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31/10/2024

Jean Tardieu, Jours pétrifiés

 

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            L’autre

 

Depuis que nous sommes séparés

depuis que je t’interroge

les choses ont eu le temps

de tomber en poussière, —

pourtant elles sont là.

 

Je ne te crains plus.

Tu ouvres la fenêtre

et d’un geste calme

tu endors toutes les bêtes.

 

Puis tu me prends par le bras

et nous avançons sans bouger

en faisant glisser le monde sur sa pente.

 

Par toi je suis posé

au milieu des êtres

comme un chemin.

 

Jean Tardieu, Jours pétrifiés, dans Œuvres,

Gallimard, Quarto, 2015, p. 269-270.

30/10/2024

Jean Tardieu, Les dieux étouffés

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Petit matin

 

Parle un bâillon sur la bouche !

Que la main étrangle le cœur !

Éteins éteins dans la nuit

Le chant des coqs de l’aurore !

 

Peut-être le ciel est-il vide

l’astre l’éclair enchaînés

la vie et l’amour trahis

peut-être l’Homme est-il mort ?

 

Il reste une lente horloge.

 

Jean Tardieu, Les dieux étouffés, dans

Œuvres, Gallimard, Quarto, 2015, p. 240.

29/10/2024

Jean Tardieu, Le témoin invisible

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         Détour

 

J’entends j’esntends toujours

le marteau du grand jour

qui frappe comme un sourd

enclumes et tambours.

Je vois je vois toujours

fondre aux flammes du jour !

la ligne et le contour,

j’entends j’entends toujours

je vois je vois toujours !

 

Mais l’espoir est toujours

aveugle à tant de jours,

mais l’espoir est trop lourd

pour d’aussi vains parcours.

Il se cache du jour,

il sait plus d’un détour,

il refuse toujours

cette voix dans la cour,

ce rayon sur la tour,

la ville et ses faubourgs,

le bois et les labours.

 

Il ne veut nul séjour

que l’éternel amour.

 

Jean Tardieu, Le témoin invisible, dans

Œuvres, Gallimard, Quarto, 2015, p. 158.

28/10/2024

Jean Tardieu, Accents

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Les dangers de la mémoire

 

Ils s’assemblent souvent pour lutter

Contre des souvenirs très tenaces.

Chacun dans un fauteuil prend place

Et ils se mettent à raconter.

 

Les accidents paraissent les premiers,

Puis l’amour, puis les sordides regrets,

Enfin les espérances mal éteintes.

Toutes ces images sont peintes

Au mur entre les fleurs du papier.

 

Ils pensnet aussi s’habituer

Au poison que leur mémoire transporte.

Mais cependant derrière la porte

Je vois le PRÉSENT fuir avec ses secrets.

 

Jean Tardieu, Accents, dans Œuvres, Gallimard /

Quarto, 2005, p. 89-90.

 

27/10/2024

Jean Tardieu, Le témoin invisible

 

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Ombre

 

Frange d’invisible,

tremblant de secrets,

l’absent qui te prie

et qui t’a porté

baigné dans son ombre

à travers le jour

lié au silence

à toutes les feuilles,

à toutes les pierres

et à tous les temps,

n’est-ce pas toujours

ce vaste Toi-même

où tu t’es perdu ?

 

Jean Tardieu, Le témoin invisible,

dans Œuvres, Gallimard /

Quarto, 2005, p. 143.

26/10/2024

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, 19 : recension

                                           

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                                             Un livre de questions  

 

Le livre s’achève avec le mot « FIN » suivi de « (Fin des Juliau) » ; fin d’une aventure de quarante ans qui, parallèlement, a suivi d’autres voies, notamment celles de la réflexion autour de l’œuvre de peintres ; il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas rupture, le tableau et le paysage — mémoire et présent — entretenant des rapports étroits : le corps lui-même devient paysage (« — Que regardons-nous quand nous nous regardons ? / — Un paysage qui prend corps, un corps qui hésite. ») comme la colline de Juliau est aussi corps vivant. La couverture de Juliau 19, due à l’atelier d’Anselm Kiefer, est liée à la recherche de Nicolas Pesquès : un peu à droite, une robe issue d’un autre temps sort entière du sol, encore tenue par des racines dans un terrain pierreux ; sur la gauche, comme surgies du dos du livre, six piles inégales de livres ou de manuscrits assises sur un corbeau historié ; le tout sur un fond d’arbres. Images du passé, de l’écriture et de la mémoire, et du paysage toujours présent où elles s’inscrivent. C’est d’abord la mémoire et le présent que le préambule présente comme source : « L’inoubliable ou l’enterré vivant en nous. Le vécu le plus intense étant aussi le perdu le plus profond ; la mémoire un horizon pour se mettre en route, et le présent que l’on souhaite vivre mais qui s’efface à mesure : le désir même, la puissance d’éloignement du désir ». Ensuite, dans le présent, celle qui dans le livre dialogue avec le narrateur.

 

 Le dialogue en effet constitue la majeure partie de Juliau 19, forme justifiée « comme possibilité du poème, comme rupture et raidissement ; relances biseautées qui attisent le quotidien, l’enveniment, le défraient ». S’ajoutent un intermède, des interludes et pense-bête, remarques à propos d’un des échanges, tous hors dialogues qui sont inclus dans un Journal commencé le 2 octobre 2018 et achevé courant avril 2020, Journal tenu avec des blancs, comme peut l’être ce genre d’écrit, par exemple pour octobre 2019 seulement appelés les 7, 13, 16, 18, 19. Si Juliau 19 se présente comme la restitution d’un Journal, qui conserverait les échanges entre deux proches, il s’agit d’abord d’un travail d’écriture, prolongé au-delà de 2020 comme l’atteste la référence à un livre de Pascal Poyet publié en 2022.

Accompagnant ou non le dialogue, des phrases presque toujours nominales rappellent la présence de "la face nord de Juliau" par un de ses éléments, et celle du couple : « Herbe comme une boisson forte, jaune en majesté, jaune crucial et colline belle », « Sur le grand pin, la buse a pivoté : un visage, certainement le nôtre, passe au bleu et se dissout ». Précédant le dialogue ou y étant incluses, beaucoup de citations — du Roman de Tristan et Yseult à Roberto Bolaño —, dont les références sont données à la suite du texte : citer est un départ pour analyser, appuyer le raisonnement, « Lire relance la machine ». Les citations sous forme de questions deviennent parfois un élément du dialogue, remplaçant l’intervention de l’interlocutrice et le narrateur y répond ; accumulées, elles tiennent lieu d’analyse ou de relance des échanges.

 

Livre de questions, en ce sens que la langue permet d’écrire à propos de ce qui est ressenti, vécu, vu, de la relation à l’Autre et du paysage (pour autant que les images et l’Autre puissent être dissociées), et cet écrit pourra être lu, sans cependant que les mots puissent dire « ce qui justement ne peut être dit » (Agnès Rouzier, citée), ils ne transmettent à un lecteur que ce qu’il imagine. Une avancée est suivie d’une nouvelle question, d’une nouvelle approche. Il y a dans ce mouvement sans cesse repris de l’écriture, pas seulement celle de Pesquès, quelque chose de tragique qui a souvent été souligné. Si cette obscurité propre à l’usage de la langue est admise ici, il n’est pas dit que le passage du je au tu soit totalement exclu, « Peut-être que la voix du regard est celle que nous entendons le mieux, sans pouvoir la franchir, sans savoir la dire ». Pourtant, « — Si regarder, se donner les yeux, c’est bien s’équivaloir, cette sensation est un gouffre ». Il ne s’agit pas alors de devenir un "nous", mais de faire que l’amour soit fusion, dévoration, « On serait des miroirs, on se découvrirait disparus », « volatilisés ». "Nous" ne peut-être qu’un « corps infaisable flottant », une « Forme sans identité », « n’ayant aucun intérêt à défendre que son attraction, la constitution de son désir, la torsade de sa découverte » ; alors « l’expérience du dehors [devient] dialogue », « ensemble » a lieu « avec le bonheur aigu de ne jamais faire un ». Dialogue parce que la langue seule peut faire partager ce qui échappe de la vie, et si les corps s’étreignent les mots disparaissent, « noli me tangere, ce n’est pas pour les corps, les corps y arriveront toujours. C’est pour les mots, dont la bousculade est plus puissante, encore plus lancinante… ».

 

Dans le dernier ensemble du livre, seuls des fragments de L’Homme sans qualités sont retenus qui font fortement écho aux motifs de Juliau 19, en particulier ce qui occupe la réflexion autour de la langue et du désir, Musil, selon Pesquès, ayant cherché « comment peut se tramer dans la langue   l’approche et la réalisation de l’impossible. Comment demeurer dans le désir pour traverser le mur, en faire l’abîme de la séparation la plus heureuse, l’en deçà de la fusion interdite. » Il n’est pas certain qu’il y ait une réponse satisfaisante, ou plutôt elle serait dans le ressassement du dialogue auquel invite la voix qui clôt le livre, « Viendrez-vous ? ». Invitation aussi aux lecteurs à lire, sans cesse, et à conduire eux-mêmes le dialogue.

 

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, 19, Poésie/Flammarion, 2024, 218 p., 20 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 8 septembre 2024.

24/10/2024

Georg Trakl, Œuvres complètes

 

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                      Mélancolie

 

L’âme bleue s’est refermée muette,

Par la fenêtre ouverte descend la forêt brune,

Le calme des bêtes sombres ; dans le vallon moud

Le moulin, près de la passerelle reposent les nuages déversés,

 

Les étrangers d’or. Une troupe de chevaux

Surgit rouge dans le village. Brun et froid dans le jardin,

L’aster tremble, contre la clôture délicatement peint

L’or du tournesol a déjà presque coulé.

 

Les voix des filles ; la rosée s’est déversée

Dans l’herbe dure, et blanches et froides les étoiles,

Dans l’ombre chère vois la mort peinte,

Plein de larmes ton visage, et refermé.

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction M. Petit et

J-C. Schneider, Gallimard, 198, p. 203.

23/10/2024

Georg Trakl, Œuvres complètes

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La nuit des pauvres

Il fait sombre

Et sourde ô martèle

La nuit à notre porte.

Un enfant chuchote : comme vous tremblez,

Si fort !

Mais plus bas nous nous inclinons,

Pauvres, et nous taisons

Et nous taisons, comme si nous n‘étions plus !

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction M. Petit

et  J-C. Schneider, Gallimard, 1980, p. 318.

22/10/2024

Georg Trakl, Œuvres complètes

                 

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                Un soir

 

Le ciel au soir était voilé,

Et dans les bois emplis de silence et de deuil

Passait un frisson d’or sombre,

Des cloches du soir au loin se perdaient.

 

La terre a bu une eau glacée,

A l’orée de la forêt mourait un feu,

Le vent chantait doucement avec des voix d’ange

Et je tombai à genoux, frissonnant.

 

Dans la bruyère, dans le cresson amer,

Dehors, au loin, nageaient dans des flaques d’argent

Des nuages, des veilles d’amour abandonnées.

La lande était solitaire et immense.

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction M. Petit

et J-C. Schneider, Gallimard, 1980, p. 330.

21/10/2024

Georg Trakt, Œuvres complètes

 

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               Les rats

 

La lune automnale brille blanche dans la cour.,

Du bord du toit tombent des ombres fantastiques,

Un mutisme habite les fenêtres vides ;

Alors montent sans bruit les rats

 

Qui courent furtivement de-ci de-là en sifflant,

Et les suivent avec leur odeur horrible

Les exhalaisons des latrines

Où tremble, fantomatique, le clair de lune,

 

Et ils couinent de désir comme affolés

Et envahissent maisons et granges

Pleines de grains et de fruits.

Des vents glacés gagnent dans l’obscurité.

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction M. Petit

et J-C. Schneider, Gallimard, 1980, p. 54.

20/10/2024

Georg Trakl, Œuvres complètes

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                  Déclin

 

Au-dessus de l’étang blanc

Les oiseaux sauvages ont émigré.

Au soir souffle de nos étoiles un vent glacial ;

 

Au-dessus de nos tombes

Se courbe le front brisé de la nuit,

Sous des chênes nous berce une barque d’argent.

 

Toujours sonnent les murs blancs de la ville,

Sous des voûtes de ronces.

Ô mon frère nous gravissons, aiguilles aveugles, vers le minuit.

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction M. Petit et

J-C. Shneider, Gallimard, 1980, p. 111.

19/10/2024

Georg Trakl, Œuvres complètes

 

georg Trakt, œuvres complètes

Métamorphose

 

Au long des jardins, automnaux, roussi :

Ici se montre en silence une vie experte,

Les mains de l’homme portent des sarments bruns,

Tandis que la souffrance douce s’abaisse dans le regard.

 

Au soir : des pas vont à travers la campagne noire,

Plus visible dans le mutisme des hêtres rouges.

Une bête bleue veut s’incliner devant la mort

Et un vêtement vide tombe, sinistre, en loques.

 

Un enfant calme joue devant l’auberge,

Un visage enivré s’est affaissé dans l’herbe.

Fruits de sureau, flûtes molles et ivres,

Odeur de réséda, qui baigne une présence féminine.

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction M. Petit et

J-C. Schneider, Gallimard, 1980, p. 43.

18/10/2024

Construire un matrimoine de la bande dessinée

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Il n’est pas nécessaire de mener une longue enquête pour se rendre compte que la quasi-totalité des personnes interrogées ignore que des femmes sont des autrices de bandes dessinées. Tout le monde cite Hergé pour Tintin, Goscinny († 1977) et Uderzo pour Astérix, sans d’ailleurs distinguer le scénariste du dessinateur, très peu ont lu Julie Doucet, pourtant primée à Angoulême en 2022. L’"oubli" des créatrices n’est pas réservé à ce domaine : qui connaissait Rosa Bonheur ou Mary Cassatt dans les années 90 ? La BD a pris une grande place dans l’édition et reste encore, pour l’essentiel, dominée par les hommes ; il était donc utile de commencer à rassembler des connaissances dispersées relatives aux autrices et aux différents métiers de la BD, tant en Europe qu’en Amérique. Ce livre collectif comble un vide et sera suivi d’autres études.

Le livre doit beaucoup à l’impulsion donnée depuis 2020 par un groupe fondé pendant la période de Covid, Les Bréchoises, dont les premiers travaux ont donné lieu à un colloque en septembre 2022. Le groupe rassemble des chercheuses et des chercheurs, des bédéastes, des enseignants et des enseignantes, qui étudient la production de BD avec une approche féministe. L’objectif, qui donne sa raison d’être au livre, est de contribuer à la construction d’un matrimoine, c’est-à-dire de rassembler pour la BD tout ce que des générations de femmes ont créé. Rappelons que ce mot ancien désignait au Moyen Âge ce qui était relatif au mariage (cf. matrimonial), puis au XVIe siècle les biens maternels ; il a été repris aujourd’hui pour désigner l’héritage culturel des femmes dans tous les domaines.

Il s’agit bien d’abord ici de « reconstituer une généalogie » de la BD, ensuite de comprendre ce qu’ont été, et sont toujours, les résistances au patriarcat et de relever les représentations positives du corps féminin. Un dernier ensemble s’attache à la formation de collectifs de créatrices et à leur rôle pour défendre et organiser la profession. Parcourir l’index des noms cités (créatrices, revues, œuvres) suffit pour savoir que la BD est aussi, depuis longtemps, un domaine occupé par des femmes et conduit immédiatement à la question : pourquoi ont-elles été ignorées ?

Plutôt qu’oubliées mieux vaut en effet parler de femmes rendues invisibles, quel que soit leur rôle dans la création de BD rangées hâtivement sous l’étiquette "BD féminine", sans distinguer scénariste, dessinatrice, coloriste, parfois traductrice. Le nom des soi-disant "petites mains" est très rarement mentionné, même quand elles ont un rôle essentiel, notamment pour la colorisation des dessins ; on cite toujours le cas de l’épouse de Peyo (pseudonyme de Pierre Culliford) qui a eu l’idée de colorier en bleu les Schtroumpfs — sans que son travail soit reconnu.

Suivre le développement de la création des bandes dessinées ou, le plus souvent, des moments saillants dans divers pays (États-Unis, Canada, Argentine, Mexique, Brésil, Espagne franquiste) donne une idée de la diversité et de la richesse des créations. L’autrice de la première BD aux États-Unis, The Yellow Kid, Rose O’Neill (1874-1944), signait d’abord ses dessins C.R.O. pour ne pas apparaître comme femme ; Grace Drayton (1877-1936) a publié à partir de 1905 des bandes dessinées mais dessine aussi pour les soupes Campbell. En France, Jacqueline Rivière (1851-1920), romancière sous divers pseudonymes, est directrice de La Semaine de Suzette, publie en 1905 dans le premier numéro Bécassine, dont elle est scénariste et que dessine Joseph Pinchon ; les contenus du journal, comme la bande dessinée elle-même, destinés plutôt à des fillettes ont contribué longtemps à faire reconnaître les qualités de la BD.

En France comme ailleurs, ce n’est qu’à partir des années 1970 que les BD de femmes connaissent une réelle extension et des sujets comme le lesbianisme, l’avortement, le harcèlement, le statut de femmes célibataires, etc. La revue underground Wimmens’ Comix (1972-1991), publiée avec une direction tournante, traite tous ces thèmes ; en France une revue analogue Ah!Nana, créée en 1976 suit les mêmes voies mais ne résiste pas après 1978 à une interdiction de vente en kiosque.  Parallèlement, ce qui appartient au masculin est écarté : aux États-Unis, où « man » est supprimé, on écrit womon ou womyn et au début des années 90 grrrl pour « girl ». C’est le passage des BD dans les blogs après 2000 qui a partout changé les points de vue et favorisé la venue d’une nouvelle génération d’autrices.

On ne discutera pas le parti-pris de l’écriture inclusive, on rappellera cependant que les innovations graphiques adoptées (iel, elleux) ne sont pour l’heure pas en usage dans l’ensemble de l’édition, loin s’en faut, et gênent souvent la lecture. Il n’est pas prouvé que la multiplication de formes comme « contributeurice » ou « ieuls » fasse avancer la question du genre.

Un choix d’illustrations ponctue les études — le lecteur les voudrait plus nombreuses. Une bibliographie abondante n’oublie pas les articles de revues et les publications en ligne, sans se limiter à la France, et recense également les entretiens et émissions (télévision, Youtube etc.). Écrite par des spécialistes, cette construction d’un matrimoine est destinée à un public un peu informé, mais tout lecteur intéressé par la BD y trouvera matière à réflexion : là comme ailleurs le travail des femmes n’a pas la même place que celui des hommes, et là comme ailleurs la situation a très lentement changé. Les questions économiques et politiques sont bien étudiées, ne retenir que les aspects esthétiques ne donnerait qu’une vue très partielle et partiale du rôle des femmes.

Un livre très riche d’informations qui alterne heureusement des études de fond et des entretiens plus abordables pour le lecteur intéressé par le phénomène social qu’est la bande dessinée.

 

 "Construire un matrimoine de la bande dessinée, Créations, mobilisations et transmissions des femmes dans le neuvième art, en Europe et en Amérique, sous la direction de Marys Renné Hertiman et Camille de Singly." Les Presses du réel-AirTec, juin 2024, 352 p., 18 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 1er septembre 2024.

 

17/10/2024

Max Ernst, Écritures

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Le fugitif

 

Il a mieux aimé se noyer que de signer. Ils l’ont tous abandonné — leur confort, leur passé, leur bonheur, l’espoir. La corde qu’il emporte ne tient pas ses habituelles remorques. Sa poitrine lui servira d’oreiller, l’extrême douceur de son abandon l’éveillera. Le calme qu’il amasse se dépouille de mille brins de mousseline brûlée et des feuilles flottantes d’une plante gourmande. Les saluts des navires font éclore ses ornements naturels pour de futures combinaisons.

Toujours des points de vue et le minimum de moyens.

 

                             Max Ernst, Écritures, Gallimard, 1976, p. 113

 

16/10/2024

Sanda Voïca, L'ère de santé

                           sanda voïca, l'ère de santé, jouissance, extase

« Élaboration des poèmes » : je lis et j’entends :

labourer — la terre des mots,

des planches irrégulières de mon potager

ou des mottes de terre :

la même chose.

Mais qui laboure encore aujourd’hui ?

Et si oui — la Terre est vaste ! —

Quelle terre ?

Que labourer autre que la terre et les propos ?

Gros sillon

l’autre jour

que ma joie

voire la jouissance

a infligé/induit au monde

— à l’intermondes — !

Sillon large, charnel,

chair jaune et lumineuse,

palpitante,

plaie rendue d’un plaisir reçu.

 

Sillon où glisser,

avancer ou pas.

Marcher

dans mon extase.

                       (sans date)

Sanda Voïca, L’ère de santé,

Atelier rue du soleil, 2024, p. 35.