21/06/2013
Pierre Reverdy, Pierres blanches
La rue qui chante
Les voix qui tournaient
Dans la rue en pente
Celui qui montait
La tâche accomplie
Il y a des lettres sur le mur
Et tout le monde qui regarde
Les étoiles pendent
Les becs de gaz tremblent
Le vent
Je marche
Et l'air entier passe devant
Quand la terre tourne plus vite
Où pourrait-on se retenir
C'est peut-être la peur
Qui nous empêche de courir
Et ce sont les mots qui s'envolent
Les feuilles
Et tous les rideaux
Pour voir ce qu'il y a derrière
Dessous
Les larmes sur la gouttière de la cour
Pierre Reverdy, Pierres blanches, dans Œuvres complètes, II, édition préparée, annotée et présentée par Pierre-Alain Hubert, Flammarion, 2010, p. 245.
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20/06/2013
Leonardo Rosa, Épigraphe pour un amour
Épigraphe pour un amour
Nos jours ont été si brefs et si hauts dans le ciel ami
les rêves de la maisonnette blanche
avec l'ombre tendre du cerisier
qui s'élargit dans le jardin pour nous protéger
En toi il ne restera de moi que les larmes
ensevelies dans la région d'enfance et peut-être le nom
qui fut le premier don de mon père
et que tu aimais dire jadis
comme une chose à toi.
Pour les nuits du froid dans le cœur
il ne me restera que l'ombre de ton corps dénudé.
Epigrafe per un amore
Furono brevi i nostri giorni e alti nel cielo amico
i sogni della bianca piccola casa
con l'ombra molle del ciliego
adagiata in giardino a coprirci.
In te di mio non resterà che il pianto
sepolto nell'angolo d'infanzia e forse il nome
che fu il primo dono di mio padre
e che tu amasti pronunciare un tempo
come cosa tua.
Per le notti fredde nel cuore
io non avrò che l'ombra del tuo corpo nudo.
Leonardo Rosa, dans NU(e) n° 29, "Leonardo Rosa", coordination Raphaël Monticelli, p. 83.
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19/06/2013
Cole Swensen, Le nôtre, traduction Maïtryi et Nicolas Pesquès : recension
Après L'Âge de verre en 2010 et Si riche heure en 2007, Maïtryi et Nicolas Pesquès proposent la traduction d'un troisième ensemble de Cole Swensen sur la "matière" française. Le plus ancien prenait pour prétexte Les très riches heures du duc de Berry, livre d'heures achevé à la fin du XIVe siècle, et le second livre s'attachait aux tableaux de Pierre Bonnard ; Le nôtre — jeu sur le nom pour le titre en anglais Ours — est construit à partir de la création par André Le Nôtre de nombreux jardins au XVIIe siècle. Le livre s'apparente à un livre d'histoire, avec ses divisions ("Histoire", "Principes", "Vaux-le-Vicomte", etc.) ; on suivrait donc l'invention du jardin à la française avec d'abord la création de Vaux-le-Vicomte en 1666 — « les femmes jaillissaient des carrosses, en plumes d'autruche et en rivalités / chatoiements / inclinaisons » — qui entraîna la disgrâce du surintendant Fouquet. Il y aurait ensuite Versailles, sommet de l'art de Le Nôtre, mais aussi Saint-Cloud, Chantilly, Les Tuileries, Saint-Germain-en-Laye, d'autres encore. À côté de la figure de Louis XIV, d'autres personnages apparaissent, comme Charles Le Brun, et, en remontant le temps, Marie de Médicis, Colbert. Ajoutons, quand sont évoquées les orangeries construites au XVIIe siècle, des réflexions sur l'évolution générale des sociétés (« L'histoire des fruits exotiques est parallèle à celle de l'ascension des classes moyennes »).
Cependant, même si les faits rapportés sont exacts, ils ne constituent qu'un matériau et, très rapidement, ce n'est pas la partie historique, volontairement lacunaire, qui retient le lecteur : il s'aperçoit que dans Le nôtre le temps est comme déréglé, qu'il y a glissement dans une phrase d'une époque à une autre. Tout se passe comme si, ouvrant une porte, un personnage traversait les siècles ; ainsi pour Marie de Médicis au Palais du Luxembourg :
Sortant au premier jour de l'été 2007, Marie
voit des centaines de gens jouer sur les pelouses et dans les allées
qui ont été entièrement redessinées, et les chaises métalliques vertes,
leur bruit particulier quand on les traîne sur le gravier [...]
Marie hurle, sans que les gens se soucient d'elle — mais s'agit-il bien de Marie de Médicis, puisque « [c]hacun a un geste ou une expression qui le montre hors du temps » ? Et pourquoi ne pas croire ces deux anglaises qui, au début du XXe siècle, s'égarant dans les allées des jardins de Versailles, se retrouvèrent vivre pendant quelques moments au lendemain de la Révolution de 1789 ?
L'art du jardin consisterait à reconstruire le monde, ou peut-être même à le contenir : le jardinier doit parvenir à « ouvrir l'espace » pour que le jardin n'ait plus de limite et procure une « illusion d'infini ». L'espace est totalement transformé, de manière bien plus vive que « peint sur une tasse de porcelaine » : on reconnaîtra toujours la tasse pour ce qu'elle est, alors que le jardin de Le Nôtre avec ses multiples allées, pièces d'eau, bosquets, plans lointains, est un monde en lui-même ; les sous-titres le suggèrent, "Un jardin est un visage", "une marée", "une approche infinie", etc, c'est-à-dire « tout un jeu / dans lequel les pièces s'ajustent ».
Les temps et les espaces se mêlent, et s'engouffrent dans la fiction d'autres jardins éloignés du jardin à la française, ceux vus par Montaigne en Italie et celui lié, après la Passion, à la mort et à la renaissance — qui pourraient définir le jardin —, quand une autre Marie s'approche du jardinier :
On nous avait promis
et Marie tend les bras au jardinier
que par l'humilité du toucher
qui recule d'un pas
Cole Swensen parle d'anamorphose, et le mot rend compte des jeux d'illusion qu'elle propose, y compris dans le poème titré "Paradis" : l'homme et le jardin n'existeraient pas l'un sans l'autre et ils disparaîtraient sitôt séparés, mais leur liaison ne serait-elle pas aussi une perte de soi, ce que suggère les derniers vers : « On appelait oubliettes les premiers jardins publics de l'histoire. Sitôt entré, on ne vous distinguait plus des animaux ».
Ce ne sont pas seulement les repères spatio-temporels qui, ici et là, sont atteints et mis à mal. Le dessin que forme souvent le poème sur la page s'éloigne de l'image toute faite du jardin à la française transparent, sans mystère : les vers peuvent être alignés en milieu de page, les blancs tronçonnent la syntaxe, les enjambements désarticulent le vers, la phrase qui s'est développée, reste inachevée, seul le début d'un nom est écrit, des phrases s'interpénètrent, "nous" renvoie aussi bien à des contemporains de Le Nôtre qu'à des personnages du XXIe siècle, etc. On suit dans le livre la confusion des temps et des espaces, le passage parfois inattendu d'une réalité reconstruite à un monde imaginé, le jeu du continu et du discontinu, on reconnaît le passé comme énigme autant que le présent... Le dernier poème a pour titre "Garder la trace de la distance" : si le lecteur y consent, il prendra au mot ce que proposent les deux derniers vers : « Tu pourrais revenir / le long d'une voie inconnue. »
Il faudrait s'attarder sur les réflexions croisées de Nicolas Pesquès et de Cole Swensen à propos de ce qu'est traduire, ce serait un autre article — je retiens de l'auteur : « Si écrire, c'est présager sa propre mort, et dépasser l'horizon de cette limite, alors traduire c'est entrer dans la mort d'un autre, et devenir deux fois étranger. »
Cole Swensen, Le nôtre, traduit de l'américain par Maïtryi et Nicolas Pesquès, éditions Corti, 2013, 120 p., 17 €.
Cette recension a été publiée en ligne dans Les carnets d'eucharis de Nathalie Riéra au mois de mai.
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18/06/2013
Michel Butor, Légendes à l'écart
L'enfance d'un dragon
Je suis né dans un œuf
au milieu d'un brasier
j'ai absorbé les flammes
qui léchaient ma coquille
ma mère m'a nourri
de whisky et de rhum
Les leçons de mon père
m'ont permis de planer
sur sommets et vallées
et dormir d'un seul œil
pour garder les trésors
et l'entrée des cavernes
Et j'ai dû m'appliquer
à réciter la liste
des volcans et geysers
en pleine activité
pour pouvoir retrouver
notre chaleur natale
C'est surtout important
si notre assignation
est parmi les glaciers
Islande ou Antarctique
car la vie d'un dragon
est pleine de dangers
Il nous faudra porter
d'exquises jeunes filles
jusque dans les recoins
d'archipels périlleux
avec rochers tranchants
épaves et débris
Et rester insensibles
à leurs pleurs et leurs charmes
attendant le héros
qui doit les délivrer
en me coupant la tête
qui repoussera vite
Michel Butor, Légendes à l'écart,
entretiens avec Kristell Loquet, éditions
Marcel le Poney, 2013, p. 8.
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17/06/2013
Ghérasim Luca, L'extrême occidentale
Tout ce qui nous caresse ou nous déchire, tout ce qui nous frôle, nous hante, nous griffe et nous trouble, tout ce qui nous pousse en avant, en arrière, contre le mur, vers un autre corps ou au bord de l'abîme, tout ce qui se défait irrémédiablement ou, au contraire se cristallise, tout ce qui grimpe, tout ce qui nous fascine, tout ce qui nous contracte, nous pique et nous questionne, tout ce qui nous touche de près, tout ce qui nous étouffe, tout ce qui nous fait signe ou frissonner ou honte et tout ce qui nous plonge, tout ce qui nous absorbe et nous dissimule, tout ce que nous perçons , respirons ou risquons malgré tout, tout ce que nous descendons ou qui nous emporte, tout ce qui nous enlise, tout ce qui rampe, tout ce qui s'élance, tout ce qui est en train de capturer ou de lâcher prise ou de trépigner ou de se recroqueviller et de se détendre, tout ce qui cache une trappe ou deux, tout ce qui rend souple, ivre, invulnérable, tout ce qui d'une touche légère met en mouvement un délicat mécanisme... fait irruption dans ces corps d'hommes et de femmes qui éclatent et s'endorment sous la constante ardeur de leur souffle fondu dans le moule sans forme, sans fond et sans issue praticable d'un labyrinthe de muscles tendus à l'extrême, le seul fil d'Ariane : la joie de l'égarement.
Ghérasim Luca, L'extrême occidentale, éditions Corti, 2013, p. 20-21.
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16/06/2013
Jacques Dupin, Une apparence de soupirail
[...]
Les nuages traversent la chambre au delà des cimes qui nous retiennent. La chambre abandonnée aux nuages... Les nuages laissés à la mer...
Une vieille sur son séant, toutes ses forces regroupées en un seul fil, de laine rouge... Elle ajuste le point de crochet, à l'infini, simplement. Du nœud de ses phalanges grises, à l'écoute de l'intensité...
Le sentier de montagne, le simple, le nu... Imprégné de la couleur du ciel. Le sentier perdu. Effacé... S'écrivant à travers les flammes. Tourneboulant la frayeur subite des chevaux...
Le vent souffle dans l'oreiller que ta nuque écrase. Le même vent qui m'exile. La lumière qui te soustrait. Notre bouche s'emplit de boue.
Des herbes et des nombres, blessés, la musique s'empare. Les arbres sont à l'abandon. Ta cuisse s'éteint longuement. Dans mon sommeil. Sous les arbres.
Frappant la pierre, le basalte de ma naissance, — l'orgue réfractaire. Frappant ingénument. Absurdement. Lapidant la lumière...
Je n'ai de forces que pour dormir. Dormir entre les coups de la masse et mes tempes de pierre.
[...]
Jacques Dupin, Une apparence de soupirail, Gallimard, 1982, p. 70-75.
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15/06/2013
André Frénaud, Les Rois mages
Paris
à Jean Follain
Gâtée par le soleil tout à coup,
la façade pousse un rire frais.
Pignons où s'emmêlent
des rêves de plusieurs âges.
Tant de patientes imaginations
sur l'avenir des filles, différant
de la réalité de leur avenir,
passé maintenant
avec les filles de leurs filles,
et les ducats et les louis
sont devenus papier monnaie.
On ne porte plus la fraise à l'espagnole,
ni plumes d'autruches ni le chinchilla.
Le vin a été bu par les nouveaux locataires.
On a changé les lustres à pendeloques,
le chaudron, la couleur des cheveux...
La chevelure magnétique du sommeil,
méduse haletante à mille feux de serpents.
Visage net au matin, bonjour mon époux.
Ravalement, avalisant
l'amère joie de vivre
dans les jours quotidiens qui nous trompent
encore demain.
Façade,
à cet instant bleue et rose.
André Frénaud, Les Rois mages[1977], suivi de L'étape dans la clairière [1966], Poésie / Gallimard, 1907, 57-58.
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14/06/2013
Jacques Roubaud, La forme d'une ville change plus vite, hélas,...
Discours aux rues de Paris
« Rues
Madame
Mademoiselle
Monsieur »,
etc.
*
À la tour Eiffel
Tour Eiffel cesse de me dévisager comme ça
Si je t'offre un sonnet en vers de quatorze syllabes
(Un mètre assidûment cultivé par Jacques Réda)
Ce n'est pas pour que tu me toises de cet œil de crabe
Des toises, certes, tu en as et cette couleur « drab »
(Terne, comme disent les Anglais) du crabe tu l'as
Malgré le mercurochrome du mini-um dont la
Ville soigne tes griffures causées par vents et sables
Entre tes jambes écartées passe la foule épaisse
Qui te lorgne les dessous, que ne voiles-tu tes fesses
(D'ailleurs théoriques) il y a des enfants ici
Qui s'en retourneront bientôt rêver dans nos campagnes
Par trouble amour d'une géante à jamais pervertis
Comme hameaux intranquilles au pied d'une montagne.
Jacques Roubaud, La forme d'une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains, Poésie/Gallimard, 2006 [1999], p. 233 et 105.
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13/06/2013
Alberto Giacometti, Écrits
Paris sans fin
Quinze, non, seize mai 1964, dans ma chambre ou plutôt l'atelier transformé en habitation ; sur mon lit trente lithos à refaire pour le livre, interrompu depuis deux ans ; j'ai essayé de reprendre, vues des rues, intérieurs, cela ne va plus, où, comment reprendre ? Paris réduit pour moi maintenant à chercher à comprendre un peu la racine d'un nez en sculpture ; je sens tout l'espace dehors autour de moi, les rues, le ciel, je me vois marchant dans d'autres quartiers, un peu partout, mon carton sous le bras, m'arrêtant, dessinant. Sur le quai Montebello, la nef, le chœur de Notre-Dame, comme vu l'autre jour, y aller, une espèce de découragement ; aussi bien le dossier de la chaise là devant moi ou le petit réveil noir et rond sur la table qui remplit la, non il ne remplit pas la pièce, mais comme un point partant duquel on voit le tout et les verrières et le plafond, l'arbre dehors où chante le merle le matin à l'aube, ou même juste avant l'aube, chant qui en juin de l'année passée, 1963, était pour moi le lus grand plaisir de la journée, de la nuit. Et les nus à refaire, quels nus ? Danny nue debout dans cette grande chambre d'hôtel un peu vide à Vavin ou d'autres ? Le soleil, la rue, l'absence de Paris pendant presque un an. Paris n'était plus que comme un souvenir lointain, comme une vague tache grise noire vague et profonde, lointaine ; j'étais dans une autre vie.
Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 91.
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12/06/2013
Étienne Faure, La vie bon train, proses de gare
Lents comme des états d'âme,
après l'été les trains revenaient,
las d'avoir trimballé tous ces corps
à la mer, à la montagne, dans des contrées
dont furent natifs les pères (introuvables sur la carte),
à grincer de nouveau en gare,
y faire leur entrée, annoncer le pire
qui toujours sera à venir,
le soleil ras rougissant la face des ultimes
voyageurs ; c'était l'automne,
chacun se rappelait les vers
d'Apollinaire — un train qui roule, ô ma saison mentale
et la violente espérance de vie :
devait-on revenir
quand il aurait fallu ne partir jamais
— et puis après,
dans la gare sans issue,
on n'allait pas pleurer pour ça.
revenir
*
Le crissement du fer en copeaux dispersé, taraudé en son cœur puis découpé, reste ancré un moment dans les crânes. Comme un cri presque humain poussé chez un dentiste. En fait ce n'est qu'un rail que l'on répare, une pièce défectueuse à nouveau d'aplomb. Quand les locomotives passées sur les ponts et les viaducs en fer débarquent sous ces charpentes usinées d'autrefois, tous les monuments d'ingénierie, ces tonnes d'acier, les rails et les wagons, se répondent, se parlent en grincements d'époque. Les bruits fabriquant les lieux, les cris de mouettes au-dessus de la gare font resurgir avec le bleu la mer, un port ou alors l'abattoir du même âge, du temps du métal bon marché, où furent montés, au cœur des villes, de tels pavillons. Les mouettes en assemblée générale, concurrentes, associées, se disputent, ailes et becs, prospèrent au-dessus des toits criant leur amour de la viande et des abats. Parfois elles piquent, plongeant vers la basse fosse, ainsi que des oiseaux de proie formant des cercles au-dessus des rails, à la recherche de déchets.
Étienne Faure, La vie bon train, proses de gare, Champ Vallon, 2013, p. 91 et 75.
© Photo Tristan Hordé.
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11/06/2013
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
Il y a dans la rue Saint-Honoré une pharmacie
Le pavé de Paris plus autant ne rougit
Qu'il le faisait l'hiver lorsque tombait la neige
Elle le blanchissait Oui c'est ce qu'on a dit
Je ne le voyais pas tellement blanc mais beige
Beige oui c'est bien ça la couleur du ranci
Celle du linge sale ou bien de la soi' grège
Tirant même sur l'ocre et la terre de Si-
enne et d'autres encor mais que sais-je
N'étant plus aussi blanc le pavé de Lutèce
Pouvait jaunir joyeux au soleil de janvier
Lorsque fleurit en Gaule la plante dite vesce
Tout ça c'est du passé Le roi du pince-fesse
Mangeant la poule au pot bien ravaillactaillé
Disait que cet endroit valait bien une messe
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, Gallimard,
1965, p. 183-184.
*
Mon beau Paris
Maisons lépreuses
maisons cholériques
maisons empestées
bâtisses fienteuses
immeubles atteints de rougeole
de scarlatine
de vérole
pavillons chlorotiques
pavillons scrofuleux
pavillons rachitiques
hôtels particuliers
constipés
baraques
taudis
Raymond Queneau, Courir les rues, dans Œuvres
complètes, I, édition établie par Claude Debon,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1989, p. 412.
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10/06/2013
Jean Follain, Paris
Squares, jardins, places, passages
Les grands parcs furent entourés de grilles en fer de lance. Les squares furent seulement ceints de basses clôtures de fer. Au centre fut parfois édifié un kiosque à musique.
Les gens à traces se réfugient dans les squares pour continuellement ressasser le thème confus de leur vie : leurs doigts fiévreusement remuent : ils essaient de réparer le vieux manteau tissé de fils de brume et de fils d'or d'une destinée rêvée, jamais réalisée. Sous le soleil violent, alors que les enfants édifient des fortifications de sable, les arbres épanouissent leur feuillage de joie.
Des femmes tricotent, ayant posé sur leurs genoux les laines de couleur. Chaque square a ses habitués particuliers : de vieux juifs discutent au square d'Anvers, au square des Batignolles d'atrabilaires célibataires gardent toutes leurs tendresses pour les oiseaux à qui ils émiettent un peu de pain en se complaisant au murmure des petits ruisseaux artificiels.
En automne, parfois, des hommes ramassent machinalement les feuilles mortes qu'ils broient dans leurs mains ; certains respirent d'une narine gourmande un relent de terreau, d'autres défaillent d'avoir faim sur les bancs et, dans une hallucination, sentent cette odeur de corne brûlée qui monte aux abords des maréchaleries : un souvenir d'adolescence lie cette odeur à leur fringale, car autrefois ils passaient devant le maréchal ferrant en rentrant de l'école du soir.
Jean Follain, Paris, éditions R.-A. Corréa, 1935, p. 32-34.
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09/06/2013
Louis Aragon, Le Paysan de Paris
Le passage de l'Opéra
1924
On n'adore plus aujourd'hui les dieux sur les hauteurs. Le temple de Salomon est passé dans les métaphores où il abrite des nids d'hirondelles et de blêmes lézards. L'esprit des cultes en se dispersant dans la poussière a déserté les lieux sacrés. Mais il est d'autres lieux qui fleurissent parmi les hommes, d'autres lieux où les hommes vaquent sans souci à leur vie mystérieuse et qui peu à peu naissent à une religion profonde. La divinité ne les habite pas encore. Elle s'y forme, c'est une divinité nouvelle qui se précipite dans ces modernes Éphèses comme au fond d'un verre, le métal délacé par un acide ; c'est la vie qui fait apparaître ici cette divinité poétique à côté de laquelle mille gens passent sans rien voir, et, qui, tout d'un coup, devient sensible, et terriblement hantante, pour ceux qui l'ont une fois maladroitement perçue. Métaphysique des lieux, c'est vous qui bercez les enfants, c'est vous qui peuplez leurs rêves. Ces plages de l'inconnu et du frisson, toute notre matière mentale les borde. Pas un pas que je fasse vers le passé, que je ne retrouve ce sentiment de l'étrange, qui me prenait, quand j'étais encore l'émerveillement même, dans un décor où pour la première fois me venait la conscience d'une cohérence inexpliquée et de ses prolongements dans mon cœur.
Toute la faune des imaginations, et leur végétation marine, comme par une chevelure d'ombre se perd dans les zones mal éclairées de l'activité humaine. C'est là qu'apparaissent les grands phares spirituels, voisins par la forme de signes moins purs. Laporte du mystère, ne défaillance humaine l'ouvre, et nous voilà dans les royaumes de l'ombre. Un faux pas, une syllabe achoppée révèlent la pensée d'un homme. Il y a dans le trouble des lieux de semblables serrures qui ferment mal sur l'infini. Là où se poursuit l'activité la plus équivoque des vivants l'inanimé prend parfois un reflet de leurs plus secrets mobiles : nos cités sont ainsi peuplées de sphinx méconnus qui n'arrêtent pas le passant rêveur, s'il ne tourne vers eux sa distraction méditative, qui ne lui posent pas de questions mortelles. Mais s'il sait les deviner, ce sage, alors, que lui les interroge, ce sont encore ses propres abîmes que grâce à ces monstres sans figure il va de nouveau sonder. La lumière moderne de l'insolite, voilà désormais ce qui va le retenir.
Louis Aragon, Le Paysan de Paris, Gallimard, 1926, p. 17-18.
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08/06/2013
Jacques Réda, Les Ruines de Paris
Que se passe-t-il car des hurlements ricochent sur les façades, pas des cris de frayeur mais c'est avec prudence que plusieurs fenêtres se rallument, et que des silhouettes en chemise font bouger les rideaux. Et de nouveau ces provocations hurlées comme dans l'Iliade : je saisis le mot brocanteur. Ainsi peut-être Hector a humilié Achille, avant que l'autre en effet n'accroche ses armes comme à Biron. Retombant des hauteurs de l'épopée, je songe que le brocanteur qui vient parfois vers dix heures du matin a fait provisoirement fortune : alors il s'est offert comme tout le monde un tourisme à Bangkok, et le décalage horaire l'a mis sens dessus dessous. Mais il ne s'agit pas de brocante ni de bagarre d'ivrognes ou de héros. J'ouvre, je me penche et, en bas sur la place, je vois ces deux types qui se démènent et je comprends enfin pommes de terre. Eux qui le nez au vent m'ont repéré totu de suite me prennent à partie aussitôt : Quinze francs le sac de vingt-cinq kilos ! Je réponds que j'arrive. Ils se remettent à brailler et me citent en exemple à tout le quartier sourd, expectant. Je descendrais même si leur prix atteignait le double, ému comme si c'était Rimbaud fourgaunt de vieux remingtons. On traite vite, sans cérémonie. Il est jeune, maigre, avec une moustache noire, la voracité de la fatigue dans ses yeux creux. À moitié dans l'agriculture, à moitié dans la mécanique ; d'un lourd ciel usé qui dérive entre le trèfle et les moteurs.
— D'où venez-vous donc ?
— De Normandie.
— Mais pourquoi de si loin, et ce tintouin, si tard, ce système ?
— Parce qu'ils nous font tous chier.
On ne se regarde ensuite qu'une seconde, mais ça suffit. J'entends leur camion qui redémarre tandis que je hisse mon sac. Le matin les trouvera du côté de Bourg-Theroulde (qu'on prononce Boutroude) ou de Bayeux. Un peu de travers dans un fossé quand même ils s'assoupissent, la tête cassée contre la vitre ou roulée sur le volant, grise comme leurs patates, grise comme le point du jour et sa douceur d'anesthésie.
Jacques Réda, Les Ruines de Paris, "Le Chemin", Gallimard, 1977, p. 48-49.
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07/06/2013
Jules Laforgue, Grande complainte de la ville de Paris
Grande complainte de la ville de Paris
Prose blanche
Bonne gens qui m'écoute, c'est Paris, Charenton compris. Maison fondée en... à louer. Médailles à toutes les expositions et mentions. Bail immortel. Chantiers en gros et en détails de bonheurs sur mesure. Fournisseurs brevetés d'un tas de majestés. Maison recommandée. Prévient la chute des cheveux. En loteries ! Envoie en province. Pas de morte-saison. Abonnements. Dépôt, sans garantie de l'humanité, des ennuis plus comme il faut et d'occasion. Facilités de paiement, mais de l'argent. De l'argent, bonne gens !
Et ça se ravitaille, import et export, par vingt gares et douanes. Que tristes, sous la pluie, les trains de marchandises ! À vous, dieux, chasublerie, ameublements d'église, dragées pour baptêmes, le culte est au troisième, clientèle ineffable ! Amour, à toi, des maisons d'or aux hospices dont les langes et loques feront le papier des billets doux à monogrammes, trousseaux et layettes, seules eaux alcalines reconstituantes, ô chlorose ! bijoux de sérail, falbalas, tramways, miroirs de poche, romances ! Et à l'antipode, qu'y faisait-on ? Ça bataille pour que Paris se ravitaille...
Jules Laforgue, Poésies complètes, Librairie Léon Vanier éditeur, 1902, p. 126-127.
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