25/08/2015
Velimir Khlebnikov, La création verbale
I et E, Récit de l’âge de pierre
1
— Où est-elle I ?
Au plus profond des bois
Nous lassons vainement
nos voix.
Nous appelons I,
mais elle n’est pas,
la famille se lamente.
Déjà la frange de l’aurore
éveille toute vie,
les sommeils des vivants.
2
Une branche
craque
au passage de l’écureuil leste.
Le scarabée
s’étonne
dormant sur l’onde.
Les enfants de l’onde rient,
secouant leur tête,
leurs épaules menues se profilent,
et dans l’air tourbillonnent,
titillent, stridulent
et volent dans leur chanson vive les sauterelles.
3
— Ô, dieu du fleuve,
ô, père de l’onde !
les vieillards
viennent t’implorer.
Que l’homme rapporte du saumon
de bon poids, à la peau noire.
Aïeul aux cheveux blancs, nous te prions,
appuyés sur notre massue.
Fais en sorte que, brisant leur course,
les cerfs tombent, atteints par nos flèches.
Nous te conjurons
à genoux.
[...]
Velimir Klebnikov, La création verbale, traduit du
russe par Catherine Prigent, Christian Bourgois,
1980, p. 99-100.
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24/08/2015
Roger Gilbert-Lecomte & René Daumal, Correspondance 1924-1933
à René Daumal, à Roger Vailland
Le célèbre As-truc fait tomber de son ample chevelure verte le petit pou apprivoisé qui répondait à l’épithète homérique et bien méritée de Tutute. L’As-truc partageait sa maigre pitance avec son petit pou. Pour se mettre en appétit, tout deux se gaussèrent d’abord comme de vraies petites saucisse en contemplant l’expression d’hébétude réjouie, et d’ahurissement folichon qui caractérisait l’œuf à la coque (d’acier) qu’on leur servait. Puis ils durent subir l’interview d’un gynécologue dont la queue, la fonction créant l’organe, s’était développée en palette natatoire. Le digne homme de science ne pouvait parvenir à s’expliquer que la chevelure de l’As-truc fût verte quand le pou Tutute y habitait et qu’elle fût couleur de cuisse de nymphe enrhumée dans toutes les autres circonstances graves de la vie. Pour lui permettre de comprendre le phénomène l’As-truc lui fit l’apologue suivant : « Dans les narines d’une honnête clarinette habitaient 27 Topinambours fantômes... » et joignant le geste à la parole l’As-truc et le pou Tututte se ruèrent sur le gynécologue distingué qu’ils décortiquèrent vivant puis dévorèrent goulûment. Moralité : n’urinez jamais le long d’un agent de police.
Roger Gilbert-Lecomte & René Daumal, Correspondance 1924-1933, texte établi, annoté et postfacé par Billy Dranty, Ypsilon, 2015, p. 81-82.
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23/08/2015
Nelly Sachs, Départ au désert
Départ au désert
Quitter soudain
la table du repas
et sans autre arme que son corps
s’en aller là-bas où les hyènes rient
Rendre visite aux pierres
qui se levèrent aussi un jour
pour revêtir la raideur de millions d’années
Tendre l’oreille pour épier
la faible plainte enfantine
au sein des sources cachées
qui veulent jaillir au monde
pour désaltérer les langues d’étoiles assoiffées —
le zodiaque des langues
qui lapent la lune opaline
et perdent tout leur sang
dans le frémissant rubis du soleil
Se lever soudain de table
s’enfoncer dans la racine de minuit
laisser un éclair fulgurant
déchirer notre poussière
Voir devant soi dans les sables du désert
le mirage vert des flammes végétales
la blancheur insoutenable des secrets dévoilés
la prière qui se déverse par les jointures de la mort
et les neiges éternelles de la rédemption —
Nelly Sachs, traduit de l’allemand par
Barbara Agnese, dans Europe, "Henri Heine",
"Nelly Sachs", août septembre 2015, p. 207-208.
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22/08/2015
Edward Estlin Cummings, L'Énorme chambrée
Une galerie de portraits
[...] l’Instituteur.
Un petit vieillard fragile dans un pantalon terriblement grand. Quand il marchait, de son pas inquiet, apeuré, ce pantalon faisait les plis les plus saugrenus. Dans la cour, s’il s’appuyait contre un arbre — avec une vieille, très vieille pipe, fragile elle aussi, qui sortait de sa poche — son col , trop grand de trois bonnes tailles, jaillissait de telle sorte que son cou desséché paraissait aussi effilé que la cravate blanche qui flottait sur une chemise à la hauteur du col. Il portait par tous les temps une veste qui lui arrivait au-dessous des genoux : il avait dû l’avoir en héritage, en même temps, d’ailleurs, que les genoux. Quand l’Instituteur s’asseyait tranquillement pour écrire à une petite table à trépieds dans l’Énorme Chambrée, une énorme plume emportant sa faible main osseuse, les vastes épaules de sa veste pointaient, comme des ailes, de part et d’autre de ses coudes. Sa casquette, démesurée elle aussi, était munie d’un petit bouton comme une tête de clou ; c’était à croire que cette vieille marionnette avait perdu sa pauvre tête grise, et que pour la réparer on avait tout bonnement cloué la tête sur le cou — sa place normale après tout.
Edward Estlin Cummings, L’Énorme chambrée, traduit de l’américain par D. Jon Grossman, Christian Bourgois, 1978, p. 113.
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21/08/2015
Edward Estlin Cummings, Érotiques
dame est couverte
de fleurs
ses pieds sont effilés
formés chacun de cinq fleurs sa cheville
est une minuscule fleur
les genoux de ma dame sot deux fleurs
Ses cuisses sont de vastes et fermes fleurs de nuit
et exactement entre
elles endormie intensément
est
la fleur soudaine d’une totale stupéfaction
une dame couverte de fleurs
est un jardin d’ivoire.
Et la lune est un jeune homme
que je vois régulièrement autour du crépuscule
entrer dans le jardin et sourire
en lui-même.
Edward Estlin Cummings, Érotiques, traduit et
présenté par Jacques Demarcq, Seghers, 2012,
p. 75.
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20/08/2015
Edward Estlin Cummings, Paris
plus
pâle
que tous les pourquois
tapis
entre tes omoplates découvertes. — Voici
venir un solide gaillard en sarrau
de l’autre côté de la fenêtre, touchant les becs
de gaz un à un de sa canne
magique (au bout de laquelle une boule
de feu bouillonne enthousiaste)
vois
là et là ça explose
silencieux en crocus d’éclats. (Cela fait bien assez
de vie pour toi. Je comprends. Une fois
encore...) glissant
un peu plus bas ; embrasse-moi de ton corps soudain
incurvant de complètes questions chaudes
Edward Estlin Cummings, Paris, traduit de l’anglais et présenté par
Jacques Demarcq, Seghers, 2014, p. 33.
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19/08/2015
Cummings, font 5
en dépit de tout
ce qui respire et bouge, puisque le Destin
(de ses très longues mains blanches
arrangeant chaque pli)
lissera entièrement nos esprits
— quand de quitter ma chambre
je me retourne, et (me penchant
dans le matin) j’embrasse
cet oreiller, chérie
où nos têtes ont vécu, ont été
Cummings, font 5, traduction et postface
de Jacques Demarcq, 2011, p. 81.
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18/08/2015
Cummings, 95 poèmes
72
je veux bien que la vie
ne vaille de mourir, si
(et quand) les roses se plaignant
que leurs beautés sont vaines
mais pour l’espèce humaine
juger toute mauvaise graine
une rose, les roses (j’en suis
sûr) aussitôt sourient
Cummings, 95 poèmes, traduit
et présenté par Jacques Demarcq,
Points/Seuil, 2006, p. 105.
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17/08/2015
Cummings, No Thanks
10
petit homme
(à tout allure
pris d’une énorme
inquiétude)
halte arrête oublie du calme
attends
(petit enfant
qui as tenté
qui as échoué
qui a pleuré)
couche-toi bravement
et dors
grande pluie
grande neige
grande lune
grand soleil
(pénètrent
en nous)
Cummings, No Thanks, NOUS,
traduit et présenté par Jacques
Demarcq, 2011, np.
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16/08/2015
JUles Renard, Journal
Formules pour accuser réception des livres :
— Voilà un livre qui est bien à vous, cher ami, et je suis heureux de vous le dire.
— Merci ! J’emporte votre livre à la campagne. Je le lirai sous les arbres, au bord de l’eau, dans un décor digne de lui.
Il n’y a aucune différence entre la perle vraie et la perle fausse. Le difficile, c’est d’avoir l’air désolé quand on casse ou qu’on perd la perle fausse.
L’homme vraiment libre est celui qui sait refuser une invitation à dîner, sans donner de prétexte.
Lis toutes les biographies des grands morts, et tu aimeras la vie.
Comme on serait meilleur, sans la crainte d’être dupe !
Jules Renard, Journal, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Pléiade / Gallimard 1961, p. 292, 294, 300, 302, 313
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15/08/2015
Murasaki-Shikibu, Poèmes
D’un homme qui, las d’avoir frappé ma porte, s’en était retourné, le lendemain, au matin :
Fût-ce sur les bords
de la mer occidentale
balayée des vents
a-t-on jamais vu la grève
aux vagues inaccessibles ?
En réponse à ces reproches :
Retournée chez elle
peut-être comprendra-t-elle
qu’elle s’est lancée
à l’assaut d’un rude écueil
la frivole vaguelette
Au retour de l’an, comme l’on me demandait si ma porte était désormais ouverte :
De qui rossignol
a-t-il donc en ce printemps
hanté la demeure
pour ainsi se présenter
au logis voilé de brume
Murasaki-Shikibu, Poèmes, traduction du japonais par René Sieffert, P. O. F, 1986, p. 47.
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14/08/2015
Eugène Sawitzkaya, Fraudeur
Les champs secs ou le parc brumeux.
Il a toujours aimé l’eau mais adore le grattement du chaume contre ses chaussures, l’odeur et le chant des tuyaux de paille dorée. D’un côté la croupe argileuse, de l’autre le limon d’une rivière er de son affluent. Entre deux fossés, remblais de terre herbeuse, un chemin creux ancien comme le village dont il s’éloigne. Entre deux haies d’ifs, une allée vers le château qu’il laisse pour demain, pour plus tard. Plus tard les jeunes filles aux jambes nues sur la pelouse descendant vers l’étang. Aujourd’hui, préfère l’ornière au fond de laquelle se tapit le lièvre au poil clair quand le vent du nord souffle transportant le vacarme d’un train de marchandises.
Un été torride, le parc ouvrait ses grilles et le garçon suivit le ruisseau d’eau pure et vit le poisson d’or nageant sur un fond de coquilles vides blanches comme nacre ou onyx. Ce poisson avait la forme et la délicatesse d’un pied d’enfant ; ses nageoires s’agitaient comme des voiles d’un mouvement régulier et souple. Le poisson nageait contre le courant, se déplaçait latéralement, se couchait sur le flanc, actif et lumineux
Eugène Sawitzkaya, Fraudeur, éditions de Minuit, 2015, p. 58-59.
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13/08/2015
Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour
(1936)
23 avril 1934
Cette femme dont je suis amoureux et moi, nous suivons notre histoire dans une publication hebdomadaire illustrée destinée aux enfants. Chaque semaine, nous achetons un fascicule et, dans les petits blocs de textes comme dans la suite d’images qu’ils commentent, nous trouvons décrit tout ce que nous ferons.
8-9 mai 1934
Le même très jeune femme et moi, nous nous résentons dans une école, sans doute pour en devenir les élèves. C’est une villa avec jardin. On nous introduit dans une sorte de paillotte circulaire à toit conique (telle que j’en ai vu au Soudan) : chenil où des bêtes de toutes races sont couchées dans la paille. Un portier ( ?), probablement nègre, en uniforme et coiffé d’une casquette de marine, nous dit que c’est là que nous habiterons. Nous devons coucher sous les chiens.
Michel Leiris, Nuits sans nuit et quelques jours sans jour, Gallimard, 1961, p. 116 et 117.
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12/08/2015
Catherine Pozzi, Poèmes
Infusoire, infusoire,
Viens te poser sur ma main.
Tu me diras le chemin
De la gloire.
Sous le soleil illusoire
Du havre laboratoire,
Ha, dirige ta nageoire
Vers mon transparent destin.
Sois mon serin, mon carlin,
Mon béguin enfin bénin
Sois ma dernière victoire
Infusoire !
Catherine Pozzi, Poèmes, édition
Claire Paulhan et Lawrence Joseph,
Poésie/Gallimard, 2002, p. 78.
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11/08/2015
Jean-Louis Giovannoni, Journal d'un veau
Je n’ai pas honte de le dire : je ne veux pas que ma viande soit blanche. Je ne supporterais pas la moindre coloration interne. Tous ceux qui m’entourent ont beau faire les fiers-à-bras, les m’as-tu-vu, leur rêve secret, c’est l’immaculé de la chair. N’est-ce pas la seule façon de rendre hommage à nos maîtres ? Eux qui s’usent au travail pour nous permettre d’atteindre cette beauté : une viande blanche, ferme et légèrement rosée. Ce teint délicat fait ressortir la santé et la joie qui nous transportent. Comme le rose aux joues, si beau, si recherché sur le visage des petits d’homme. Moi, c’est dedans que je veux afficher cettesanté visible. La carnation du visage, nous la portons à même la chair, au plus profond. On nous désire pour cela. Il n’est pas facile de soutenir une telle constance. Un rien, le moindre faux pas alimentaire, et ce sont des jours d’efforts, de restriction avant de retrouver un visage de lait. Certains humains arrivent à une blancheur égale à la nôtre, mais est-ce vraiment naturel ?
Jean-Louis Giovannoni, Journal d’un veau, roman intérieur, éditions Léo Scheer, 2005, p. 23-24.
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