. Parallèlement, au plus intime — oh ! frémissement ! — reflux, concentration qui est également expansion infinie. Éperdus tous deux à jamais, dans un éclair.

 

  Étreindre (stringere), de la même famille qu’étroit, strict (strictus), racloir, étrille (strigilis) : serrer, étriller, ligoter.

                                                         *

   Telle la poésie : non, sauf s’il s’agit d’exprimer — presser hors de soi — ce qu’on porte en soi de plus secret, enfoui, de plus personnel mais aussi — mots ou semence — commun, anonyme.

Pierre Chappuis, Battre le briquet, "en lisant en écrivant", Corti, 2018, p. 147-148.

13/09/2018

Octavio Paz, Le singe grammairien

 

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  Les choses reposent sur elles-mêmes, prennent assise sur leur réalité, sont injustifiables. Ainsi s’offrent-elles aux yeux, au toucher, à l’ouïe, à l’odorat — non à la pensée. Ne pas penser : voir. Faire du langage une transparence. Je vois, j’entends les pas de la lumière dans la cour : peu à peu elle se retire du mur d’en face, se projette sur le mur de gauche et le recouvre tel un manteau translucide de vibrations presque imperceptibles  transsubstantiation des carreaux de brique, combustion de la pierre, instant d’incandescence de la matière avant qu’elle ne s’abîme en son aveuglement — en sa réalité. Je vois, j’entends, je touche la progressive pétrification du langage qui ne signifie déjà plus, qui dit seulement : table, poubelle, sans les dire vraiment, tandis que la table et la poubelle s’effacent dans la cour totalement obscure… La nuit me sauve.

 

Octavio Paz, Le singe grammairien, Les sentiers de la création, Skira, 1972, p. 116-117.

12/09/2018

Michelle Grangaud, Poèmes timbrés

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Poèmes timbrés

 

219

Le h est effacé de l’histoire.

En face, de l’autre côté du canal,

brouillard en déroute,

il ne trouvait jamais

un poisson dans l’eau.

Il n’y avait personne,

c’est la langue qui parle.

 

330

Longtemps j’ai pratiqué la poésie,

mais après tout, je vois bien que

la vie ne va pas sans de grands oublis.

Longtemps j’ai pratiqué la poésie,

soit par l’anus soit par la bouche :

je peux toujours voir le ciel

nuageux avec quelques averses.

 

Michelle Grangaud, Poèmes timbrés, dans Poésie

d’aujourd’hui à  voix haute, choix d’André Velter,

Poésie / Gallimard, 1999, p. 133.

 

11/09/2018

Li Po,  Libation solitaire au clair de lune

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Libation solitaire au clair de lune

 

Parmi les fleurs un pot de vin ;

   Je bois tout seul sans un ami.

Levant ma coupe, je convie le clair de lune ;

  Voici mon ombre devant moi : nous sommes trois.

La lune, hélas ! ne sait pas boire :

   Et l’ombre en vain me suit.

Compagnes d’une instant, ô vous, la lune et l’ombre !

  Par de joyeux ébats, faisons fête au printemps !

Quand je chante, la lune indolente musarde ;

  Quand je danse, mon ombre égarée se déforme.

Tant que nous veillerons, ensemble égayons-nous ;

  Et, l’ivresse venue, que chacun s’en retourne,

Que dure à jamais notre liaison sans âme :

  Retrouvons-nous sur la lointaine Voie Lactée !

 

Li Po, dans  Anthologie de la poésie chinoise classique, sous la

direction de Paul Demiéville, Poésie / Gallimard, 1997, p. 212.

08/09/2018

Martin Richet, De l'âme

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Inséparables, indivis.

Répétition, dualité,

renversement et récurrence.

L’autre suit la lune, voit l’herbe,

prend peur, détourne le regard.

Nous voulions avoir le temps.

« Nous voulions avoir le temps » :

le moi, l’idée du moi, le temps

(virgule marquant glissement).

Ainsi paraît ton paragraphe :

les jours sont longs même en hiver.

 

Martin Richet, De l’âme, Éric Pesty éditeur,

2016, p. 25.

07/09/2018

Anne Malaprade, notre corps qui êtes en mots

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Blonde. Il y a le miel et la confiture, l’acacia et les mûres, les mirabelles et les framboises, le théâtre et le cinéma, l’ordre de l’esprit et celui du cœur, géométries et finesses conjointes. Les pépins frottent et grattent : cachés, semés, recouverts, les noyaux déclinant renaissance. Je dors encore contre toi, mère-sœur, comme les premiers jours dans ce berceau transparent. L’une coule, l’autre pique. Je donne ma main, tu la retires. Mon père est ce héros lointain avec lequel se joue une première séduction. Voitures, ballons, coiffures, vernis. Tout ce qui entoure, cache, aimante. Je pense aux morts de la Méditerranée. Je pleure avec les enfants qui jouent sur les ordures. Celui qui a le bras cassé parle déjà de vengeance armée.

 

Anne Malaprade, notre corps qui êtes en mots, isabelle sauvage, 2016, p. 51.

05/09/2018

Ruth Weiss, De moi à toi

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photo Ingeborg Gerdes

De moi à toi

 

si tu as de l’amour pour moi

ne dis pas je t’aime

et ainsi je garderai ma liberté

si j’ai de l’amour pour toi

je ne dirai pas je t’aime

et ainsi tu garderas ta liberté

 

le vieux diction

« les actes pèsent plus que les mots »

est toujours d’actualité

 

ces trois petits mots

ont piétiné des cœurs

ont paralysé des vies

ils baignent dans le sang

 

alors laisse-moi juste te dire

j’ai de l’amour pour toi

 

il faut donner

sans vouloir recevoir

pour apprendre à recevoir

 

qu’aujourd’hui demeure aujourd’hui

 

Ruth Weiss, dans Action Poétique, n° 200,

"Six femmes de la Beat Generation", p. 25.

04/09/2018

Yari Bernasconi, Nouveaux jours de poussière

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                Ce qu’il reste

 

Le jardin est un périmètre de cendres et de pierres.

Il y a du métal froissé, fuligineux ;

un récipient vidé ; à côté un tricycle

recouvert d’une croûte noire, les roues retorses

par-dessus la trace des pneus fondus.

Au milieu la carcasse d’un bœuf :

les os et la chair brûlée, la gueule défigurée

comme un bloc de charbon. Puis la poussière

toute autour, toute noire. Bois calcinés et lieux

à découvert, sans murs et sans vie.

 

Yari Bernasconi, Nouveaux jours de poussière, traduit

de l’italien par Anita Rochedy, éditions d’en-bas, 2018, p. 85.

02/09/2018

Samuel Beckett, Le monde et le pantalon

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                     Le client : Dieu a fait le monde en six jours, et                                 vous, vous n'êtes pas foutu de me faire un pantalon en six mois.

                      Le tailleur : Mais monsieur, regardez le monde, et                                     regardez mon pantalon.

 

 

     Pour commencer, parlons d'autre chose, parlons de doutes anciens, tombés dans l'oubli, ou résorbés dans des choix qui n'en ont cure, dans ce qu'il est convenu d'appeler des chefs-d'œuvre, des navets et des œuvres de mérite.

     Doutez d'amateur, bien entendu, d'amateur bien sage, tel que les peintres le rêvent, qui arrive les bras ballants et les bras ballants s'en va, la tête lourde de ce qu'il a cru entrevoir. Quelle rigolade les soucis de l'exécutant, à côté des affres de l'amateur, que notre iconographie de quatre sous a gavé de dates, des périodes, d'écoles, d'influences, et qui sait distinguer, tellement il est sage, entre une gouache et une aquarelle, et qui de temps en temps croit deviner ce qu'il aime, tout en gardant l'esprit ouvert. Car il s'imagine e pauvre, que rien de ce qui ets peinture ne doit lui rester étranger.

     Ne parlons pas de la critique proprement dite. La meilleure, celle d'un Fromentin, d'un Grohmann, d'u MacGreevy, d'un Sauerlandt, c'est de l'Amiel. Des hystérotomies à la truelle. Et comment en serait-il autrement ? Peuvent-ils seulement citer ? [...]

     Avec les mots on ne fait que se raconter. Eux-mêmes les lexicographes se déboutonnent. Rt jusque dans le confessionnal on se trahit.

     Ne pourrait-on attenter à la pudeur ailleurs que sur ces surfaces peintes presque toujours avec amour et souvent avec soin, et qui elles-mêmes sont des aveux ? Il semble que non. Les copulations contre nature sont très cotées, parmi les amateurs du beau et du rare. Il n'y a qu'à s'incliner devant le savoir-vivre.

     Achevé, tout neuf, le tableau est là, un non-sens. Car ce n'est encore qu'un tableau, il ne vit encore que de la vie des lignes et des couleurs, ne s'est offert qu'à son auteur. Rendez-vous compte de sa situation. Il attend, qu'on le sorte de là. Il attend les yeux, les yeux qui, pendant des siècles, car c'est un tableau d'avenir, vont le charger, le noircir, de la seule vie qui compte, celle des bipèdes sans plumes. Il finira par en crever. Peu importe. On le rafistolera. On le rabibochera. On lui cachera le sexe et on lui soutiendra la gorge. On lui foutra un gigot à la place de la fesse, comme on l'a fait pour la Vénus de Giorgione à Dresde. Il connaîtra les caves et les plafonds. On li tombera dessus avec des parapluies et des crachats, comme on l'a fait pour le Lurçat à Dublin. Si c'est une fresque de cinq mètres de haut sur vingt-cinq de large, on l'enfermera dans une serre à tomates, ayant préalablement eu le soin d'en aviser les couleurs avec de l'acide azotique, comme on l'a fait pour le Triomphe de César de Mantegna à Hampton Court. Chaque fois que les Allemands n'auront pas le temps de le déménager, il se transformera en champignon dans un garage abandonné. Si c'est un Judith Leyster, on le donnera à Hals. Si c'est un Giorgione et qu'il soit trop tôt pour le donner encore au Titien, on le donnera à Dosso Dossi (Hanovre). Monsieur Berenson s'expliquera dessus. Il aura vécu, et répandu de la joie.

 

 

Samuel Beckett, Le monde et le pantalon, éditions de Minuit, 1989, p.7-8 et 9-11.

01/09/2018

Antoine Emaz, D'écrire un peu

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On a pu lire au fil des ans de nombreuses observations d’Antoine Emaz à propos de son écriture, plus généralement de ce qu’était pour lui la poésie, dans des recueils de notes — le dernier en date, en 2016 : Planche(éditions Rehauts) ; ces textes, souvent brefs, appartenaient à des regroupements qui comptaient des remarques et observations autour d’un jardin, d’une lecture, de la couleur du ciel, de la préparation d’un repas, etc. D’écrire un peuréunit cette fois des réflexions qui forment, sans du tout qu’il y ait fermeture, un ensemble continu à propos de sa pratique. Ce ne sont pas des retours sur tel livre publié, ni en rien des "conseils" (cf les Conseils à un jeune poètede Max Jacob), il s’agit bien d’une poétique qui prend l’allure d’un manifeste dans la mesure où, contrairement à beaucoup de poètes aujourd’hui, il place au centre de son travail l’émotion, le sensible, c’est-à-dire le réel.

   Pour Antoine Emaz, l’écriture n’existe que dans une relation forte à la réalité, réalité de celui qui prend la plume, qui engage ce qu’il est. Le poème s’écrit à partir d’une émotion, soit littéralement de ce qui met en mouvement ; selon sa force, le corps réagit et «  parle son langage de corps » (avec les larmes, par exemple) ou l’on entreprend de modifier ce qui a provoqué ce mouvement. Si l’on pose que le poème a pour source l’émotion, alors s’accomplit un parcours, du « choc de la vie et du réel jusqu’à un choc d’ordre poétique ». Il y a alors une mise à distance pour « se retrouver et retrouver l’autre, les autres » ; le poème, dans cette perspective, quel que soit son point de départ, est donc toujours du côté de la vie, de l’avenir.

   Placer l’émotion, le sensible à l’origine du poème n’est évidemment pas nier l’importance de la culture antérieure de celui qui écrit, des lectures et des influences, de la connaissance de la langue, de la manière de penser le monde, de la mémoire, mais ces éléments qui forment un « sol » ne sont pas l’impulsion qui conduit au poème, ils n’interviennent qu’en second lieu. Quelle émotion plutôt qu’une autre suscitera le poème ? « On ne sait pas » et l’on n’écrit pas parce qu’on a décidé de le faire, « Attendre : aucun poème n’est nécessaire, sauf celui qui s’écrit de lui-même, dans l’élan d’un moment, maintenant, souvent préparé par une longue patience. »

   Ce n’est pas dire que la question de la forme est évacuée, bien au contraire. On pourrait lire une provocation dans des affirmations comme « il s’agit d’enregistrer, rien d’autre », si l’on oubliait que c’est l’émotion qui suscite les mots et, donc, que la forme « naît en même temps qu’elle s’écrit ». Dans cette perspective, le premier temps de l’écriture implique jusqu’à un certain point le retrait du sujet ; comme le précise Antoine Emaz, « Ne pas résister [à la venue des mots], juger ou intervenir », « S’effacer », tant que l’émotion dicte les mots. Une distinction nette est introduite entre le moment où seule compte « la force-forme primitive » et le temps plus long de la reprise ; interviennent alors les connaissances — et aussi « doute, autocritique » — pour parvenir à la « justesse » de l’écriture, soit la restitution au plus près de ce qui a ébranlé le sujet. C’est là qu’il faut « brouillonner » longtemps, que la « menuiserie » patiente vise à trouver la forme juste, qui permet d’articuler le vivre et l’écrire : mettre au point pour qu’il y ait « vibration exacte des mots, son et sens. »

   Il est clair que les expériences fortes d’une vie sont rares, celles de l’enfance revenues par la mémoire peuvent d’ailleurs redevenir présentes, et tenter de les recréer dans un poème ne sera jamais seulement un arrangement de mots. C’est dire, il faut y insister, que pour Antoine Emaz, le poème n’est pas une recherche du "beau" (que l’on aurait bien des difficultés à définir), il s’agit toujours d’« Atteindre en mots une certaine intensité de vivre, voilà ce que je demande à un poème, un livre. »

 

Antoine Emaz, D’écrire un peu, Æncrages & Co, 2018, np, 15 €.

 

 

31/08/2018

Max Jacob, Les pénitents en maillots roses

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Sculpture, Douarnenez

 

Nocturne

 

Sifflet humide des crapauds

bruit des barques la nuit, des rames...

bruit d’un serpent dans les roseaux,

d’un rire étouffé par les mains,

bruit d’un corps lourd qui tombe à l’eau

bruit des pas discrets de la foule,

sous les arbres un bruit de sanglots,

le bruit au loin des saltimbanques.

Max Jacob, Les Pénitents en maillots roses (1925),

dans Ballades, Gallimard, 1970, p. 217.

 

30/08/2018

Yosa Buson, Haïku (traduction Joan Titus-Carmel)

 

 

    La pauvreté

m'a saisi à l'improviste

  ce matin d'automne

 

    Près d'un poirier

je suis venu solitaire

  contempler la lune

 

    Le batelier —

sa perche arrachée des mains

  tempête d'automne

 

    Il brama trois fois

puis on ne l'entendit plus

   le cerf sous la pluie

 

      Une solitude

plus grande que l'an dernier

    fin d'un jour d'automne

 

      Le mont s'assombrit

éteignant le vermillon

des feuilles d'érables

 

Yosa Buson, Haiku, traduits du japonais et

présentés par Joan Titus-Carmel, Orphée/

La Différence, 1990, n.p.

01/08/2018

Joël Bastard, Des lézards, des liqueurs

 

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Il devra pleuvoir dans les bibliothèques pour noyer les mots, les psoques et les lépismes, les dévoreurs d’imprimerie. Que les meilleurs, les plus solides d’entre eux surnagent aux intempéries.  Nous verrons bien ce qu’ils deviennent ! Que le vent tourne et retourne bruyamment les manuscrits, les pages effrayées. Détruise la narration. Ainsi, nous tenterons l’édification d’un poème sanglant, nerveux, accompli dans son registre d’évidences et de dangers. Seuls les insectes volants planeront sur de désert de fontaines.

 

Joël Bastard, Des lézards, des liqueurs, Gallimard, 2018, p. 77.

 

Littérature de partout rouvrira son anthologie à la fin du mois d’août.