07/10/2015
Roger Gilbert-Lecomte, Œuvres complètes, II, Poésie
Dans les yeux de la nuit
Une femme s’endort sur un toit c’est la nuit
Abandonnée antique au péril du vertige
Aux traîtrises rêveuses des gestes du sommeil
Songeuse ensevelie en glissades mortelles
Sur le haut toit déserte glace tendue face à l’espace
Sur le zinc oxydé de vieux soleil tueur
Et de lune ancienne empoisonneuse en larmes
La grande somnambule y crie de tous ses ongles
De ses doigts déments naissent des diamants crissants
Et des gouttes de sang qui chantent en dansant
La danse en perles du mercure
Vers la femme qui dort sur le monstre du vide
Une cheminée fume un nuage en haillons
Dans la soie noire de la suie le vent des nuits
Dresse une tente errante
Creuse l’antre céleste nomade
Pour l’adoration des yeux prodigieux
De la femme endormie aux paupières battantes
Ses trop longs cils vibrants émeuvent les rayons
Des étoiles rétractiles
C’est la nuit la dormeuse un œil clos l’autre ouvert
Tout le monde à jour contre ce qu’elle voit .
Roger Gilbert-Lecomte, Œuvres complètes, II, Poésie,
édition établie par Jean Bollery, Gallimard, 1977, p. 74.
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06/10/2015
André Frénaud, Hæres — et : La fin de La Quinzaine littéraire ?
Trouvé dans l’héritage
Initiales
entrelacées
devenues anonymes
sur les draps du lit
d’un défunt amour
Lieu commun
Le champ-les-vaches, la vie-la-mort... À la gaieté !
André Frénaud, Hæres, Gallimard,
1982, p. 153, 168.
Communiqué
La fin de la Quinzaine littéraire ?
Le jeudi 1er octobre, le numéro à venir de La Nouvelle Quinzaine littéraire, journal fondé par Maurice Nadeau en 1966, a été préparé sans la participation de la direction éditoriale, sans que celle-ci soit informée ni du lieu de sa réalisation, ni des textes censés le composer.
Cela fait suite à une succession d’événements qui ont fait exploser la structure du journal. La gérante de la société de la NQL et directrice de la publication, Patricia De Pas, a en quelques jours :
-
- annoncé une restructuration globale du journal et de ses orientations éditoriales ;
-
- évincé la direction éditoriale formée de Jean Lacoste, Pierre Pachet et Tiphaine
Samoyault qui avaient été cooptés par l’ensemble des collaborateurs du journal à la mort de Maurice Nadeau en 2013 ;
-
- annoncé un déménagement imminent (qui n’a de fait pas encore eu lieu) pour imposer des réunions dans des locaux dépendant de l’Université Paris II Assas
-
- mis fin par mail à sa collaboration avec Hugo Pradelle, qui représentait La Nouvelle Quinzaine littéraire à l’extérieur et qui était l’un des seuls postes rémunérés du journal.
Les collaborateurs, réunis en assemblée le 30 septembre, ont fait part à Patricia De Pas de leur inquiétude face à la rapidité et à la violence de ces changements, ont posé des questions sur les nouvelles orientations du journal et ont marqué leur scepticisme face à un projet préparé sans concertation et dans la précipitation. Ils ont réaffirmé leur soutien à la direction collégiale qu’ils ont choisie.
Patricia De Pas, en 2013, avait repris les actifs de la société en faillite de la Quinzaine littéraire. Elle avait pu fonder une nouvelle société dont elle est l’actionnaire majoritaire et dont l’actionnaire minoritaire est la Société représentant les lecteurs ayant répondu à l’appel lancé par Maurice Nadeau juste avant sa mort pour sauver le journal.
Pendant deux ans, Patricia De Pas s’est occupée de la gestion administrative et commerciale de la NQL, qui continuait à être entièrement réalisée par les collaborateurs et la direction éditoriale (tous bénévoles). Elle a marqué depuis quelques jours son intention d’intervenir personnellement dans la ligne éditoriale et les contenus du journal.
La grande majorité des collaborateurs s’apprête à réagir collectivement, moins contre ces projets qui pourraient être discutés, que contre des procédés qui rompent avec les pratiques de collaboration amicale qui les ont réunis autour de Maurice Nadeau au long des années, et avec les promesses de gestion transparente et de respect des règles de droit que Patricia De Pas avait elle-même avancées.
Tiphaine Samoyault, Pierre Pachet, Jean Lacoste
05/10/2015
Déborah Heissler, Sorrowful Songs
Dans les quatre pages titrées "Valse pour Debbie" qui précèdent les poèmes, Claude Chambard propose une lecture des Sorrowful Songs, rappelant que le titre est emprunté à une œuvre du compositeur polonais Henrik Gónecki, Symphony of Sorrowful Songs, n°3, opus 36 (1976) et détaillant les variations autour de « la disparition, l’amour, les chairs & les sentiments à vif » ; il entend aussi dans le motif de la perte, central dans le livre, « en écho les cris & les silences des disparus de la Shoah ». Il me semble juste, en effet, de ne pas lire les poèmes de Déborah Heissler comme seulement un ensemble lyrique, où se lient les motifs de la mort — avec la mort d’une femme, Blanche —, du temps, et de l’amour, où un "je" veille le corps de la disparue et se remémore les jours passés.
Cet ensemble de poèmes en prose forme une narration très homogène, divisée en trois séquences, toutes titrées. Le premier titre, "Jardin — Elle endormie", renvoie à la mort, celle de Blanche (« morte hier soir »), mais aussi à l’extrait du poème en anglais en exergue : il y est question d’un oiseau qui, de la branche où il est posé dans le jardin, vient sur la courbe du cou d’une femme ; courbe bleue (« the blue curve »), et cette couleur est un des éléments de construction du recueil, elle apparaît toujours liée à la féminité (« spasme du bleu », « Trêve des corps précipités et bleus », « Ce bleu. », début d’une prose juste après le nom de Blanche, puis le mot enfin dans le souvenir de petites filles).
Il est d’autres éléments organisateurs. Le lecteur des précédents livres de Déborah Heissler reconnaît dans Sorrowful Songs plusieurs motifs, le silence, l’obscurité, la présence de la neige. Il y a en effet la nuit, « les silences de Blanche », la pluie « sans bruit », il y a la neige et son « léger bruit », présente jusqu’à la fin du recueil, écho au nom de la femme. On relève également diverses formes de reprises : l’adresse à la disparue (« Tu »), dans le souvenir de ce qu’elle fut, introduit un fragment de Philippe Jaccottet (« Ph. J. ») dans lequel le mot « oublieux » suscite le début du poème suivant, « Vous oublierez tout ». Ailleurs, c’est le titre d’un poème (« Chambre où / te perdre ») que l’on retrouve pour titre de la troisième séquence ; etc. On ajoutera que le retour de mots et de fragments tout au long du livre est aussi une manière de dire le deuil : répétition du même contre l’oubli.
Sans doute est-on à la lecture moins sensible à la construction qu’au chant du deuil. Au jardin de l’ouverture de Sorrowful Songs, figure de la nature organisée, s’oppose la mort et, par le biais d’une citation de Sylviane Dupuis, l’image d’un monde qui se défait (« Bribes de mondes égrenés qui explosent nus entre ses doigts »). Ensuite, quand sont évoquées des plantes, il s’agit de plantes sauvages, courantes mais au nom peu habituel : euphorbe, ficaire, saxifrage. La disparue, dans le souvenir de ce qu’elle fut, se substitue à tout ce qui est encore vivant ; ce qui est vu par la fenêtre, dans la pièce où le narrateur veille — « vieillard aux mains brunes » — , se limite à l’horizon, à la ligne du « rideau des arbres » et à la neige qui efface tout. Le corps aimé devient arbre, ombre, cathédrale, monde ; quand un titre, « Elle était devenue arbre », est repris pour vers du poème suivant, on ne peut s’empêcher de penser au couple de Philémon et Baucis.
Tout ne s’efface pas, « le temps travaille » et le souvenir recrée les jours de l’enfance, mais aussi rappelle ce que fut l’amour des corps ; alors, la phrase ordonnée disparaît, restent les verbes (« Voir. Sentir. Jouir. ») et, tout aussi elliptique, la trace du désir vécu comme un « ciel ouvert » (« Cri. Gorge. Nuit comme lignes qui se fondent »). Tout ne s’efface pas, et s’impose aussi dans la veille de la morte, l’image du jaillissement, de la sortie de soi, de la naissance : après « Jouir et saillir. Sourdre. » vient « Ce point de création [...] ».
Ainsi se mêlent dans ce poème élégiaque les motifs de la mort, du chagrin et de la tristesse inconsolable, et ceux de la vie à travers les moments toujours en mémoire de l’amour. Cependant, si l’on entend l’allusion à Boulez (après celles à Debussy et à Bach) à la fin du recueil, avec les marteaux « Sans maître désormais », c’est la mélancolie qui domine, comme dans la symphonie de Henrik Gónecki : du poème de Char, le musicien retient pour clore la pièce « Le pas s’est éloigné. Le marcheur s’est tu ».
Déborah Heissler, Sorrowful Songs, dessins de Peter Maslow, préface de Claude Chambard, Æncrages & Co, 2015, np,, 18 €.
Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 20 septembre 2015.
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04/10/2015
Emily Dickinson, Nous ne jouons pas sur les tombes
A quiconque sombre, tu diras que cela, debout désormais —
A échoué comme Eux — et conscient qu’il se relevait —
Poussé par le Fait, et non par la Compréhension
Que la Faiblesse s’est dissipée — ou la Force — levée —
Dis-leur que le Pire, est facile dans l’Instant —
L’Effroi, n’est que le Sifflement, avant la Balle —
Quand la balle entre, entre le Silence —
Mourir — annule le pouvoir de tuer —
If any sink, assure that this, now standing —
Failed like Themselves — and conscious that it rose —
Grew by the Fact, and not the Undersatnding
How Weakness passed — or Force — arose —
Tell that the Worst, is easy in a Moment —
Dread, but the Whizzing, before the Ball —
When the Ball enters, enters Silence —
Dying — annuls the power to kill —
Emily Dickinson, Nous ne jouons pas sur les tombes, traduction de l’américain par François Heusbourg, éditions Unes, 2015, p. 71 et 70.
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03/10/2015
André Frénaud, Hæres,
Sur la route
Douce détresse de l’automne,
des abois très lointains,
une échauffourée de nuages, comme un remuement
de souvenirs qui se cachent.
Et la lisière des peupliers pour donner figure
à la lumière qui va venir.
André Frénaud, Hæres, Gallimard, 1982, p. 91.
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02/10/2015
Antonio Porta, Les rapports : recension
On ne connaît pas Antonio Porta (1935-1989) en France. Quelques textes dans la revue Change en 1969 ont été suivis de Choisir la vie, ensemble de poèmes traduits par Joseph Guglielmi, épuisé depuis longtemps, et c’est donc un bonheur de lire aujourd’hui la belle traduction de I rapporti (1966). De l’avant-garde poétique italienne des années 1960 à laquelle appartenait Porta, seuls ont un peu franchi la frontière les œuvres de Nanni Balestrini — pour des romans — et d’Edoardo Sanguineti — dont les éditions NOUS ont donné Corollaire en 2013 ; leur anthologie manifeste I Novissimi reste inconnue, tout comme les activités du "Gruppo 63" qui réunissait de nombreux écrivains (dont Umberto Eco, G. Manganelli, G. Scabia, etc.) et des créateurs de différentes disciplines.
Les rapports est précisément lié aux questions, toujours d’actualité, que se posait le "Gruppo 63" : comment rompre avec la narration classique, comment rendre compte avec des mots de la complexité du réel ? Pour Porta, l’absence de lisibilité du monde aboutit dans les poèmes de la fin des années 1950 et des années 1960, comme l’analyse Judith Balso dans la postface, à « une destruction délibérée de toute lisibilité narrative ou linéaire »(1). Chacun voit en même temps, dès qu’il regarde autour de lui, un nombre très élevé d’événements, d’actions, et la linéarité du langage permet seulement de les rapporter successivement. Porta ne peut rien contre cette contrainte mais, en quelque sorte, la déborde par exemple avec une énumération sans hiérarchie, du moins apparente, de propos :
« oui, c’est ça, drogue, sels pour le bain, la visite
au château, oh les beaux jours, » « lutte
pour la paix, désarmement, mais condamnation de la coexistence,
moins de bureaucrates et plus de soldats, » « pour des milliers
de marins des millions d’objets inutiles, » « il est essentie
de tout entendre, » « le désir vrai est de se blanchir »
L’allusion à Beckett (et sans doute à Kafka dans ce contexte) n’est pas indifférente, référence à celui qui a mis en morceaux des codes du théâtre. Une autre manière de rompre avec la narration et le lyrisme naît de l’emploi, dans nombre de poèmes, d’un "il" qui ne renvoie pas à un sujet identifiable ; ainsi est brisé tout processus d’identification, toute tentation lyrique ; « Il n’y a plus personne. Et toutes les personnes à la fois », comme l’écrit la traductrice à propos de cette « troisième personne impersonnelle » (De Francesco), et l’on sort donc de toute représentation :
Chaque jour il trouve le seuil brûlé,
une paire de chaussure, une prise de ta-
bac, en marge, l’anéantissement, une jour-
née de soulagement [...]
Ce qui est cependant lisible du monde, c’est la violence sous toutes ses formes, et elle est explorée sans détours : coups de fusil, noyade, yeux qui éclatent, éventration, incendie, accident, inondation... ; elle gagne même les animaux, puisque « Des chiens mordent les passants ». Il existe peut-être une autre violence, qui consiste à ne pas choisir de dire ce qu’il est possible de dire, ou plutôt d’écrire quelque chose et son contraire : « Il sème le germe du doute, / tout est clair, tout est o- / bscur », « [...] dans la fente la lumière, l’obscurité, / derrière le rideau il y a la nuit le jour ». Dans cette indécision où aucune forme n’est reconnaissable, le corps humain lui-même peut perdre son apparence et se métamorphose ; il devient animal (« Je fus pris de terreur en devenant lièvre ») ou se défait, se démembre (« le nez fend pour devenir salive la lèvre / en remontant au-dessus des dents [etc.] ». Sortie sans retour du "je" de toute identité et, par là, de la tradition poétique — et l’on peut se demander si le choix d’un pseudonyme (Antonio Porta pour Leo Paolazzi) n’appartient pas aussi au projet poétique.
Le refus de la narration, c’est le refus d’un ordre, la mise en cause d’une poésie (et d’une prose) qui prétend donner des choses une image, donc d’être au fond rassurante : tout pourrait être représenté. On comprend que le projet de Porta, et celui du "Gruppo 63", était politique et qu’il n’avait pas choisi le camp des bien pensants. L’essentiel était de chercher : pour lui, « découvrir, au moins, telle est la fin de l’art, / l’image d’un homme, nous ».
Antonio Porta, Les rapports, traduit de l’italien par Caroline Zekri, préface d’Alessandro De Francesco, postface de Judith Balso, éditions NOUS, 128 p., 18 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 5 septembre 2015.
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1. Sur la question de la lisibilité aujourd’hui, on peut lire les actes d’un colloque : Bénédicte Gorrillot, Alain Lescart, L'illisibilité en questions, avec M. Deguy, J-M. Gleize, C. Prigent, N. Quintane, Septentrion, 2014.
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01/10/2015
Sereine Berlottier, Louis sous la terre
[..] Où tu embarques, comment tu débarques, qui te rejoint, combien de temps cela dure, ce qu’il y a dans tes caisses, tes vêtements, tes livres, ton violon, quelques photographies de famille, des partitions, plusieurs albums d’images, un chapeau, des cahiers, quelques lettres, plusieurs cravates, du linge fin, pas grand-chose donc, quelques uniques brodées que ta mère a voulu offrir à ta future épouse, des bijoux, une montre ancienne, des gouttes contre les maux d’estomac, des crayons, une boite de pastels, un compas, des comprimés contre le mal de gorge, des mouchoirs, un guide Baedeker, un dictionnaire, une série de cartes postales de Morges, quelques dessins, plusieurs gommes, de l’encre de Chine, une malle ou plusieurs, comment savoir, si tu es seul, si tu dors, si tu veilles sur le grand bateau, si tu regardes les vagues, le soleil, les oiseaux, si tu respires le vent, on ne sait pas non plus s’il y a une salle de bains, si l’on s’embrasse parfois, si tu as peur, si tu te promènes sur le pont la nuit, si tu laces des vœux dans le ciel, si tu parles à des inconnus, et pour la mer, de quelle manière, ni que les mots qui te viendraient pour la peindre, et si tu peins, si tu dessines cela nous échappe aussi, ou si tu comptes les heures, les jours, si tu penses au déluge, si tu regrettes, si tu crie en dormant, si tu regardes le corps nu de M, si tu comptes les canots de sauvetage, si tu penses déjà au retour, si tu as soif , si ton corps est trempé de sueur, si tu bois des alcools trop forts, si tu oublies parfois de manger, si tu regardes les ciels, si tu les dessines avec répugnance, avec ennui, avec application, s’il t’arrive de songer à une œuvre entièrement nuageuse, une œuvre dépourvue de visages, dédiée au vent, à l’efficacité, au disparu, qu’un oiseau froisserait d’une aile vivante.
Sereine Berlottier, Louis sous la terre, Argol, 2015, p. 22-24.
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30/09/2015
Ossip Mandelstam, Lettres
À Nadejda Ia Mandelstam, Moscou [13 mars 1930]
Ma Nadinka ! Je suis complètement perdu. C’est très dur pour moi, Nadik, je devrais être toujours avec toi. Tu es ma courageuse, ma pauvrette, mon oisillon. J’embrasse ton joli front, ma petite vieille, me jeunette, ma merveille. Tu travailles, tu fais quelque chose, tu es prodigieuse. Petite Nadik ! Je veux aller à Kiev, vers toi. Je ne me pardonne pas de t’avoir laissée seule en février. Je ne t’ai pas rattrapée, je ne suis pas accouru dès que j’ai entendu ta voix au téléphone, et je n’ai pas écrit, je n’ai rien écrit presque tout ce temps. Comme tu arpentes notre chambre, mon ami ! Tout ce qui, pour moi, est cher et éternel se trouve avec toi. Tenir, tenir jusqu’à notre dernier souffle, pour cette chose chère, pour cette chose immortelle. Ne la sacrifie à personne et pour rien au monde. Ma toute mienne, c’est dur, toujours dur, et maintenant je ne trouve pas les mots pour l’exprimer. Ils m’ont embrouillé, me tiennent comme en prison, il n’y a pas de lumière. Je veux sans cesse chasser le mensonge et je ne peux pas, je veux sans cesse laver la boue et je n’y arrive pas.
Ossip Mandelstam, Lettres, Solin / Actes Sud, traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, 2000, p. 243.
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29/09/2015
Dodoïtsu : Les montagnes, les rizières et la mer
Dodoïtsu
Que les grenouilles
Coassent dans l’eau
Et se lèvent dans ma mémoire
Les jours anciens
Sans doute viendra-t-il, mon bien-aimé
Et les soirs où il vient
Derrière, sur l’étang aux lotus
Les canards s’envolent
Buvons, chantons
Que serons-nous demain ?
Aujourd’hui, à mi-chemin nous sommes
Dans la fleur de l’âge
Libérant leurs gosiers
D’un mutuel assaut
Des oiseaux par milliers
Sur la route des îles
Le long des berges
Par temps de pluie
Des grenouilles se tiennent
Vigiles de l’autre monde
Les montagnes, les rizières et la mer, 64
Dodoïtsu, traduction et préface Alain
Kerven, Calligrammes, 1984, np.
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28/09/2015
Takuboku Ishikawa, Ceux que l'on oublie difficilement
J’ai compté les années d’espérance
et je fixe mes doigts
je suis fatigué du voyage
Il se demandait en riant
s’il se marierait
Il n’a toujours pas pris épouse
Il m’a donné la nourriture
et je me suis retourné contre lui
que ma vie est lamentable
Le soir au moment de se séparer
à la fenêtre du wagon j’ai bâillé
de tout cela je n’ai plus que regrets
Mon ami venait m’emprunter quelques sous
il s’en retourne
les épaules couvertes de neige
Takuboku Ishikawa, Ceux que l’on oublie difficilement, traduit du japonais par Alain Gouvret, Yasuko Kudawa et Gérard Pfister, Arfuyen, 1989, p. 8, 11, 12, 17, 21.
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27/09/2015
Jacques Roubaud, Dix hommages / Octogone
In memoriam Edoardo Sanguineti
sopra il secondo versodi un sonetto rovesciato
Ed. S., in Renga, 1971.
Quelques jours avant la mort nous évoquions
Par lettre écrite, à l’ancienne, ces moments
<Antiques (quarante ans !) dans la fosse aux lions
De l’Hôtel Saint-Simon, quadri-dialoguant-
Sourds, ce renga occidental : lui, moi, pions
Agités plus qu’erratiques insolents
Dans le jeu par Octavio conçu : sonetto,
Sonnet, la chose italienne où Shakespeare
A passé ; Góngora, Marino, les pires
Poètes, et meilleurs ; Mallarmé, Giacomo
« Caro padre » notre, peu profond ruisseau
Calomnié la mort. La forme où l’écrire
Fut notre lien en toutes ces années. Dire
Cela soit ma poussière sur ce tombeau.
Jacques Roubaud, Dix hommages, Ink, 2011, np,
repris dans Octogone, Gallimard, 2014, p. 55.
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26/09/2015
Édouard Levé (1965-2007), Œuvres
1. Un livre décrit des œuvres dont l’auteur a eu l’idée, mais qu’il n’a pas réalisées.
3. La tête de Proust est dessinée sur une page d’À la recherche du temps perdu. Les mots que raye le contour de son visage forment une phrase grammaticalement correcte.
57. Un homme tient dans la main gauche Les Fleurs du Mal et dans la main droite un manuel de savoir-vivre du dix-neuvième siècle. Il lit à voix haute en prélevant aléatoirement des mots dans les deux livres, et s’efforce de formuler des phrases grammaticalement correctes.
425. Une voix fait le récit de la réalisation d’une œuvre non réalisée, comme si elle l’avait été : amonceler des pipettes dans el désert du Sahel.
Édouard Levé, Œuvres, P.O.L, 2015, p. 7, 7, 57 et 144.
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25/09/2015
Cédric Demangeot, Une inquiétude
L’ennui est le mètre étalon de l’intelligence à la française. Se donner l’air d’aimer l’ennui en matière d’art, revient à se donner l’air intelligent. Il est de mauvais goût d’être saisi, d’être emporté, ravi & ravagé par l’œuvre. Tout ce qui fait violence ou péripétie, tout ce qui fait rythme ou force vive est méprisé, considéré comme impur ou de basse inspiration. Qu’on ne s’y trompe pas, ce critère n’est jamais que celui d’une petite coterie, aussi étriquée dans ses vues que totalitaire dans l’exercice de son pouvoir. Cette esthétique de la constipation idéale, où beauté rime avec propreté et mesure, est depuis quatre siècles environ, celle simplement d’une classe sociale qui aimerait bien se faire passer pour une aristocratie de l’esprit, et qui s’érige à ce titre en arbitre intangible de la culture nationale. Ceux qui en sont se reconnaissent. Ils se transmettent de père en fils leurs privilèges, leur chlorose et leur néant.
Cr réflexe crypto-classique sectaire, s’il est éminemment français, est aussi, me semble-t-il, une réminiscence de l’idéal chrétien de frustration : ce qu’on s’interdit, ce qu’on réprime et qu’on va jusqu’à condamner, c’est encore ici le plaisir et l’effroi, et c’est encore l’intensité vitale. C’est la vie.
Cédric Demangeot, Une inquiétude, Poésie / Flammarion, 2013, p. 89.
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24/09/2015
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo
Aperçu, à la morsure, à la langue de cendre,
illuminé, ses draps déchirés dans la puanteur,
oublié près du gouffre, la salive à la bouche,
comme un garçon d’argile foudroyé, peint, dévoré et sali,
à l’agonie sur l’herbe du pré, puni, poussé dans le trou,
dévorant son foie et touchant l’eau, choisissant,
triant les coquilles dans le noir, écrasant les
bouquets qui puent et qui salissent, les morceaux
perdus dans l’obscurité, Innocent pinçant la fleur,
la feuille rouge de l’arbre, les lèvres sur le bois poli,
la bouche fermée, prêt à mourir, toujours châtié,
toujours libre, les pieds nus sur le limon, en odeur
de neige.
Eugène Savitzkaya, Bufo bufo bufo, éditions de Minuit,
1986, p. 44.
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23/09/2015
Carol Snow (née en 1949), Pour, dans Rehauts
Postures du corps VI
Voulant non seulement l’immobilité des collines
mais une médiation — comme un regain
sur les collines — mur
de silence au-dessus des collines. Moore sculpte une figure
massive en marbre noir : un corps
de femme, couchée, courbée ; une éloquence
d’os, de coquillage,
pierres portées par-delà la contradiction.
Tu t’es arrêtée
au bord de la route, étalement
de collines à mi-distance, quelques maisons. Seules les vertes
étendues du vignoble dans l’entre-deux
semblaient accessibles, c’est-à-dire humaines — question
d’échelle : silence imposant, tel que seules
les collines (également
imposantes) pouvaient reposer.
Cézanne, penché sur sa toile, aurait maîtrisé
cette vue, penses-tu : les bleus et les verts
et les ocres du proche et du lointain, cette posture
précaire de la danse, non le dessin qui unit
le dissemblable, par exemple les corps, mais le maintien
séparé du corps et du terrain, tu étais si
figée, tu pensais que tu pourrais devenir ces collines,
ou bien être née de ces collines
ou bien ton corps
aurait été un modèle pour ces collines.
Carol Snow, Pour, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015,
traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès,
p. 3-4.
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