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26/01/2016

Raymond Queneau, Battre la campagne

 

       

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L’instruction laïque et obligatoire

 

Le semeur qui semait se trouve pris d’angoisse

car le soleil se tient bien haut sur l’horizon

de longues heures à sillonner les sillons

avant que cette étoile à l’ouest ne disparaisse

 

Le semeur qui semait se trouve pris d’angoisse

ll s’arrête et se dit à quoi bon à quoi bon

j’aurais bien mieux fait de me casser le citron

pourquoi donc fallut-il que point ne m’instruisisse

 

Le semeur qui se meurt se trouve pris d’angoisse

il n’a plus de temps pour avoir de l’instruction

et savoir s’il eut raison de dire à quoi bon

 

Le semeur qui se meurt redevient philosophe

il reprend son chemin à travers les sillons

en distribuant son grain pour une autre moisson

 

Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard,

1968, p. 173.

 

 

 

 

 

25/01/2016

Raymond Queneau, Courir les rues

 

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   Changement de régime

 

Entre haricots verts et pomm’frites

ah qu’il hésite ah qu’il hésite

il préfèrerait du boudin

non ! non ! gronde son médecin

 

les restaurateurs attristés

par les soucis d’obésité

regrettent les gouttes anciennes

les gouttes du temps de Carême

ou du grand roi Louis le Quatorzième

ou celles des films de Charles Chaplin

tarte à la crème tarte à la crème

Kléber Colombes guide Michelin

dans les romans naturalistes

on voyait des messieurs très tristes

se ravager leur estomac

en consommant chaque jour les plats

d’un bouillon éclairé au gaz

 

les moralistes actuels

ne veulent pas avoir pitié

de ceux qui s’obstinent à manger

 

Raymond Queneau, Courir les rues,

Gallimard, 1967, p. 77.

 

 

24/01/2016

Fernando Pessoa, Pour un ''Cancioneiro"

 

        fernando pessoa,pour un cancioneiro,écrire,imagination,rêve,sensation

On dit que je feins ou mens

Tout ce que j’écris. Mais non,

Moi, simplement, je sens tout

Avec l’imagination.

Je ne me sers pas du cœur.

 

Tout ce que je rêve ou éprouve,

Ce qui me manque ou m’accomplit,

est comme une terrasse

Sur autre chose encore.

C’est cette chose qui est belle.

 

C’est pourquoi j’écris au milieu

De ce qui n’est pas à côté,

Délivré de tous mes émois,

Sérieux de tout ce qui n’est pas.

Sentir ? C’est au lecteur de sentir !

 

Fernando Pessoa, Pour un ‘’Cancioneiro’’,

traduction Patrick Quillier, dans Œuvres

poétiques, Pléiade / Gallimard, 2001, p. 176.

23/01/2016

André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein recension

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   Alain Veinstein a souvent rencontré André du Bouchet avant de se décider à l’interroger sur sa poésie ; comme il l’écrit dans l’avant-propos, « L’intensité vécue dans mes lectures et nos rencontres, j’ai voulu la partager à la radio ». Les dix entretiens qu’il a réunis, à l’exception de trois pour des journaux, ont été conduits, de 1979 à novembre 2000 (André du Bouchet est mort le 19 avril 2001), pour France Culture.

   André du Bouchet a peu commenté la poésie, surtout celle de Reverdy, lu dès son retour des États-Unis en 1948 (où sa famille juive avait dû s’exiler) et dont la poésie lui semblait représenter un « équilibre parfait ». Il a aussi écrit à propos de Baudelaire : sa lecture, dans l’entretien qui ouvre le livre, apprend beaucoup sur ses propres conceptions et pratiques. Baudelaire se serait appliqué à fixer ce qui échappe « à la possibilité de toute expression », et c’est bien également ce que tente du Bouchet. Il s’efforce en effet d’exprimer ce qui déborde le temps, sans cependant être détaché du réel : c’est qu’il y a dans le langage quelque chose qui n’appartient pas à un moment donné. La poésie n’est pas dans un rapport de dépendance par rapport au réel — le poème est le réel, ce que signifie la métaphore « les mots sont debout » —, pas plus qu’elle n’est jeu comme le voulaient la pratique surréaliste ou, plus récemment, l’Oulipo.

   Pour du Bouchet, la poésie est le réel notamment parce qu’elle est « tournée vers soi », et c’est pourquoi le lecteur peut rejoindre celui qui écrit : « Vous êtes présent à l’acte de lire, qui vous renvoie à vous-même ». La lecture n’est en effet possible qu’à la condition de faire « confiance aux mots », de faire comme si était engagée et poursuivie une conversation avec quelqu’un. Par ailleurs, la poésie représente par rapport à la réalité vécue une activité de langage « incongrue, inassimilable », parce qu’expression de l’individu dans une société où seule a une valeur la parole collective. L’opposition est d’autant plus marquée que, pour du Bouchet, tout est dans « l’éboulement », la « destruction accélérée », notamment pour ce qui est l’usage de la langue.

   La lecture, comme la contemplation d’un tableau, peut être une manière de se mettre, provisoirement, à l’écart, de se protéger « du fracas » ; ce n’est en rien ce qu’implique l’écriture de la poésie où, par le mot, il s’agit « d’être en rapport un instant avec ce qui est en dehors du mot ». Que peut-on atteindre ? Du Bouchet introduit une comparaison avec le jour : il est toujours nouveau mais c’est cette réitération qui nous échappe ; il y a comme un nœud qui ne cesserait pas de se dénouer. Aussi entretient-il par l’écriture un « rapport d’éveil » avec la langue, donc de rupture. Autrement dit, le sens des mots est toujours « au futur, mobile, mouvant à l’infini » chaque fois que l’on en change le contexte, et cette variation conduit à ce que les mots « se requalifiant sans cesse, la conscience critique, qui déloge sans cesse les mots, va de pair avec la notion même de poésie ».

   Cette mouvance du sens des mots devient plus que perceptible lorsque l’on se mêle de traduire, et du Bouchet a traduit Celan (avec le poète, qui lui-même a traduit du Bouchet en allemand), Joyce, Mandelstam ; ce qui importe n’est pas ce que les mots ‘’veulent dire’’ mais ce qu’ils disent ; il s’agit chaque fois d’une transposition, écrit-il, « dans l’inaccessible qu’est pour moi le français [...] inaccessible, comme on est inaccessible à soi ». Une démarche analogue se retrouve dans les écrits sur quelques peintres (Tal-Coat, Giacometti, Bram van Velde, de Staël), les tableaux n’étant pas des choses à déchiffrer, à saisir, mais « dont on veut se ressaisir » : dire une expérience, la présence qui s’est imposée, et non prétendre remplacer la peinture par des mots. Les tableaux aident à réfléchir, pour qui a son propre chemin. La voie suivie par du Bouchet a été d’un travail continuel pour parvenir à établir un rapport juste avec le français, « la langue du rapport à soi, avec tout ce qui est de l’ordre du muet » — il faut se souvenir que du Bouchet a fait ses études aux États-Unis. Travail aussi dans l’édition même des poèmes : les blancs dans la page rompaient avec la répétition rythmique de la versification, mimaient l’alternance de la parole et du silence. Dans les premiers livres s’est manifestée aussi l’utopie d’un livre sans commencement ni fin, par l’abandon de la pagination.

On suivra aussi dans les entretiens la pratique, très tôt, des notations sur des carnets ; les notes, toujours hâtivement prises, n’étaient pas pour se souvenir (en ce sens, elles ne constituent pas un journal, comme par exemple le Carnet de notes de Pierre Bergounioux), mais empêchent quelque chose de rester dans l’insignifiance et elles deviennent, parfois, un matériau pour un poème à l’occasion d’une relecture. On suivra encore la relation de du Bouchet au fait d’écrire — beaucoup de livres écrits ? « C’est là, peut-être, la pauvreté d’une vie » — et aux livres : il en gardait peu, « c’est un passé qui encombre »... Et l’on réfléchira à sa réponse sur le rôle de la poésie : « Elle n’a jamais eu de rôle, et c’est ce qui en fait de la poésie. »

André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein, L’Atelier contemporain / INA, 2015, 128 p., 20 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 3 janvier 2016.

 

 

22/01/2016

Ciels de décembre

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ciels de décembre

ciels de décembre

21/01/2016

Michel Leiris, À cor et à cri

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   Que le discours même le plus sensé soit incapable d’imposer silence aux méchants dont les agissements ensanglantent notre planète et, même à froid, vont à l’encontre de la justice la plus élémentaire, cela ne dévalorise-t-il pas toute forme de parole et n’incite-t-il pas tout simplement à se taire, sans que — ressort autre que l’idée trop utopique de moraliser, prêcher ou chapitrer — la réflexion sur ce qu’on peut attendre encore de la parole devienne prétexte à un autre discours. Me borner, donc, aux demandes et réponses qu’exige la vie telle qu’elle est et me garder d’ajouter à ce strict nécessaire sans relief ni visage d’élégants exercices de funambule... Mais dans quel vide intolérable m’abîmerais-je, antennes coupées, si je tenais ma langue à ce point ? Littérairement me taire : je pourrais dire aussi bien « me terrer » voire « m’enterrer ».

 

Michel Leiris, À cor et à cri, Gallimard, 1988, p. 95.

20/01/2016

Germain Nouveau, Valentines

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                Amour

 

Je ne crains pas les coups du sort,

Je ne crains rien, ni les supplices,

Ni la dent du serpent qui mord,

Ni le poison dans les calices,

Ni les voleurs qui fuient le jour,

Ni les sbires ni leurs complices,

Si je suis avec mon Amour.

 

Je me ris du bras le plus fort,

Je me moque bien des malices,

De la haine en fleur qui se tord,

Plus caressante que les lices ;

Je pourrais faire mes délices

De la guerre au bruit du tambour,

De l’épée aux froids artifices,

Si je suis avec mon Amour.

 

Haine qui guette et chat qui dort

N’ont point pour moi de maléfices ;

Je regarde en face la mort,

Les malheurs, les maux, les sévices ;

Je braverais, étant sans vices,

Les rois, au milieu de leur cour,

Les chefs, au front de leurs milices,

Si je suis avec mon Amour.

 

                   Envoi

 

Blanche amie aux noirs cheveux lisses,

Nul dieu n’est assez puissant pour

Me dire : « Il faut que tu pâlisses »,

Si je suis avec mon Amour.

 

Germain Nouveau, Valentines, dans Lautréamont,

Germain Nouveau, Œuvres complètes, Pléiade /

Gallimard, 1970, p. 665.

19/01/2016

Jules Supervielle, La Fable du monde

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 L’enfant et la rivière

 

De sa rive l’enfance

Nous regarde couler :

« Quelle est cette rivière

Où mes pieds sont mouillés ;

Ces barques agrandies,

Ces reflets dévoilés,

Cette confusion

Où je me reconnais,

Quelle est cette façon

D’être et d’avoir été ?

 

Et moi qui ne peux pas répondre

Je me fais songe pour passer aux pieds d’une ombre.

 

Jules Supervielle, La Fable du monde, dans

Œuvres poétiques complètes, Pléiade / Gallimard,

1996, p. 389-390.

17/01/2016

Raymond Roussel, L'Âme de Victor Hugo

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             L’Âme de Victor Hugo

 

   Une nuit je rêvai que je voyais Victor Hugo écrivant à sa table de travail, et voici ce que je lus en me penchant par-dessus son épaule :

 

             Mon âme

                   I

 

Mon âme est une étrange usine

Où se battent le feu, les eaux...

Dieu sait la fantastique cuisine

Que font ces immenses fourneaux.

 

C’est une gigantesque mine

Où sonnent des coups de marteaux ;

Au centre un brasier l'illumine

Avec des bords monumentaux ;

 

Un peuple d’ouvriers grimace

Pour sortir de ce gouffre en feu

Les rimes jaillissant en masse

Des profondeurs de son milieu ;

 

Avec les reflets sur leur face

Du foyer jaune, rouge et bleu,

Ils saisissent à la surface

Les vers déjà formés un peu ;

 

Péniblement chacun soulève

Le sien, avec sa pince en fer,

Et, sur le bord du puits, l’achève

En tapant dans un bruit d’enfer.

 

Quelquefois une flamme brève

Plus ardente, comme un éclair,

Va tellement haut qu’elle crève

La voûte sombre, tout en l’air.

 

[...]

Raymond Roussel, Nouvelles Impressions

d’Afrique, suivies de L’Âme de Victor Hugo,

Alphonse Lemerre, 1932, p. 241-243.

 

Gaspara Stampa (1523-1554), Poèmes

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   Pleurez, dames, et toi amour, pleurez ensemble,

car il ne pleure pas celui qui tellement

me blessa, que bientôt mon âme va quitter

     ce corps supplicié !

 

   Et si jamais cœur noble et sensible exauça

les ultimes soupirs d’une voix qui s’éteint,

lors, par vos soins, ma sépulture portera

     la cause de mes peines.

 

   « Un grand amour trop mal aimé fut le malheur

de ma vie, et j’en suis morte. Ici repose

     l’amoureuse la plus fidèle du monde.

 

   Tes prières, passant, pour qu’elle dorme en paix,

victime qui t’enseigne à ne point t’attacher  

     à cœur cruel toujours insaisissable. »

 

   Piangete, donne, e con voi pianga, Amore,

poi che non piange lui, che m’ha ferita

si, che l’alma farà tosto partita

da questo corpo tormentato fuore.

 

   E, s emai da pictoso e gentil core

l’estrema voce altrui fu essaudita,

dapoi ch’io sarò lorta e sepelita,

scrivete la cagion del mio dolore :

 

   « Per amar molto ed esser poco amata

visse e morì infelice, ed or qui giace

la più fidel amante che sia stata.

 

   Pregale, viator, riposo e pace,

od impara da lei, si mal trattata,

a non seguir un cor ceudo e fugace. »

 

Gaspara Stampa, Poèmes, traduction Paul Bachmann,

Poésie / Gallimard, 1991, p. 105 et 104.

16/01/2016

Reinhardt Priessnitz, 44 Poèmes :recension

 

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Une leçon de lecture

   En France, parler de poésie en langue allemande, quand il s’agit de la poésie écrite après 1945, c’est d’abord parler de Celan, parfois d’Ingeborg Bachman que l’on associe à Celan, moins de Hans Magnus Enzenberger, rarement de Rose Ausländer, de Hilde Domin, d’Erich Fried, de Johannes Bobrowski ou de Paul Hucher, pour ne citer que quelques noms. Aucun n’est dans un courant auquel appartient Priessnitz, c’est peut-être pourquoi il est quasiment inconnu en France, sinon de quelques germanistes ; la publication de son œuvre est bienvenue, représentant une des traces importantes de ce qu’ont été les recherches dans la poésie allemande d’après-guerre. Cette édition fait suite à celles en 2012 de Retour à l’envoyeur d’Ernst Jandl (1925-2000) et en 2013 de Poèmespoèmes d’Oskar Pastior)(1). Par leurs recherches formelles, la traduction de ces trois poètes pose des problèmes redoutables ; Alain Jadot (avec le renfort de Christian Prigent pour Jandl) a su quand c’était nécessaire transposer, notamment, les jeux phoniques des uns et des autres, jeux que l’édition bilingue permet d’apprécier.

   Il faut lire et relire la préface de Prigent (et aller lire aussi celle écrite pour Poèmespoèmes de Pastior) qui situe précisément « l’ambiance de dissidence sociale et d’inventivité formelle » dans laquelle a vécu Priessnitz (1945-1985). Comme d’autres, il a écrit contre ce qu’a été « le massacre de toute langue vivante et de toute pensée libre » pendant le nazisme, contre la société de consommation, contre la disparition de la singularité de la langue, contre le lyrisme toujours convenable inscrit dans la tradition — choix qui, dans un contexte différent, ne sont pas étrangers à l’aventure, à peu de choses près parallèle, du groupe autour de TXT (revue née en 1969 avec Prigent, Steinmetz, Verheggen). Prigent ne se contente pas de décrire précisément ce que fut l’expérimentation du poète autrichien, il insiste sur son travail pour « former des formes capables de répondre de façon adéquate à la violence de l’expérience qui pousse à écrire. »

   Personne n’écrit sur une table rase. Priessnitz cite parodiquement Richard iii de Shakespeare (« Mon royaume pour un cheval »), avec « qu’un cheval soit mon empire », à partir de quoi viennent des mots relatifs au cheval croisés avec des mots liés à l’oiseau (« que ton coup d’aile, soit celui de mon sabot »). Dans un autre poème où NO (= non) est présent en majuscules dans un grand nombre de mots, c’est le monologue de Nora dans l’Ulysse de Joyce qui est évoqué. Plus généralement, des formes de la tradition sont reprises : un poème en quatrains, un autre en strophes régulières de sept vers, ou en strophes de trois vers chacune suivie d’un refrain qui se donne pour tel : « & retour toujours ». On lira aussi un poème écrit avec deux rimes et reprises de quelques mots, un poème rimé — trois strophes de huit vers — titré ‘’stances’’, qui conteste la vertu de sa régularité en rappelant « la venteuse vérité contenue dans tout écrit ». À une ballade en strophes de deux vers succède une « ballode » de même forme mais qui accumule lettres et sons, « mrtnmrtn mrtn fta fta ».

   On l’aura compris, une forme connue n’est présente que pour être interrogée ; il en est de même de toute thématique classique. Le motif du ciel sombre en accord avec le moi est un lieu commun du lyrisme, il est ici brisé par la présence d’un mot suscrit (traduit par « une frange flottant tant au vent ») et une manière de bégaiement, mehrere, ‘’plusieurs’’, devenant mehrererere. Mais les atteintes aux formes admises de la poésie sont régulièrement plus violentes ; une partie d’entre elles appartiennent aujourd’hui à l’histoire de la poésie — ce qui n’empêche pas qu’elles soient toujours mal reçues — et il faut se souvenir que Priessnitz a écrit les 44 poèmes entre 1964 et 1978. Relevons la multiplication des parenthèses dans un poème, l’esperluète (&) à la fin d’un vers reprise au début du suivant, les coupes à la rime impossibles : « zwei / g » [‘’ram / eau’’], la répétition d’une lettre : « eeeee       (e) » ou d’un mot : « und und und undund und und » [et et et etet et et], l’emploi de mots valises : « vorrüberrollen » [provisoiroulement], le collage de plusieurs mots : « oder wasweißeinfremder was oder » [ou questcequilensaitlui ou quoi] ; etc.

   On comprend qu’il s’agit d’introduire le désordre dans le bien dire et Priessnitz introduit souvent dans son écriture des pratiques étrangères, habituellement, à la poésie. Les lettres d’un poème sont à demi effacées, comme s’ils avaient été dactylographiés avec une machine au ruban fatigué ; dans un poème présenté manuscrit la notation musicale de la noire remplace le ‘’o’’ ; un poème est raturé, un autre rayé d’un trait. Retenons encore l’usage régulier de l’allitération et le dérèglement de la syntaxe, et même souvent l’abandon du texte : des mots sont écrits en croix entretenant deux à deux une relation phonique : « napf — nabe, kopf — knospe ». Mais l’atteinte la plus lisible à l’ordre réside, me semble-t-il, dans la multiplication des anagrammes, évidemment intraduisibles (Le traducteur propose à chaque fois une adaptation) ; un poème en contient toute une série, annoncée par le titre, « schlafe, falsche, flasche » et ces anagrammes ont toujours un sens ; ainsi celes de l’un des derniers poèmes : « — lage ? — nebel ! — leben ? — egal ! », littéralement « — situation ? — brouillard ! — vivre ? — peu importe ! »(2).

   Qu’on ne s’y trompe pas, s’il y a violence faite à la langue, c’est bien comme l’analyse Prigent que « les poèmes de Priessnitz miment les façons dont le monde nous affecte ». Quand les allitérations s’accumulent dans des vers (restituées dans la traduction), vient une question : « tous les sirops, sèves, sucs, / sauces suaves et harissa : est-ce ça le sens ? » ; et répondre, c’est dire qu’il faut écrire « le fracassé, l’enfilé, la fêlure », l’éparpillement de ce qui est devant nous. Ainsi un poème reprend le vocabulaire de la ballade qui le précédait (ciel, neige, flocons, coq, etc.), mais ‘’verre’’ est transformé :

je fonce tel un coq écorché vers un rêve

où s’époumone une poule : c’est mon ode d’antan ;

mais son brio me semble là si minable,

que le ciel s’abat sur moi en éclats de vers.

 

Reinhard Priessnitz, 44 poèmes, Poésie complète, édition bilingue, traduction d’Alain Jadot, préface de Christian Prigent, NOUS, 2015, 160 p., 18 €. Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 23 décembre 2015.

 

  1. Les trois auteurs sont publiés par les éditions NOUS, Jandl et Priessnitz dans la collection grmx dirigée par Yoann Thommerel —‘’gmrx’’, sigle de la revue Grumeaux qu’il a fondée.
  2. Alain Jadot préfère garder l’anagramme avec une adaptation : « - l’âge ? — né bel ! — le ben ? — égal ! ».

15/01/2016

Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres II, 1941-1956

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                                          Lettre à Georges Duthuit, 11/08/ 1948

   L’erreur, la faiblesse tout au moins, c’est peut-être de vouloir savoir de quoi l’on parle. À définir la littérature, à sa satisfaction, même brève, où est le gain, même bref ? De l’armure tout ça, pour un combat exécrable. Je crois savoir ce que vous ressentez, acculé à des jugements, même suggérés, seulement, chaque mois, enfin régulièrement, arrachés de plus en plus difficilement à des critères haïs. C’est impossible. Il faut crier, murmurer, exulter, intensément, en attendant de trouver le langage calme sans doute du non sans plus, ou avec si peu en plus. Il faut, non, il n’y a que ça apparemment, pour certains d’entre nous, que ce petit bruit de hallali insensé, et puis peut-être le débarras d’au moins une bonne partie de ce que nous avons cru avoir de meilleur, ou de plus réel, au prix de quels efforts, et peut-être l’immense simplicité d’une partie au moins du peu redouté que nous sommes et avons.

 

Samuel Beckett, Les années Godot, Lettres II, 1941-1956, Gallimard, 2015, p. 186.

14/01/2016

Jean-Paul de Dadelsen (1913-1957), Gœthe en Alsace

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                                Je vous aime ...

 

   Je vous aime. C’est une phrase que l’on entend parfois. Au cinéma par exemple.

   Mais qu’est-ce que ça veut dire ?

   Je dois avouer ne pas être bien certain de ce qu’elle signifie, cette petite phrase de trois mots dont chaque mot me paraît, à la réflexion, assez obscur : le mot « aime », le mot « vous » et même le mot « je ».

   Un jeune homme nommé John rencontre une jeune européenne nommée Éva. C’est le printemps et quelque part dans l’Atlantique les millions de harengs serrés en bancs commencent à pondre leurs milliards d’œufs. Éva, depuis qu’elle a découvert le parfum Mistigris, le soutien-gorge Luxur et le dentifrice Magnétic, Éva, comme disent les pages de publicité, Éva a une personnalité folle. C’est-à-dire qu’elle est assez gentille. Ils vont se marier ; le journal local dira que c’était le coup de foudre (love at first sight), ils se sont aimés depuis le premier regard, sans préciser si la foudre est tombée sur la lingerie publicitaire d’Éva ou sur la voiture grand sport de Johnnie.

   Peut-être, si les gens étaient véridiques et savaient de quoi ils parlent, pourrait-on entendre — peut-être au début de quelque civilisation encore à venir entendra –t-on en pareille circonstance des conversations sensiblement différentes, ar exemple :

— Je vous aime

— Pardon ?

— Je vous aime

  • Excusez-moi ; je ne sais si je vous comprends bien. Exactement, de quoi s’agit-il ? En effet la question se pose. Que vous veut, chère Mademoiselle, ce jeune homme de bonne famille ? « Je vous aime » peut signifier, non seulement « la situation de votre papa me plaît », ou bien « profitons des allocations familiales », mais encore, par exemple : « J’aime votre beauté, elle est flatteuse pour moi-même », ou « elle est un peu sotte, donc, elle m’admirera », ou peut-être « voilà une femme plus forte que moi » ou encore « j’en ai assez de manger au restaurant ».

 

Jean-Paul de Dadelsen, Gœthe en Alsace, Le temps qu’il fait, 1987, p. 77-78.

13/01/2016

Philippe Beck, Dans de la nature

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61.

À Anne Morin

 

Que peut bien le :

« Qui suis-je pour demander

du paradis ici ? »

dans de la nature ?

La question a voyagé

et a de la sève isolée.

Question usée est un tesson

dans de l’usure.

Si elle est plaine criante

enrouée,

alors « Qui suis-je pour... ? »

est l’énergie satirique

qui aère les morceaux de bravoure,

les « Par ici ! » archaïques

dont je canalise les rivières

en pleine cité. Comme celui

qui empoignait grammaticalement

un frêle et gracile pipeau

et marchait sur du pétrole enterré.

« Qui suis-je pour... ? »

est roucoulement de tourterelle,

bête interdite et chantant ardemment.

Les tourterelles font et refont des Oh !

« Oh ! » est l’étiquette sur la Dame qui chante.

 

Philippe Beck, Dans de la nature, Flammarion,

2003, p. 73.

12/01/2016

Apollinaire, Funérailles

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       Funérailles

 

Plantez un romarin

Et dansez sur la tombe

Car la morte est bien morte

C’est tard et la nuit tombe

 

     Dors bien dors bien

 

C’est tard et la nuit tombe

Dansons dansons en rond

La morte a clos ses yeux

Que les dévots prient Dieu

 

Dors bien dors bien

 

Que les dévots prient Dieu

Cherchons des prie-dieu

La mort a fait sa ronde

Pour nous plus tard demain

 

Dors bien dors bien

 

Pour nous plus tard demain

Plantons un romarin

Et dansons sur la tombe

La mort n’en dira rien

 

Dors bien dors bien

 

La mort n’en dira rien

Priez les dévots mornes

Nous dansons sur les tombes

La mort n’en saura rien

 

Dors bien dors bien

 

Guillaume Apollinaire, Pèmes divers, dans

Œuvres poétiques, Pléiade / Gallimard,

1965, p. 575.