29/11/2012
Max Jacob, Le Cornet à dés dans Œuvres
Pour saluer la publication des Œuvres de Max Jacob en "Quarto" (Gallimard).
Allusions à un apprentissage de la peinture
Passer des baccalauréats ! Mme S.. est devenue folle : tant de jeunes peintres dans une chambre ! Passer des baccalauréats ! où sont mes livres ? faudra-t-il repasser les deux ? alors j'ai encore perdu deux ans ! Passer des baccalauréats ! M. Matisseest mourant dans une chambre : « Enseignez donc le dessin à mon jeune frère puisqu'il veille près de vous ! »Mais non, si mes baccalauréats ne comptent pas, n'ai-je pas ma licence en droit qui les suppose ? Il y a des lits de fer dans ma chambre en désordre ! J'ai couché chez un ami, Mme S... est devenu folle. Encore faudrait-il que le diplôme de licencié ne fût pas égaré. Oh Dieu ! quelle délivrance ! j'allais perdre encore deux ans pour préparer mon baccalauréat ; car je ne suis, savez-vous, pas très fort en latin.
Musique mécanique dans un bistro
Le corbeau d'Edgar Poe a une auréole qu'il éteint parfois.
Le pauvre examine le manteau de saint Martin et dit : « Pas de poches ?»
Adam et Éve sont nés à Quimper.
Pourquoi cet envoi d'un melon à Adolphe : est-ce ne injure ? eh ! je ne m'appelle pas Adolphe. Pourquoi 'annoncer son suicide ? savait-elle que je l'aimais ?
On allait jadis rue de la Paix dans un coupé
Pour nos poupons et leurs poupées. Aujourd'hui ce sont des coupons que pour Bébé nous découpons
Quand on n'est pas trop occupé.
Titre d'un grand tableau dans un petit musée : « Pour féliciter les marins de leur naufrage le roi Louis XVI en uniforme descend une échelle de corde. » Don de l'État.
Le panier qui avait descendu saint Paul des remparts se trouva empli de fleurs miraculeuses et la corde fut traitée come celle des pendus.
Max Jacob, Le Cornet à dés dans Œuvres, édition établie, présentée et commentée par Antonio Rodriguez, Préface de Guy Goffete, Quarto / Gallimard, 2012, p. 422 et 432-433.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Jacob Max | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : max jacob, le cornet à dés, humour, antonio rodriguez, guy goffette | Facebook |
28/11/2012
Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie
Un corps à naître
Du plus secret, des fonds de la moelle et du sang,
Un corps de femme doit surgir…
Il se forme, il est pris déjà dans mon désir
Qui rôde sur ses seins, ses jambes, les découvre
Brusquement de la nuit qui voudrait les retenir ;
Et tout le corps émerge enfin dans l’ombre douce,
Ses bras, ses yeux fermés encore, et cette bouche
Où ma vie tout entière entrera d’un baiser.
Et tout s’étonne autour, chancelle de surprise,
Les arbres ont plié leurs branches sur les brises,
Tout se retient… Et moi de même, à m’épuiser…
Elle sera plus belle à retarder l’étreinte ;
Il faut laisser monter aux vagues de désir
Ce qui la pressentait aux songes, à la crainte,
À l’espoir que ses yeux se dorent de plaisir ;
Et découvrir la place, ombrée par les cheveux,
Où mon baiser vraiment fera mourir deux êtres…
Attendre ? Ce n’est pas celle qui doit venir,
Rien qu’un pâle mirage au monde nébuleux,
Pas vraiment elle et sa surprise, sur mes rêves,
Pas la chair qui ne fait qu’une chair avec moi…
Quand mon baiser sera comme un appel de lèvres
D’agonisant qui cherche l’air une dernière fois.
Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie, I, Gallimard, 1981, p. 84-85.
À propos de Patrice de la Tour du Pin
Les histoires de la littérature au XXe siècle consacrent très peu de place à Patrice de La Tour du Pin (1911-1975), poète plutôt oublié et peu lu aujourd’hui. Ce n’est pas tant ses exigences de poète chrétien qui l’ont mis à l’écart — Pierre Emmanuel (né en 1922), Jean-Claude Renard (né en 1916), ses quasi contemporains, avec des choix spirituels analogues, ont eu une reconnaissance du public qui lui a échappé — que son isolement général du paysage poétique. Mais aussi sa vie à côté, jamais mondaine, éloignée du monde de l’édition : il a vécu l’essentiel de sa vie au château familial de Bignon-Mirabeau, dans le Gâtinais, sans autre souci que de se consacrer à l’écriture.
Son premier livre, La Quête de joie, salué par Supervielle, est édité à compte d’auteur en 1933, repris en 1939 par Gallimard. C’est le point de départ d’une œuvre importante, tous ses textes étant progressivement réunis sous le titre Une Somme de poésie à partir de 1946, somme sans cesse augmentée jusqu’à former dans l’édition définitive revue par l’auteur trois gros volumes, sous-titrés : I. "Le jeu de l’homme en lui-même" (1981), II. "Le jeu de l’homme devant les autres" (1982), III. "Le jeu de l’homme devant Dieu" (1983). Chacun des volumes est à son tour divisé en livres. Ces trois volumes constituent aux yeux de ceux qui les étudient un ensemble très structuré, mais la complexité du projet fait qu’ils ont été reçus comme un amas de recueils hétérogènes.
Les études de l’œuvre ne manquent pas(1), surtout depuis la disparition de Patrice de la Tour du Pin. Elles restituent le foisonnement du travail poétique, et notamment situent la place de La Quête de joie, livre fondateur, dans l’édifice. Résumer les contenus d’Une Somme de poésie, c’est-à-dire de 40 années de réflexions, est exclu ; on se limitera à relever l’importance du mot "jeu", à la fois jeu avec le langage et jeu comme action dramatique, ce que soulignait Patrice de la Tour du Pin lui-même : « J’ai bien fait de m’en tenir au terme de "jeu" pour désigner en même temps ce que je suis, ce que je fais, ce que je cherche », et il ajoutait « le mot même de "jeu" me ramène au plaisir naïf, natif de l’enfant »(2). Le jeu théâtral, ici comme ailleurs, revêt sans aucun doute une dimension cathartique, mais il est aussi, profondément, au service de la « tentative d’élucidation du mystère de l’homme et non plus seulement de l’individu. »(3) Pour un des commentateurs, on peut lire Une Somme de poésie comme une « longue pièce théâtrale en 3 actes ("jeu") avec un acteur unique ("l’homme"). Le sujet de l’œuvre est également unique : la recherche d’une parole poétique susceptible d’accueillir et de refléter la présence du divin, qu’elle soit en nous, chez les autres ou en Dieu lui-même. »(4)
De longs développements seraient aussi nécessaires à propos de l’idée de "joie", de celle de "quête", toutes deux essentielles dans La Quête de joie et ensuite, à l’exemple de la quête du Graal. Ce n’est pas la seule rencontre avec le Moyen Âge : Une Somme de poésie « partage avec la poésie médiévale cette extrême attention de tous les sens à la nature environnate, cette perception de la nature, non comme un spectacle que l’on contemple, ais une immerson dans un univers dont on fait partie. »(5) Bien que la recherche de Patrice de la Tour du Pin exige souvent des lecteurs un minimum de connaissances théologiques, bien des poèmes débordent largement ce cadre : on peut lire cette poésie "classique" (plutôt en vers comptés) sans avoir la foi, tout comme on peut lire Claudel.
La collection Poésie / Gallimard a fait paraître en 2011 Poèmes choisis, après, en 1967, de La Quête de la joie.
1 Cette présentation de Patrice de la Tour du Pin emprunte à : Marie-Josette Le Han, Patrice de la Tour du Pin : La quête d’une théopoésie, Honoré Champion, 1996 ; Luca Pietromarchi, Les Anges sauvages, La Quête de joie de Patrice de la Tour du Pin, Honoré Champion, 2001, Patrice de la Tour du Pin : La Quête de joie au cœur d’Une Somme de poésie, aces du colloque au Collège de France, 25-26 septembre 2003, textes réunis par Isabelle Renaud-Chamska, éditions Droz, 2005.
2 Patrice de la Tour du Pin, Une Somme de poésie, II, p. 229.
3 Marie-Josette Le Han, op.cit., p. 49.
4 Luca Pietromarchi, op.cit., p. 10.
5 M. Zink, dans Isabelle Renaud-Chamska, op.cit., p. 20.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : patrice de la tour du pin, une somme de poésie, un corps à naître, étreinte | Facebook |
27/11/2012
Gérard Titus-Carmel, Ici rien n'est présent
Angle mort
J'appuie le front contre ma paume, le coude bien planté au bord du monde et, les yeux grand ouverts, je disparais lentement en moi.
Pourtant ma mémoire pèse de tout son poids, cherchant un point d'équilibre entre ce qu'elle tisonne infiniment et ce qu'elle s'obstine à oublier. La conque amie de la main devient alors tiédeur et confidence, que la nuit seule parvient à distraire Mais déjà au silence de mon corps j'ai gagné une contrée, une terre d'innocence. Et j'attends.
(L'attente, c'est cet animal sans nom, recroquevillé dans le contre-jour de la chambre, comme à l'angle perdu de la nuque : il tremble de tous ses membres sans que cela se voie vraiment, et c'est pitié. Mais les murs se resserrent autour de lui, qui n'est plus que boule et terreur.
Et je m'avance dans l'attente, c'est-à-dire vers l'ombre de la bête innommée, suffocante.
[...]
Gérard Titus-Carmel, "Angle mort", dans Ici rien n'est présent, Champ Vallon, 2003, p. 49-50.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : gérard titus-carmel, ici rien n'est présent, angle mort, l'attente, la mémoire | Facebook |
26/11/2012
Renée Vivien, La Vénus des aveugles
Chanson pour mon ombre
Droite et longue comme un cyprès,
Mon ombre suit, à pas de louve,
Mes pas que l’aube désapprouve.
Mon ombre marche à pas de louve,
Droite et longue comme un cyprès,
Elle me suit, comme un reproche,
Dans la lumière du matin.
Je vois en elle mon destin
Qui se resserre et se rapproche.
À travers champs, par les matins,
Mon ombre me suit comme un reproche.
Mon ombre suit, comme un remords,
La trace de mes pas sur l’herbe
Lorsque je vais, portant ma gerbe,
Vers l’allée où gîtent les morts.
Mon ombre suit mes pas sur l’herbe
Implacable comme un remords.
Renée Vivien, La Vénus des aveugles, dans Poésies complètes,
Librairie Alphonse Lemerre, 1944, p. 204-205.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : renée vivien, la vénus des aveugles, chanson, ombre | Facebook |
25/11/2012
Pascal Quignard, Les Désarçonnés
La Boétie
Nous naissons tout à coup dans l'air atmosphérique, aveuglés par la lumière solaire, asservis aux plus humiliantes dépendances.
La liberté ne fait pas partie de l'essence de l'homme
La détresse originaire impose à la survie du petit qui vient de crier soin, propreté, secours, nourriture, défense. C'est-à-dire : la détresse originaire impose les autres à ce qui n'a eu dans sa conception aucune autonomie ; elle impose la famille, l'obéissance, la peur, la langue commune, la religion, l'élevage, la convention des vêtements, l'arbitraire de l'éducation, la tradition de la culture, l'appartenance à la nation. Toute cette étrange « aide » plonge l'enfant dans un mixte d'amour et de haine, envers le père tout neuf et à l'encontre de la mère-source qui l'a expulsé dans la lumière et abandonné le souffle. C'est un mixte d'admiration et de blessure, à la fois désirer l'autre et être désiré par lui, capter sans prendre, pourchasser sans tuer, désirer le désir de chacun, tuer sans que cela se voie, voler tout.
[...]
Ovide
L'anthropomorphose n'est pas achevée.
On ne peut définir l'homme sans en faire une proie pour l'homme.
La question humaniste : « Qu'est-ce que l'homme ? » énonce un danger de mort.
Si on forme le vœu de ne pas exterminer les humains qui ne répondent pas à leur définition — religieuse, biologique, sociale, philosophique, scientifique, linguistique, sexuelle — l'homme doit être laissé comme incompréhensible.
Ovide : L'homme doit être laissé comme non fini, c'est-à-dire comme appartenant à une espèce en cours de métamorphose infinie dans une nature qui est elle-même une métamorphose infinie.
Pascal Quignard, Les Désarçonnés, chapitre XL et XLII, Grasset, 2012, p. 121 et 126.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES, Quignard Pascal | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pascal quignard, les désarçonnés, la boétie, ovide, l'homme, la naissance | Facebook |
24/11/2012
Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes
Et tu as traversé la mort
comme en la neige l’oiseau
toujours noir scellant l’issue…
Le temps a dégluti
les adieux que tu lui offris
jusqu’à l’extrême abandon
au bout de tes doigts
Nuit d’yeux
S’immatérialiser
Ellipse, l’air a baigné
la rue des douleurs…
Und du gingst über den Tod
wie der Vogel im Schnee
immer schwarz siegelnd das Ende –
Die Zeit schluckte
was du ihr gabst an Abschied
bis auf das äusserste Verlassen
die Fingerspitzen entlang
Augennacht
Körperlos werden
Die Luft umspülte – eine Ellipse –
die Strasse der Schmerzen –
Nelly Sachs, Brasier d’énigmes et autres poèmes,
traduit de l’allemand par Lionel Richard,
Denoël, 1967, p. 258-259.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : nelly sachs, brasier d’énigmes et autres poèmes, le temps, la mort | Facebook |
23/11/2012
Henri-Pierre Roché, Don Juan et...
Don Juan et Denise
Don Juan est assis à côté de Denise dans le grand salon. Auprès d'eux, le Prélat somnole, bien que, là-bas, devant le clavecin, la Duchesse chante un air de bravoure. Denise, ses cheveux sont bien plantés sur sa nuque.
Ils sont assis, sages, face à la musique. Pourtant leurs épaules convergent un peu. Ils sont enfermés dans une boule de cristal qui les isole — une boule pure, fraîche, sonore, où retentissent les battements de leurs cœurs.
La Duchesse chante une romance maintenant.
C'est le vieux duc branlant qui l'a commise. Il y a semé des grandes vagues en carton, et des vertiges en plaine.
Denise écoute — son oreille est mignonne — écoute, ravie. Son nez gracieux palpite un peu. Son œil candide monte et baisse avec les vagues — et il donne un clin d'œil vers Don Juan, pour voir où il en est.
Don Juan l'intercepte et retient un fou rire.
Denise hésite, se penche, elle va parler. Pourvu que non ! car le rire s'échappera hors de Don Juan à travers le salon, et il ne pourra plus le rattraper.
« Qu'avez-vous ? » dit-elle.
Il fait à Denise un petit geste de ne pas parler.
Est-ce douleur du rire supprimé ? Il a fait un petit geste de commandement, au lieu du geste tendre qu'il voulait.
Denise n'en revient pas. Elle est de profil, piquée. La boule de cristal est fêlée. Au premier regard les morceaux tomberont.
Qu'elle est longue la romance ! Don Juan sent Denise, le vieux duc, la chanson, la Duchesse, le Prélat, les fauteuils, comme une bande d'ennemis démasqués.
La romance finit. Il file aux écuries.
« Je te retrouve, mon cheval ! Que j'ai bien fait de me tromper, dis ? Sans quoi, vois-tu, il m'aurait fallu même danser tout à l'heure. »
En selle.
Henri-Pierre Roché, Don Juan et..., André Dimanche, 1994 [1920], p. 117-118.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : henri-pierre roché, don juan et..., séduction, rire | Facebook |
22/11/2012
Jean de la Croix, Cantique spirituel, traduction de Jacques Ancet
Chansons entre l'âme et l'époux
Épouse
[1]
Mais où t'es-tu caché
me laissant gémissante mon ami ?
Après m'avoir blessée
tel le cerf tu as fui
sortant j'ai crié, tu étais parti.
[2]
Pâtres qui monterez
là-haut sur les collines aux bergeries,
si par chance voyez
qui j'aime dites-lui
que je languis, je souffre et meurs pour lui.
[3]
Mes amours poursuivrai,
j'irai par les montagnes et les rivières,
les fleurs ne cueillerai,
ne craindrai lions, panthères
et passerai les forts et les frontières.
[4]
Demande aux créatures
Ô forêts et taillis
que mon ami a de sa main plantés,
verdoyantes prairies
de fleurs tout émaillées,
dites si parmi vous il est passé.
[5]
Réponse des créatures
Mille grâces versant,
en hâte par ces bois il est passé
et en les regardant
son visage a jeté
sur eux le vêtement de la beauté.
*
Canciones entre el alma y el esposo
[1]
Esposa
Adónde te escondiste
amado y me dejaste con gemido ?
Como el ciervo huiste
habiéndome herido
sali tras ti clamando, y eras ido
[2]
Pastores los que fuerdes
allá por las majadas al otero
si por ventura vierdes
aquel que yo más quiero
decidle que adolezeo, peno u muero.
[3]
Buscandos mi amores
iré por esos montes y reberas
ni cogeré las flores
ni temeré les fieras
y pasaré los fuertes y fronteras.
[4]
Pregunta a las criaturas
O bosques y espesuras
plantadas por la mano del amado
O prado de venduras
de flores esmaltado
decid si por vosotros ha pasado
[5]
Respuesta de las criaturas
Mil gracias derramando
pasó por estos sotos con presura
e yéndolos mirando
con sola su figura
vestido los dejó de hermosura.
Jean de la Croix, Cantique spirituel, traduction de Jacques Ancet dans Thérèse d'Avila, Jean de la Croix, Œuvres, édition publiée sous la direction de Jean Canavaggio, Bibliothèque de la Pléiade, 2012, p. 696-699.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jean de la croix, cantique spirituel, jacques ancet, épouse, amour | Facebook |
21/11/2012
Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes
Paul
quand les feuilles
tombent
leurs tiges
tapissent
l'allée
à la lumière
de la ronde tenue
la lune
joue
pour les feuilles
quand elles perdent
ces petites
choses ténues
Paul
Lorine Niedecker, Louange du lieu
et autres poèmes, traduit par Abigail
Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès,
Corti, 2012, p. 48.
Paul
when the leaves
fall
from their stems
that lie thick
on the walk
in the light
of the full note
the moon
playing
to leaves
when they leave
the little
thin things
Paul
Lorine Niedecker, Lorine Niedecker,
Collected Works, edited by Jenne
Penberthy, Universityof California
Press, 2002.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : lorine niedecker, louange du lieu et autres poèmes, feuilles, automne | Facebook |
20/11/2012
Malcom Lowry, Pour l’amour de mourir
Le passé
Comme une vieille échelle pourrie
Qu’on a jeté d’une scierie désaffectée
Et qui flotte, émergeant seulement par le haut,
Tandis que, tout imprégné d’eau, le reste baigne,
Rongé par les tarets, encroûté de bernacles
Et de moules accrochées en papillotes bleues ;
Puante, alourdie d’algues et de ces curieux êtres
Qui vivent de la mort et de la marée basse,
Route vermiculée, en proie à l’helminthiase :
Telle est ma conscience.
De temps en temps, je la sèche au soleil,
Je l’appuie (contre rien du tout,
Puisqu’elle ne monte nulle part) ;
Mais je la garde, on ne sait jamais, ça peut servir.
Qui sait si elle n’est pas récupérable,
Si on ne pourrait pas la radouber un peu ?
Et chaque nuit sans raison ma cervelle
Monte et descend les barreaux de l’échelle.
Malcom Lowry, Pour l’amour de mourir, traduction de
J.-M. Lucchioni, préface de Bernard Noël,
éditions de La Différence, 1976, p. 97.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : malcom lowry, pour l’amour de mourir, le passé, le temps | Facebook |
19/11/2012
Laure (Colette Peignot), Écrits
La vie répond – ce n’est pas vain
on peut agir
contre – pour
La vie exige
le mouvement
La vie c’est le cours du sang
le sang ne s’arrête pas de courir dans les veines
je ne peux pas m’arrêter de vivre
d’aimer les êtres humains
comme j’aime les plantes
de voir dans les regards une réponse ou un appel
de sonder les regards comme un scaphandre
mais rester là
entre la vie et la mort
à disséquer des idées
épiloguer sur le désespoir
Non
ou tout de suite : le revolver
il y a des regards comme le fond de la mer
et je reste là
quelquefois je marche et les regards se croisent
tout en algues et détritus
d’autres fois chaque être est une réponse ou un appel
Laure, Écrits de Laures, précédé de Ma mère diagonale,
par Jérôme Peignot, avec une Vie de Laure par Georges
Bataille, Pauvert, 1971, p. 150.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : laure (colette peignot), Écrits, georges bataille, la vie | Facebook |
18/11/2012
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes
Aboulez !
Faites en l'offrande bazardez tout
le Golgotha n'était que l'œuf factice
cancer angine poitrine tout nus est bon
crachez-nous votre tuberculose ne soyez pas radin
aucune broutille n'est trop insignifiante pas même une thrombose
toutes maladies vénériennes seront particulièrement les bienvenues
cette vieille toge dans la naphtaline
ne soyez pas sentimental vous n'en aurez plus besoin
balayez-la aussi nos la mettrons dans la marmite avec le reste
avec votre amour partagé et non partagé
les choses saisies trop tard les choses saisies trop tôt
l'esprit qui souffre scrotum de taureau châtré
vous ne le guérirez pas vous ne le supporterez pas
c'est vous c'est la somme de votre être le premier imbécile venu est
forcé d'avoir pitié de vous ]
alors empaquetez cet ensemble purulent et expédiez-nous ça
toute la souffrance diagnostiquée mal diagnostiquée
demandez à vous amis de faire de même nous saurons l'utiliser
nous y attacherons sud sens nous mettrons cela dans la marmite avec
le reste ]
tout se réduit alors en sang de l'agneau
(1938)
Samuel Beckett, Peste soit de l'horoscope et autres poèmes, traduit de l'anglais et présenté par Édith Fournier, Les éditions de Minuit, 2012, p. 30-31.
Ooftish
offer it up plank it down
Golgotha was only the potegg
cancer angina it is all one to us
cough up your T.B. don't be stingy
no trifle is too trifling not even a thrombus
anything venereal is especially welcome
the old toga in the mothballs
don't be sentimental you won't be wanting it again
send it along we'll put it in the pot with the rest
with your love requited and unrequited
the things taken too late the things taken too soon
the spirit aching bullock' s scrotum
you won't cute it you won't endure it
it is you it equals you any fool has to pity you
so parcel up the whole issue and send it along
the whole misery diagnosed undiagnosed misdiagnosed
get your friends to do the same we'll make use of it
we'll make sense of it we'll put it in the pot with the rest
it all boils down to blood of lamb
(1938)
Samuel Beckett, dans Collected poems, 1930-1978, Londres, John Calder, 1984, p. 31.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Beckett Samuel | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : samuel beckett, peste soit de l'horoscope, abandon | Facebook |
17/11/2012
Francis Ponge, Prose ou poésie
Prose ou poésie
Bien sûr j'ai lu les Poèmes en prose de Baudelaire et les proses de Mallarmé dans Divagations : sont-ce des poèmes en prose ? Cette antinomie entre poésie et prose est un non-sens. [...] J'aime Connaissance de l'Est de Claudel, mais non pas Les Nourritures terrestres de Gide, un livre que l'on peut appeler de prose poétique. Le fait qu'il n'y a plus de règles fixes de prosodie, proésie, signifie qu'il est impossible de classer intelligemment des proses comme poèmes et d'autres non. Une des premières anthologies de poèmes en prose d'après-guerre s'achève, je pense, sur moi. [...] L'anthologie commençait avec Parny au XVIIIe siècle. Ensuite venaient Aloysius Bertrand, Michaux, moi-même. Mais mes textes critiques, mes textes sur les peintres par exemple, sont tout aussi difficiles, souvent plus difficiles, à écrire que ceux considérés comme poétiques. Je ne fais pas de différence. Mes audaces et mes scrupules sont les mêmes, quelque genre que vous assigniez au texte. Mon premier recueil, publié en 1926, s'intitulait Douze petits écrits et s'ouvre avec trois ou quatre po... choses que l'on peut considérer comme des poèmes, si cela vous plaît.
Francis Ponge, "entretien avec Anthony Rudolf", 4 mai 1971, Modern poetry in Translation, n°21, juillet 1974, dans Œuvres complètes, tome II, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2002, traduction de l'anglais par Bernard Beugnot, p. 1409.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, ESSAIS CRITIQUES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : francis ponge, prose ou poésie | Facebook |
16/11/2012
Andrea Zanzotto, Idiome
Écoutant depuis le pré
Sur la touche, le doigt anéanti insiste
sur une note toujours ratée
et pourtant inhumainement juste
au-delà de tout exemple réussie
Une note, jusqu’à ce que sang soit le doigt,
puis, il s’estropie, en un mouvement
de trille raté
au-delà de tout exemple
néanmoins reréussi
Rayonnant depuis toute chose, une offre infinie
parvient sur cette note, sur ce doigt
énervé, et d’ailleurs depuis longtemps anéanti,
qui veut la prendre en charge, donner crédit
à une partition universelle possible,
déverser d’une bande enregistrée
dans une autre
non moins mythique instrument
une adresse ou une déclaration d'expéditeur
insistante comme bec de pic-vert,
c’est sur ce doigt que tape l’offre,
sienne-unique, de rien-du-tout, qui n’allèche rien,
et, toujours creusant sur cette touche,
et toujours la ratant, dans la déserte
réalité, qui par ailleurs s’affine comme matin,
son obstination contre tout pourquoi,
son inépuisable ni existible pour qui, pour quoi,
ajuste, devine
Andrea Zanzotto, Idiome, traduction de l’italien, du dialecte haut-trévisan
(Vénétie) et préface par Philippe Di Meo, José Corti, 2006, p. 36 et 37.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : andrea zanzotto, idome | Facebook |
15/11/2012
Emily Dickinson, Le vent se mit à bercer l'herbe, traduction Pierre Leyris
Le vent se mit à bercer l’Herbe
Le Vent se mit à bercer l’Herbe
Avec des Airs de Basse grondeuse —
Lançant une Menace à la Terre —
Une Menace au Ciel.
Les Feuilles se décrochèrent des Arbres —
Et s’égaillèrent de toutes parts
La Poussière se creusa elle-même comme des Mains
Et dispersa la Route.
Les Chars se hâtèrent dans les Rues
Le Tonnerre se rua lentement —
L’Éclair exhiba un Bec Jaune
Et puis une Griffe livide.
Les Oiseaux verrouillèrent leurs Nids —
Le Bétail s’enfuit vers les Granges —
Vint une goutte de Pluie Géante
Et puis ce fut comme si les Mains
Qui tenaient les Barrages avaient lâché prise
Les Eaux Dévastèrent le Ciel,
Mais négligèrent la Maison de mon Père —
N’écartelant qu’un Arbre —
The Wind begun to rock the Grass
The Wind begun to rock the Grass
With threatening Tunes and low —
He threw a Menace at the Earth —
A Menace at the Sky.
The Leaves unbooked themselves from Trees —
And started all abroad
The Dust did scoop itself like Hands
And threw away the Road.
The Wagons quickened on the Streets
The Thunder hurried slow —
The Lightning showed a Yellow Beak
And then alivid Claw.
The Birds put up the Bars to Nets —
Ther came one drop of Giant Rain
And then as il the Hands
That held the Dams had parted hold
The Waters Wrecked the Sky,
But overlooked my Fathers’s House —
Just quartering a Tree —
Emily Dickinson, traduction Pierre Leyris dans son Anthologie
de la poésie américaine du XIXe siècle, édition bilingue, Gallimard,
1995, p. 332-333.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : emily dickinson, le vent, l'herbe, l'orage, la pluie | Facebook |