10/08/2015
Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort
On attend
depuis le premier jour
qu’on nous touche
le centre
Certains
ont voulu venir
mais n’ont pas été loin
Nous ne sommes peut-être pas
assez élastiques
*
On ne se croise pas
Chacun son enveloppe
*
Il ne faut pas croire
les animaux
différents de nous
Ils attendent
qu’on leur mette les mains dedans
Il fait noir
au milieu de la viande
*
On ne caresse jamais
l’intérieur d’un corps
*
On pense
que quelqu’un viendra pour aider
à nous retenir
C’est une erreur
Le corps se sectionne dans le corps
Jean-Louis Giovannoni, Garder le mort,
éditions Unes, 1991, p. 9-13.
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09/08/2015
Guillevic, Accorder - Être un arbre
Être un arbre
Être un arbre
J’en ai vu
Me signifier
Qu’ils refusaient,
Me prenaient à témoin
De leur insurrection.
Ce n’est pas quand je le désire
Que je suis arbre,
Mais quand l’arbre,
À son heure,
Décide
Que je suis son double
Et jamais
Je ne me suis récusé
Non, je ne me dégagerai pas
Des racines
Je vis
Comme si toutes les racines
Passaient par moi,
Me nourrissant
D’une partie de cette sève
Qu’il leur faut composer.
Guillevic, Accorder, poèmes, 1933-1996,
édition établie par Lucie Albertine Guillevic,
Gallimard, 2013, p. 71-72.
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08/08/2015
Guillevic, Accorder - Présences terraquées
Présences terraquées
I
Mer parsemée d’îlots,
Après un long regard sur vous,
Vous faites revivre
Le cinglant esprit d’épopée
Qui raconte la très ancienne histoire
Du mariage de la terre et de l’eau.
En sourdine
Montent les cantiques
Que e chante l’océan
Quand il rencontre
Un continent.
Ensemble,
Se refusant à tout dire
De la création du monde,
Ils laissent à des îlots
Le soin de la rêver.
II
Oui, roc,
Je te connais
Autant qu’on peut connaître
Du dehors
Quand on n’est pas la chose ?
Moi, il me semble
Que j’ai été roc
Et que pour ça,
Oui, je te connais.
Guillevic, Accorder, poèmes, 1933-1996,
édition établie par Lucie Albertine Guillevic,
Gallimard, 2013, p. 262-263.
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07/08/2015
Eugenio Montale, Derniers poèmes - Ce qui en reste (s'il en reste)
Ce qui en reste (s’il en reste)
la vieille servante illettrée
et barbue enterrée Dieu sait où
pouvait lire mon nom et le sien
comme des idéogrammes
peut-être ne pouvait-elle se reconnaître
pas même dans une glace
mais elle gardait l’œil sur moi
tout en ne sachant de la vie rien
elle en savait bien plus que nous
dans la vie ce que l’on gagne
d’un côté on le perd de l’autre
Dieu sait pourquoi je me la rappelle
plus que tout et que tous
si elle entrait maintenant dans ma chambre
elle aurait cent trente ans et je crierais d’effroi.
(20 mars 1976)
Eugenio Montale, Derniers poèmes, Poésies VI, traduction de Patrice Dyerval Angelini, Gallimard, 1988, p. 103.
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06/08/2015
André du Bouchet, Je suis sur les traces d'un autre
[...]
où le pas est encore plus rare qu’ici, on aura ramassé dans le désert un biface déposé là, où il sera tombé, depuis quelques milliers d’années : la face tournée au dehors, polie, lustrée par le vent. l’autre, au sol, qu’elle n’a pas quitté, mat et sans lustre. puis, venue jusqu’à la table du paléontologue qui alors en aura parlé.
rien alors, dans ces carnets, qui n’ai été noté dehors, alors que du dehors très peu en soit rendu compte. mais dehors, comme sortir de soi d’abord sans projet — dehors sans projet, comme retour au silence antérieur lorsque j’avance, qui sera porteur de la parole inattendue qui sera, par éclats, trouvée sans être attendue. je porte jusqu’au dehors la pensée qui sans le dehors ne serait pas apparue — de moi comme en provenance de ce dehors — éclats de voix, éclats de vent — par instants, et avec l’instant qui ne se soutient pas je ne suis pas le seul à ne pas la soutenir, et je la retrouve, elle l’insoutenable, à travers l’épaisseur silencieuse ou bruyante de tout ce qui lui est réfractaire, et qui engourdit jusqu’à l’absence.
André du Bouchet, "Je suis sur les traces d’un autre", dans Europe, "André du Bouchet", n°986-987, juin-juillet 2011, p. 73.
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05/08/2015
Jean-Philippe Salabreuil, L'inespéré
Au corps perdu de la beauté
Ô dans l’obscur délice de l’issue
Vers toi qu’est-ce qui soudain m’illuminait
D’une brûlure graciée lorsque je sus
Qu’il est au-delà du suffocant ressaut de neige
Dans l’être le feu d’un monde qui se leva ?
Mais regarde une fois encore (et tu vas
Te fermer bientôt sur l’or de la vie
Comme l’œil noir de l’eau) mes yeux sont dans la mort !
Je te vois n’ai-je su te ravir à toi ravie
Déjà que tu étais d’une aile blanche au corps
Perdu de la beauté au creux de la terre
Et ne t’aimerai plus jamais en ce monde clair ?
À moi fermée ! ne me regarde plus demeure
Une porte d’or close au fond des cieux meurs
Heureuse de m’aimer mourir de moi aimée
(Je te veille en ta nuit veille à mes jours mais
Ne te sois pas rouverte aux neiges de l’oubli
Quand je te rejoignais te rouvrir accomplie)
Et dans le blanc délire de l’essor
Et moi de ces lys en démence vers elle
Était un ange d’or qui parmi le réel
Voluptueux et noir a brillé comme l’aurore
Éclairant de ses dons les panneaux condamnés !
J’allais dans les feux de la voûte où sont nés
Les visages dorés du rêve (ils montent
Leurs yeux clos dans la gloire éternelle mais
Jamais s’éveilleront-ils ?) dans les anneaux du monstre
Où l’âme a reconnu la crypte du secret !
Qu’est-ce alors qu’il n’y eut plus que moi parmi
Les régions neigeuses de l’étoile ennemie ?
Alors à l’extrême le mur éternel blanc
Chanta comprenant une porte qui chante
Et s’ouvre dans le noir à l’état de soleil
(Une flamme s’élevait qui fut toi) merveille
Que ce feu dans le froid de la mort quand nous
Fûmes ce feu à l’astre où les âmes renouent !
Jean-Philippe Salabreuil, L’inespéré, Le Chemin, Gallimard,
1969, p. 91-92.
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04/08/2015
Hélène Mohone, Le cœur cannibale
Crapaud
lumière allumée au-dessus de l’enfant touché du doigt en sortilège touché crapaud comme tous les soirs dans la chambre la bouche qui suce l’enfant lui prend sa viande comme tous les soirs lui mange sa chair lui pèse en rêve en sort cauchemar et puis crapaud revient s’asseoir cavale sous le porche craque sous le pied revient s’asseoir lumière porcine appuie du groin la nourriture est pauvre millet poisson séché en tour de table personne ne parle le torse nu du père appuie la table contre l’enfant poser la joue avant la fin avant le tour de table bien aplatir les dents pour moins grandir au souvenir des animaux au souvenir des bêtes à table
Hélène Mohone, Le cœur cannibale, William Blake & C°, 2003, np. Photo J-P Brussac.
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03/08/2015
Pierre Dhainaut, Plus loin dans l'inachevé
Oiseaux d’ici
Rieuses, dit-on de ces mouettes
tête noire et bec rouge,
d’autant plus blanches
lorsque les ailes se déploient
sur la digue, sur le port,
sans trêve, le vent,
le vent est favorable
à la véhémence
de la trajectoire, à l’acuité
du cri : elles gravissent l’air,
elles s’y précipitent, là même
où nous ne voyons rien,
quelle était
leur victime ? cette clameur
de vagues qui s’abattent
nous rattrape, nous blesse
jusque dans les rêves.
Pierre Dhainaut, Plus loin dans l’inachevé,
Arfuyen, 2010, p. 69 .
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02/08/2015
Antonin Artaud, L'amour sans trève
L’amour sans trêve
Ce triangle d’eau qui a soif
cette roue sans écriture
Madame, et le signe de vos mâtures
sur cette mer où je me noie
Les messages de vos cheveux
le coup de fusil de vos lèvres
cet orage qui m’enlève
dans le sillage de vos yeux
Cette ombre enfin, sur le rivage
où la vie fait trêve, et le vent,
et l’horrible piétinement
de la foule sur mon passage.
Quand je lève es yeux vers vous
on dirait que le monde tremble,
et les feux de l’amour ressemblent
aux caresses de votre époux.
Antonin Artaud, Poèmes (1924-1935), dans Œuvres
complètes, I*, Gallimard, 1976, p. 262.
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01/08/2015
Antonin Artaud, L'ombilic des limbes
Poète noir
Poète noir, un sein de pucelle
te hante,
poète aigri, la vie bout
et la ville brûle,
et le ciel se résorbe en pluie,
ta plume gratte au cœur de la vie.
Forêt, forêt, des yeux fourmillent
sur les pignons multipliés ;
cheveux d’orage, les poètes
enfourchent des chevaux, des chiens.
Les yeux ragent, les langues tournent,
le ciel afflue dans les narines
comme un lait nourricier et bleu ;
je suis suspendu à vos bouches
femmes, cœurs de vinaigre durs.
(1925)
Antonin Artaud, Œuvres complètes, I,*, Gallimard,
1976, p. 53.
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31/07/2015
Antonin Artaud, Lettre à personne
Lettre à personne
Cher Monsieur,
Je vous ai envoyé une suite de phrases tendues qui essayaient de se rapprocher de l’idée de suicide mais ne l’entamaient en réalité aucunement. La vérité est que je ne comprends pas le suicide. J’admets qu’on se sépare violemment de la vie, de cette espèce de promiscuité des choses avec l’essence de notre moi, mais le fait lui-même, le caractère aventuré de ce détachement m’échappe.
Depuis longtemps la mort ne m’intéresse pas. Je ne vois pas très bien ce que l’on peut détruire de conscient en soi : même en mourant volontairement. Il y a une irruption obligée de Dieu dans notre être qu’il faudrait détruire avec cet être, il y a tout ce qui touche cet être et qui est devenu partie intégrante de sa substance, et qui cependant ne mourra pas avec lui. Il y a cette contamination irréductible de la vie. Il y a cette invasion de la nature qui par un jeu de réflexes et de compromissions mystérieuses pénètre beaucoup mieux que nous-même jusqu’au principe de notre vie. De quelque côté que je regarde en moi-même, je sens qu’aucun de mes gestes, aucune de mes pensées ne m’appartient.
Je ne sens la vie qu’avec un retard qui me la rend désespérément virtuelle.
[...]
(1946)
Antonin Artaud, Œuvres complètes, I**, Gallimard, 1976, p. 55.
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30/07/2015
Shakespeare, Sonnets, traduction Pierre Jean Jouve ; William Cliff
am Cliff
XIII
Ah si vous étiez vous à vous-même ! mais, amour, vous n’êtes vous-même à vous-même que tant que vit ici votre vous-même : contre cette fin qui accourt vous devez vous prémunir, et votre chère semblance à quelque autre la départir.
Alors cette beauté dont vous avez la jouissance, elle ne trouverait de fin alors vous seriez votre vous-même encore après mort de vous-même, votre doux fruit portant votre très douce forme.
Qui peut laisser si belle maison tomber à ruine, qu’un soin familier maintiendrait en honneur, contre bourrasque et vent du jour d’hiver et stérile rage du froid éternel de la mort ?
Oh seulement l’infécond. Cher amour vous savez que vous eûtes un père : que votre fils aussi de vous puisse le dire.
William Shakespeare, Sonnets, traduction Pierre Jean Jouve, dans Pierre Jean Jouve, Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 2081.
13
Est-ce que tu t’appartiens ? Mon Chéri,
tu ne t’appartiens pas sur cette terre
et avant que ton destin soit fini
tu dois donner de vivre à un autre être.
Lors ta beauté que tu tiens en partage
ne cessera pas avec ton décès
mais elle durera dans l’héritage
délectable que tu auras laissé.
Qui voudrait en effet que la froidure
puisse dégrader son bien tout entier
alors qu’il peut contre l’horreur future
sauver sa beauté par un héritier ?
Et toi-même n’as-tu pas eu un père ?
Fais donc un fils qui bénisse ta sève !
Shakespeare, Sonnets, traduction William Cliff,
Les éditions du Hasard, 2010, p. 33.
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29/07/2015
Marie Stuart, Sonnets
Vous la croyez : las ! trop je l’aperçoi,
Et vous doutez de ma ferme constance.
Ô mon seul bien et ma seule espérance,
Et ne vous peux assurer de ma foi.
Vous m’estimez légère, je le voi,
Et si, n’avez en moi nulle assurance,
Et soupçonnez mon cœur sans apparence,
Vous défiant à trop grand tort de moi.
Vous ignorez l’amour que je vous porte,
Vous soupçonnez qu’autre amour me transporte,
Vous estimez mes paroles du vent,
Vous dépeignez de cire mon las cœur,
Vous me pensez femme sans jugement,
Et tout cela augmente mon ardeur.
Marie Stuart, Sonnets, Arléa, 2003, np.
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28/07/2015
Gérard Titus-Carmel, Ici rien n'est présent
L’affût, c’est le nom secret de l’impatience quand le regard se lamine aux fentes de la persienne close. Qu’une grande prairie noire vous brûle le front et que l’ombre monte en vous, aussi rapidement que douleur ou marée.
Ô la violence de ces nuits de guet, la rosée perlant aux tempes de l’enfants posté là, au cœur de l’immensité, dans le silence des choses sans poids ni contours !
(Je restais ainsi des heures, les prunelles gonflées de solitude. Des ronces s’enchevêtraient au bord de mes paupières. Je connaissais la soif, la sauvagerie du corps, la déception.)
Gérard Titus-Carmel, Ici tien n’est présent, Champ Vallon, 2003, p. 105.
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27/07/2015
Jacques Moulin, Journal de campagne : recension
Un journal de campagne, on sait bien que cela évoque les opérations militaires plus que la nature, même si elle est présente : la guerre, quand elle est évoquée, c’est la Grande, celle de 14-18, et sont précisément rappelés des lieux bien champêtres qui furent des lieux de mort, tel le Hartmannswillerkopf, souvent désigné par ses initiales HWK (conservées ici pour titrer 4 poèmes) ou nommé "la montagne de la mort" : éperon rocheux au-dessus de la plaine d’Alsace — « Hécatombe et massacre / Double V pas de veine est ma vie ». Cependant, à travers les souvenirs discrets des combats, l’évocation de paysages de vignobles et de réunions autour d’un verre de Sylvaner, le lecteur est surtout attentif au motif lyrique de la mémoire et, comme à la lecture des recueils précédents, à la manière qu’a Jacques Moulin d’exploiter les ambiguïtés de la langue — c’est-à-dire les ressources avec lesquelles on peut écrire.
Tout d’abord la construction du livre est rigoureuse, ce que l’on ne comprend qu’après la lecture du premier ensemble titré "Cheminement" qui réunit deux poèmes ("Avancée" et "Abri") : le second ensemble, titré "Approches", s’ouvre avec "Place forte" où sont rassemblés une série de termes utilisés pour décrire une forteresse dont quelques-uns, en caractères gras, sont retenus comme titres des poèmes du livre, par exemple ceux que j’ai cités. La variation autour de quelques mots est signalée dans les vers d’un rondel — « On tombe sur des mots qu’on peut envisager / L’alexandrin revient pour chacun les nommer / Canon bastion redoute archère et contrefort / Barbacane bonnette [...] — et, à nouveau, avec humour, dans un « Lexique des titres fortifiés » qui clôt le livre.
On pourrait craindre que des poèmes écrits à partir d’un vocabulaire militaire soient bien peu séduisants, suite de poèmes en vers libres prenant pour prétexte des mots dont le sens, pour la plupart d’entre eux, n’est plus compréhensible à cause de leur technicité, comme "réduit" ou "banquette", mais on voit bien que l’on peut jouer sur leur polysémie. Quand il est difficile d’emprunter des voies de traverse avec un mot, il est toujours possible de s’attacher à la forme même ; ainsi du nom commun "fort" : « F.O.R.T. avec un T qui ne se lie pas. T en tourelle on dit gabion et c’est du guet. Que veut-il prendre aux rets des langues ? », etc. ; « lie » ici se prendra en même temps pour « lit ». Et "fort" appelle évidemment "for", mais Jacques Moulin dans le poème titré "For intérieur" multiplie l’emploi de termes relatifs à la forteresse (fort, fossé, barbelés, ronde, courtines, etc.), y compris à la fin du poème dans la synthèse de ce qu’est ce jugement de la conscience : « Tout est fragile. Vigilance encore mais en fort détaché. »
Dans la série se glisse un rondel, signalé comme tel (« Le rondel bat la brèche et se joue des rebords / Sur le chemin de ronde au plus près des fossés ») ; construit en alexandrins et sur deux rimes selon la règle, son refrain ne comporte cependant qu’un vers et n’est répété qu’une fois. On relève que la reprise d’un vers, dans le livre, est un des moyens de lier les poèmes entre eux — par exemple on notera le retour dans plusieurs poèmes de « On entend la poussière ». Il en est d’autres propres à la poésie de Jacques Moulin. Je pense à son usage des phrases nominales, fréquentes, en cascade, qui donnent mouvement, nervosité(1). Je pense aussi aux jeux phoniques qui consistent à rapprocher des mots qui ne se distinguent que par un son : vestige / vertige ; calvaire /calcaire ; résider / résidu ; pans / pas, ou que l’on rapproche comme enceintes / empreinte ; cisaille /zigzague. Il y a parfois dans ce reprise de cellules sonores un souvenir des Grands Rhétoriqueurs du xve siècle, quand on lit : « Sous l’aile de l’abri bris de mur à coups sûrs . Et s’écoulent les fleuves dans le mugir des plaines » (souligné par moi), ou si l’on prononce : « Si ça te dit ça me dit aussi / Stammtisch ici ».
On pourrait penser à Ponge dans la manière qu’a Jacques Moulin de s’attacher à la lettre du mot, qui ne désigne pas une chose de façon arbitraire, comme tout autre mot, mais parce que sa forme évoquerait cette chose ; ainsi pour "redoute" : « R.E.D.O.U.T.E. comme une redite destinée à souligner un chemin de retrait [...] », ou pour "fort" : « On ne voit guère plus loin que le bout de son T ». Mais un seul poète est nommé, Jaccottet, dont un fragment de prose (d’ailleurs entre parenthèses dans Éléments d’un songe) devient un vers dans le dernier poème : « Tout étoilé d’obscure ignorance / Signé Jaccottet ». Il faut ajouter, en note, François de Sales, à qui est emprunté la graphie "abril" pour "avril", retour au xvie siècle et au jeu des sons avec « Être à l’abri jusqu’à l’avril / L’abril d’avril ». Voilà un livre dans la continuité des livres publiés par Jacques Moulin, avec en ouverture de chacune des quatre séquences un fort suggestif dessin de Benoît Delescluse. Une réussite.
________________________
1. Phrases nominales très nombreuses par exemple dans À vol d’oiseaux, L’Atelier contemporain, 2013.
Jacques Moulin, Journal de campagne, dessins de Benoît Delescluse, Æncrages, 2015, non paginé, 18 €. Cette recension a été publiée en juillet 2015 dans Les Carnets d'eucharis.
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