Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11/07/2015

Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour

                                Christian-Pringent.png

                               Douceur de Berlin

 

Pourquoi, si on n’y est contraint par le gagne-pain, vit-on dans les grandes villes violentes ? Sinon pour y connaître sensuellement l’épaisseur physique, imagée, architecturale, politique, sexuelle des contradictions de la vie vivante (de la vie justement volubile, malade, conflictuelle, désirante, angoissée : de la vie jouissive).

On ne vit pas dans les grandes villes pour s’y identifier à la manie activiste des tintamarres, des fureurs, des spectacles éclatants. On y cherche l’inquiétante étrangeté qui passe entre le raffinement civilisé (vie culturelle branchée, tourbillon des distractions, pointes alertes du débat politique), le circulation sauvage des haines, des ambitions, des conflits sociaux et l’indifférence méditative aux rumeurs du temps, la taciturnité créative protégée des bavardages mondains. On y veut la solitude énormément peuplée, la brutalité des hordes embétonnées. On veut aussi, visible, disponible, sa sublimation symbolique (musiques, films, livres). Et on y veut en plus une manière d’aménité conviviale, un charme, une saveur tendre. On s’y pose donc pour y tremper son âme et son corps à la contradiction inarraisonnable entre dépense trépidante et calcul des rétentions économiques  — c’est-à-dire qu’on vient y souffrir et y jouir de cette tension impossible dont on se bande la vie.

 

Christian Prigent, Berlin sera peut-être un jour, éditions la ville brûle, 2015, p. 58-59.

 

 

10/07/2015

Serge Ritman, Tu pars, je vacille

sergeritman.jpg

 

épris de nous c’est je-tu continué

écrit de lèvres à lèvres lesquelles

où le poème s’il lit mon sein grain

c’est ma beauté d’ici que tu lisses

en tous signes me dis-tu ange nu

or toi c’est tout renverser pour nous

 

tu sais où je me casse morceaux

mille et un de toi tu me refais suis-je

c’est ton dire mon écrit ai pris tout

de nous je te fais poète tu me fais

 

en deux lettres correspondre à nous

ton air signe tout ce que je t’écris

 

et tu soulignes dans le buisson qui

me connaît m’invente pas savoir

mais faire l’amour les pronoms

ne se recouvrent sans principe et nos

deux lettres ne correspondent

sans mélange ici tu me prends

 

et les pronoms nous nomment égaux

sans jamais savoir qui mais toujours dire

tu viens je te prends mon appel

ton écoute vit c’est ta voix l’étoile

une main du ciel aucun comme aucune

comparaison me dit qui tu es je te suis

 

Serge Ritman, Tu pars, je vacille, Tarabuste,

2014, p. 96.

Paul Klee, Journal

                       Photograph-of-Paul-Klee-i-007.jpg

Nous étions attablés dans notre charmante petite trattoria (...) lorsqu’y entrèrent, comme à l’accoutumée, des musici qui se mirent à accorder mandolines et guitares. Le premier morceau résonnait normalement, un tantinet désaccordé, mais plein de sentiment. Vers la fin, la fillette qui était entrée avec eux, inaperçue, se fit remarquer par des gestes d’abord incertains et, aux derniers accords, se produisit avec désinvolture. On savait bien à quoi l’on assistait : une scène (et quelle scène !). J’ai vu mainte exhibition artistique, mais rien d’aussi original. La créature a une taille assez racée, pour le reste elle n’est pas précisément belle et sa voix n’est pas non plus parfaite. Mais on pouvait apprendre ici à discerner la beauté dans la seule vérité de l’expression. On devinait que la fillette anticipait avec talent ce que peut-être elle vivrait plus tard, les sentiments les plus forts n’étant autre chose que des sentiments primitifs. L’avenir ne saurait devenir : il ne fait que sommeiller dans la nature humaine et n’attend que l’éveil. C’est pourquoi même l’enfant connaît l’Eros dont nous pûmes entendre ici la gamme entière, depuis le petit couplet jusqu’à la scène pathétique et finalement tragique.

 

Paul Klee,  Journal, traduction Pierre Klossowski, Grasset, 1959, p. 77.

09/07/2015

Philippe Beck, Dans de la nature

1322408421.2.jpg

61

 

À Anne Morin

 

Que peut bien le :

« Qui suis-je pour demander

du paradis ici ? »

dans de la nature ?

La question a voyagé

et a de la sève isolée.

Question usée est un tesson

dans de l’usure.

Si elle est plaine criante

enrouée,

alors « Qui suis-je pour... ? »

est l’énergie satirique

qui aère les morceaux de bravoure,

les « Par ici ! » archaïques

dont je canalise les rivières

en pleine cité. Comme celui

qui empoignait grammaticalement

un frêle et gracile pipeau

et marchait sur du pétrole enterré.

« Qui suis-je pour... ? »

est roucoulement de tourterelle,

bête interdite chantant ardemment.

Les tourterelles font et refont des Oh !

« Oh » est l’étiquette de la Dame qui chante.

 

Philippe Beck, Dans de la nature, Poésie / Flammarion,

2003, p. 73.

08/07/2015

Chloé Bressan, Claire errance

                                   Chloé en cheveux petit.jpg

Nous ressentons le simple, le tors, le vain, le secourable, altération profonde, vit là le solitaire. Nous ressentons le ténu, le dense, le palpitant, le hors d’atteinte. Nous entrons. Nous disparaît. Nous n’est plus possible à surveiller. On ne surveille pas deux ciels à la fois. On passe un  après un. Et encore, tout juste. On longe l’étrange ligne qui semble ne pas finir au fond du regard. Accepter de faire le guet pour les autres pendant qu’ils traversent le jour dans la poussière conforme.

 

Vient l’heure où il devient urgent de faire passer devant un motif d’absence.

 

Chloé Bressan, Claire errance, éditions sabelle sauvage, 2015, p. 36.

07/07/2015

Philippe Beck, Opéradiques

auton9.jpg

Variations I

 

Ancienneté Bœuf danse droit.

Allant.

Un Bashô franciscain ?

Non.

A. tire le sillon devant.

Le sillon longeur est un bœuf

lancé en arrière — il avance

à l’arrière — proupe, soc de mer

ancienne, terrée,

aimant traceur, pointe de char

suivi et continué.

Sur les petites fleurs

de ballet vertical.

Prose-pays et spirale interdite

ou Cascade-de-la-Vue-Inverse.

Charrue-proue capable de sillon.

Sillage antique est un bœuf.

Bien. Il prose l’arrière

et le vers premier, durci,

et fait glisser pays

sur pays.

Passé précède verdure contée.

Usif, à cause des filles de la voix.

Cardaire est un soc,

près du Tireur, Tracteur,

ou Câble Animal.

Au puits d’alcali

où descend

pèlerin poétique.

 

Philippe Beck, Opéradiques, Poésie /

Flammarion, 2015, p. 381-382.

06/07/2015

Rose Ausländer, Pays maternel

rose_auslaender--1975.jpg

À la mer

 

Pourvue de profondes empreintes digitales

La houle déferlante

Nous atteint

 

Nos minutes

Lavées

De la poussière de la ville

 

L’eau

Met en musique nos mots

Sages aquatiques

Cernés de sable

 

Tu es la voix

 

Sois indulgent envers moi

Étranger

Je t’aime

Toi que je ne connais pas

 

Tu es la voix

Qui m’envoûte

Je t’ai perçue

Reposant sur du velours vert

Toi haleine de mousse

Toi cloche du bonheur

Et du deuil inextinguible

 

Rose Ausländer, Pays maternel, traduction Edmond

Verroul, Héros-Limite, 2015, p. 21, 63.

05/07/2015

Raymond Queneau, Le chien à la mandoline

 

raymond queneau,le chien à la mandoline,dîner,banquet,tache,futilité

Voilà que j’assiste à un grand dîner officiel

 

Après vous Après moi L’échange volatile

De ces mots survolant le côtes de rastron

Me semble en vérité de plus en plus futile

Depuis que j’ai gâté de sauce mon plastron

 

Pour aller au banquet des rois du mirliton

Je m’étais habillé non sans un certain style

On mangea de l’orange avec du caneton

Et des petits gâteaux de chez Lefèvre-Utile

 

Les yeux écarquillés je somnolais pantois

Il y eut un discours puis deux puis trois

Et moi-même admirant ma conduite exemplaire

 

Mais en baissant les yeux épouvanté je vois

La tache que j’avais plaquée avec mes doigts

Sur ma chemise blanche effort vestimentaire

 

Raymond Queneau, Le chien à la mandoline, Gallimard,

1965, p. 179-180.

04/07/2015

T. S. Eliot, Préludes

Sep26.TSEliot.jpg

                    Préludes

 

                          I

 

Le soir d’hiver choit dans les ruelles

Parmi des relents de grillade.

Il est six heures.

Les mégots de jours enfumés.

Voici que l’averse en bourrasque

À nos pieds plaque

Des bribes de feuilles souillées

Et de vieux journaux arrachés

Aux terrains vagues ;

Contre les jalousies brisées

Et les toiles des cheminées

L’averse bat ;

Un cheval de fiacre esseulé

Au coin de la rue piaffe et fume.

Puis les réverbères s’allument.

 

T. S. Eliot, Poésie, traduction Pierre Leyris,

Seuil, 1969.

03/07/2015

Paul Claudel, Dodoitzu, peintures de Rihakou Harada

Paul Claudel, Dodoitzu, figure dans le puits, crapaud

 

Ma figure dans le puits

 

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Ma figure dans le puits

Pas moyen que je me l’ôte

Et que j’en mette une autre

Et si l’on me trouve jolie

Tant pis ! C’est pas ma faute !

 

                                    Her face in the well

 

                                    My face in the well

                                    I cannot take it out

                                    My face in the well

                                    I cannot take it off

                                   And if you think I’m pretty     

                                   It’s really not ma fault !

 

 

Le crapaud

Quand j’entends dans l’eau

Chanter le crapaud

Des choses passées

J’ai le cœur mouillé !

 

                                           Nightingale and toad

 

                                           When I hear in the cool

                                           Gold of the moonlight pool

                                           The nightingale singing,

                                           It is my heart ringing.

 

 

Paul Claudel, Dodoitzu, peintures de Rihakou Harada, Gallimard, 1945, non paginé.

 

 

 

 

02/07/2015

Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée

Rainer_Maria_Rilke_1900.jpg

II

 

Et presque jeune fille alors et de surgir

de ce bonheur uni du chant et de la lyre

et tous ses voiles de printemps de resplendir,

si claire, et de se faire un lit dans mon oreille.

 

Et de dormir en moi. Et tout fut son sommeil.

Les arbres que j’ai pu quelque jour admirer,

ce lointain, ce touchable, et, touchés, les herbages,

et chaque étonnement m’atteignant en personne.

 

Elle dormait le monde. À quel point accomplie

tu la fis, dieu chanteur, qu’elle n’ait pas souhaité

être éveillée avant ? Vois, naquit et dormit.

 

Où est sa mort ? Ô ce motif, le créeras-tu

avant que ton chant ne se dévore ? — Où va-t-elle

sombrer hors de moi ?... Une jeune fille presque...

 

Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, traduction

Maurice Regnaut, dans Œuvres poétiques et théâtrales,

sous la direction de Gerald Stiec, Gallimard  Pléiade,

1997, p. 16.

01/07/2015

Pierre Le Pillouër, Ça et pas ça : recension

P1050208.JPG

 

 

   On se souvient de Michel Leiris écrivant ses rêves et l’on sait que Virgile Novarina consacre une partie de son œuvre à garder la trace de mots et de figures qui surgissent pendant son sommeil. Les « visions » et « auditions » réunies par Pierre Le Pillouër sont d’un autre ordre, ce qui est explicité en quatrième de couverture : elles sont « issues de l’état de semi-conscience qui se dissipe vite dans le sommeil ou dans le retour à la norme. » Leur notation prend deux formes distinguées par la typographie ; une image (ou une série d’images) est présentée en caractères romains et, précédés de « la voix dit » (ou « la voix se tait »), sont notés en italique quelques mots qui n’ont que très rarement une relation avec l’image. On lira des variantes : seulement des images ou des transcriptions de mots entendus ; on lira aussi, page 114, la source du titre : « la voix dit / C’est pas ça mais c’est souvent ça ».

   La partie relative à ce temps indécis qui précède l’endormissement ou le réveil, très brève dans le temps, est peuplée ici de personnages et d’objets qui appartiennent pour une bonne partie d’entre eux à l’ordre policé, plus ou moins lisse de notre quotidien, mais ils apparaissent dans des contextes ou sous des formes tels qu’ils perdent souvent leur aspect habituel. Ils deviennent parfois acteurs dans un univers qui serait complètement déréglé, avec une apparence défiant toute logique. Souvent, le décalage d’avec la réalité repose sur un détail : soit « un filet de pêcheurs / constitué uniquement / de sang ». On ferait aisément le relevé de ces altérations de la réalité, parfois très mineures ; par exemple, les visages sont dissimulés ou déformés, les masques abondent, notamment ceux des clowns ; etc.

. Est-ce à dire que les visions évoquent toujours un univers plus ou moins proche de certains dessins de Max Ernst, où choses et personnes perdent, partiellement, leur assise ? Les visions, dont on ignore pendant combien de temps elles ont été notées, sont très variées et certaines semblent d’autant plus étranges qu’elles renvoient à quelque chose qui pourrait être observé : une parmi bien d’autres, « Une vieille femme passe son index sur son cou ». Il y a régulièrement dans ce qui s’impose quelque chose à la fois « inconnu et familier » que le lecteur rapproche de ce qui est inconnu et étrange, et c’est la proximité de ces énoncés différents qui construit l’harmonie dans le désordre.

   La plupart des énoncés attribués à "la voix", fragments de discours sans contexte, même lorsqu’ils sont complets peuvent être paraphrasés de bien des manières, comme « Tu donnes ton mec s’il te plaît », et, de là, être rattachés à certaines images. On relève dans cet exemple le décalage entre les niveaux de langue (pour reprendre la formule du bon usage...), et une majorité appartient à ce registre dit familier, transcription toujours approximative de l’oral. Ce qui importe, c’est que certains fragments ont un statut analogue à celui des images, renvoyant à des règles autres dans l’univers, ainsi : « ...pour que tu n’embryonnes plus ta boîte... ».

   Isoler et classer les "visions" aboutirait à esquisser un portrait de l’auteur, qui ne pourrait être que partiel puisqu’on oublierait que ces visions sont données en bloc. Les images sont rarement prises en charge, parfois par un "on" (« On dirait... », « On ne voit rien... »), et le pronom "je" n’est pas totalement absent ; la description d’une femme penchée à la fenêtre suscite le commentaire « je crois la reconnaître », et le prénom "Pierre" apparaît — ce n’est pas un hasard — à la dernière page : « Pierre ça suffit les prénoms hein ». Mais les relevés, quoi qu’on ajoute, n’aboutiraient qu’à une esquisse éloignée de ce qu’est l’auteur.

 

   Il faut lire dans chaque page l’ensemble du texte — visions et auditions —, exploration de moments très fugitifs et que nous gommons, pour apprécier pleinement les bouleversements, légers ou violents, apportés à nos manières de voir et d’entendre — parce que c’est ainsi qu’ « On voit c’qui se noue » pour citer ce que "la voix dit" pour clore le livre.

 

Pierre Le Pillouër, Ça et pas ça, Le bleu du ciel, 2015, 15 €. Cette recension a été publiée par libre-critique : http://www.libr-critique.com/ le 18 juin 2015.

 

  

 

30/06/2015

Brume du matin

Brume du matin.jpg

Brume au-dessus de la vallée

 

DSC_0001.JPG

Brume sur la forêt

 

DSC_0063.JPG

Brume en Aveyron

29/06/2015

Gerard Manley Hopkins, Carnets-Journal-Lettres

Gerard-Manley-Hopkins--009.jpg

Les arbres sont connus

 

Par ce qu’ils portent, mais moi —

 

Ma sève est scellée,

 

Et sèche ma racine.

 

 

 

Si je ne puis avoir

 

Une vie intérieure

 

(Sinon pour fauter)

 

Ni produire de fruits

 

Cela doit être que

 

Je n’aime pas.

 

Est-il quelqu’un

 

Pour me prouver

 

Que j’ai mal raisonné ?

 

Car si je me condamne

 

Je ne perds pas confiance

 

S’Il m’éprouvait

 

Et me sondait

 

Ne trouverait-il pas (ce qui pourtant

 

Doit être là

 

Dissimulé derrière).

 

 

 

Gerard Manley Hopkins, Carnets-Journal-Lettres,

                                    traduits et présentés par Hélène Bokanowski

 et Louis-René des Forêts, Bibliothèque, 10/18,

 

 1976, p. 60.

 

28/06/2015

Alberto Giacometti, Écrits

                             Giacometti04.jpg

Paysage ! Paysage ! Ciel du matin, ciel du soir toujours doré là-bas au fond. Ah ! Comment dire ? On ne peut pas dire, il faut les peindre les grands ciels liquides et les avoir et les a r b r e s ! les arbres ! les arbres !

 

Depuis quinze jours j’essaie de faire des paysages. Je passe toutes les journées devant le même jardin, les mêmes arbres et le même fond. J’ai vu ce paysage la première fois le matin, brillant de soleil, les arbres couverts de fleurs, et dans le fond, très loin, les montagnes couvertes de neige. C’est ça que je voulais peindre mais depuis le ciel est moins clair, il pleut souvent, les montagnes je ne les vois plus depuis quinze jours, les fleurs sont fanées, les blanches et les lilas, et je continue mes paysages jusqu’à la nuit. Chaque jour je vois un peu plus que je ne vois presque rien et je ne sais plus du tout comment, par quel moyen, je pourrais mettre sur la toile quelque chose de ce que je vois. Tout espoir de rendre la vision du premier jour est disparu mais cela m’est assez indifférent. Ce paysage ne devait être qu’un commencement. C’est celui que j’ai tout le temps sous les yeux devant la porte de mon atelier, j’en ai vu beaucoup d’autres dans les environs que je voulais faire aussi, un je l’ai commencé un jour.

 

Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1990, p. 202.