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08/11/2015

Jerome Rothenberg, Journal Seneca

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                                                                   Serpent

 

Les goitres n’étaient pas fréquents dans le coin, mais sa fille en avait un. Il gonflait son cou et faisait saillir ses yeux comme ceux d’une grenouille. Un jour, il l’emmena là où il avait vu un serpent noir dans les bois. Assurément, il était là. Il dit à sa fille de ne pas bouger et il demanda au serpent de s’approcher — ce qu’il fit. Sans bouger aucunement, elle le laissa grimper le long de sa jambe et lui entourer la taille au point qu’elle avait du mal à respirer. Alors l’homme s’approcha et toucha la queue du serpent. Il ressentit son pouvoir dans sa main et il lui parla. Il lui dit que si lui, le serpent, voulait les aider, il le laisserait repartir. Après qu’il fut retombé de la taille de la fille, l’homme prit son couteau et fit une entaille circulaire à la base de la tête du serpent. Il décolla la peau, laissa tomber son couteau et tira sur la vieille peau pour la libérer. Ce soir-là, l’homme ordonna à sa fille de porter autour du cou la peau du serpent. Lorsqu’il fit sombre, elle le sentit se serrer comme pour lui broyer la gorge. Cependant, le goitre diminuait. Elle garda la peau sur elle pendant plusieurs semaine et finalement le goitre disparut. Elle ne se départit jamais de sa peur des serpents.

 

Jerome Rothenberg, Journal Seneca, traduit par Didier Pemerle, Corti, 2015, p. 65.

07/11/2015

Jean-Luc Sarré, Bardane

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Son chien l’ignore

son chat l’a quitté pour la voisine

même sa villa se gausse

lui tire une langue

haute de quinze marches

et de sa glycine qui embaume

il se sent si indigne

qu’il n’ose jouir de son ombre

 

                 *

 

Le voilà titubant dans son rôle de piéton

il l’a tenu cent fois dans cette rue

plus ou moins droit, fringant, nauséeux

enjambant les flaques de chagrin, de vinasse

mais ça, non, jamais — on ne boit pas

au goulot sous les arbres en fleur.

 

                   *

 

Crotté de boue mais désarmé

en jaune adorable se tient

le monstre sous le clocher.

L’air du dimanche l’enrobe de tulle,

c’est le repos de ce guerrier

qui en semaine culbute les roches.

 

Jean-Luc Sarré, Bardane Divertimento, farrago,

2001, p. 45-47.

06/11/2015

Luc Bénazet et Benoît Casas, Annonce

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Si nous pouvons une généralité.

Chacun reçoit de l’autre la possibilité de ne pas dire le soi individuel. Ainsi, improprement. Ainsi, chacun va avec les bandes d’un autre, car elles lui sont données vides,— à l’instant d’aller. De dire. Est également certain le moment opportun, — le point d’arrêt. Si chacun peut ne pas être substitué. Si chacun peut ne pas être à la place d’un autre.

Chacun reçoit la possibilité de dire une phrase de l’écoute anticipée qu’il peut,— de l’écoute d’une phrase d’un autre. Certain que telle phrase, autre, aura son déroulement. Au moment opportun. À la fin de la phrase que chacun dit.

 

Luc Bénazet et Benoît Casas, Annonce, Héros-Limite, 2015, p. 28.

                                             

 

 

 

05/11/2015

Jean-Luc Sarré, Les journées immobiles

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c’est ailleurs on dirait

loin du ciel

loin du bleu tumulte qui interdit

il y a de la terre dans les masses bruissantes

dans les cernes

les volumes

dans les ombres devenues fragiles

il y a du mauve dans ces ombres

c’est l’été

dans une autre lumière

l’odeur est celle des pierres avant la pluie

 

                     *

 

on ne sait rien de l’été

rien de ces quelques mots qu’il dénoue

trop lourds souvent

pareils à ces branches basses

vautrées dans la poussière

au milieu de l’allée

ou à ces fleurs encore

écloses parmi les pierres

isolées rouges

fragiles au cœur du ruissellement

 

Jean-Luc Sarré, Les journées immobiles, 1990 ;

Flammarion, p. 72 et 84.

04/11/2015

Édouard Levé (1965-2007), Suicide

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   Un samedi au mois d’août tu sors de chez toi en tenue de tennis accompagné de ta femme. Au milieu du jardin tu lui fais remarque que tu as oublié ta raquette à la maison. Tu retournes la chercher, mais au lieu de te diriger vers le placard de l’entrée où tu la ranges d’habitude, tu descends à la cave. Ta femme ne s’en aperçoit pas, elle est restée dehors, il fait beau, elle profite du soleil. Quelques instants plus tard, elle entend la décharge d’une arme à feu. Elle accourt à l’intérieur de la maison, elle crie ton nom, remarque que la porte de l’escalier qui conduit vers la cave est ouverte, y descend et t’y trouve. Tu t’es tiré une balle dans la tête avec le fusil que tu avais soigneusement préparé. Tu as laissé sur la table une bande dessinée ouverte sur une double page. Dans l’émotion, ta femme s’appuie sur la table, le livre bascule en se refermant sur lui-même avant qu’elle ne comprenne que c’était ton dernier message.

   Je ne suis jamais allé dans cette maison. J’en connais pourtant le jardin, le rez-de-chaussée et la cave. J’ai revu la scène des centaines de fois, toujours dans les mêmes décors, ceux que j’ai imaginés la première fois que l’on me fit le récit de ton suicide. Cette maison était dans une rue, elle avait un toit et ne façade arrière. Mais rien de tout cela n’existe. Il y a le jardin où tu sors une dernière fois dans le soleil et où ta femme t’attend. Il ya la façade vers laquelle elle court lorsqu’elle entend la décharge. Il y a l’entrée, où la raquette se trouve, la porte de la cave et l’escalier. Enfin il y a la cave où gît ton corps. Il est intact. Ton crâne n’a pas explosé comme on me l’a dit. Tu es comme un jeune joueur de tennis qui se repose après un match sur le gazon. Tu en sais maintenant plus que moi sur la mort.

 

Édouard Levé, Suicide, Folio Gallimard, 2015 [P.O.L, 2008], p. 9-10.

03/11/2015

Claude Chambard, Le chemin vers la cabane & Tout dort en paix, sauf l'amour

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le matin les tourterelles

la pluie goutte dans la cheminée

il faudrait ne pas quitter la chaleur

du lit

 

cet été-là

le lit n’a jamais été défait

aucun oiseau n’a chanté

 

un jour j’ai marché

le long d’une voie ferrée

aucun train n’est passé

 

rien ne voulait de mes guenilles

 

(ritournelle)

 

Claude Chambard, Le chemin vers la cabane,

Le bleu du ciel, 2008, p. 21.

 

Maintenant, l’argile absorbe la mer et le pays, les nuages s’amoncellent au bord du ciel. La paix insonore isole la forêt de l’autre côté des barrières fermées à clef & la mer en vagues claires se repose. Le jour prochain est un luxe. Maintenant, est le plus petit feuillage, la plus petite cabane de la forêt. Maintenant, est un son, le plus calme, un son qui repose, qui a le pouvoir de lier les rêves, qui entraîne au retour, vers l’enfant dans la montée blanche.

 

Claude Chambard, Tout dort en paix, sauf l’amour, Le bleu du ciel, 2013, p. 65.

02/11/2015

Jacques Roubaud, Les animaux de tout le monde

 

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 La vache : description

La

Vache

Est

Un

 

Animal

Qui

A

Environ

 

Quatre

Pattes

Qui

 

Descendent

Jusqu’

À terre

 

Jacques Roubaud, Les animaux de

tout le monde, Seghers, 1990, p. 74.

01/11/2015

Esther Tellemann, Sous votre nom

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[...]

 

Par les peuples

qu'on oublie

la part coupable

    du monde

les murs qui

    enferment

par l'ortie et la

    myrtille

je me lie à toi

comme sœurs

    à la racine.

Nous naviguions

    très loin

confondions

    les drapeaux

grandissions

derrière les grilles.

 

 

*  *  *

 

 

Ne finissions

d'enfermer les silences

    dans nos mains

dans nos yeux

    les voix.

Toutes les morts

que nous avions

écrites furent

    ouvertes.

 

 

Esther Tellermann, Sous votre nom,

Flammarion, 2015, p. 52-53.

 

 

31/10/2015

Rainer Brambach (1917-1983), Cinq poèmes

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La prudence serait de rigueur

 

Qu’est-ce qui te pousse à écrire des vers ?

Pourquoi ne vends-tu pas du sel,

des maisons, des fusils, du tabac ?

 

La prudence serait de rigueur, tu le sais, car bientôt

reviendront les corbeaux — noirs prédicateurs

sans huile dans la voix — pour brailler ta misère

alors que toi tranquille encore tu te promènes.

 

Quand les glaçons prendront au bec des fontaines,

te restera pour logis la salle d’attente

où se faisant écho en de multiples langues

s’unissent l’adieu et l’arrivée.

 

Rainer Brambach, Cinq poèmes, traduit de l’allemand par Marion Graf, dans La revue de belles lettres, 2014, I, p. 17.

 

 

 

30/10/2015

Robert Creeley, Dire cela

 

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Vieille chanson

 

Déshabille-toi, mon amour,

et viens te serrer.

 

Bientôt le soleil doit s’écraser

par-delà la mer.

 

Et que nos cheveux soient blancs, mon amour,

au mépris de ce que nous faisons

 

Et que nos nuits soient une, mon amour,

au mépris de ce que nous savons.

 

Robert Creeley, Dire cela, choix, présentation et

traduction de l’américain par Jean Daive, NOUS,

2014, p. 47.

29/10/2015

Dominique Meens, Vers

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le cou tordu à se démettre

l’oiseau du jour fait le méchant

il va nous les envoyer paître

le monde et son contraire au chant

 

je l’englue sur la page où vivre

et le calcul l’oiseau repris

dépose ses cristaux de givre

un recueil de flammes un abri

 

l’autre avec moi pour le relire

ça n’est toujours pas défendu

la phrase écrite se déchire

je ne suis qu’un instant perdu

 

Dominique Meens, Vers, P.O.L,

2012, p. 61.

28/10/2015

Paul de Roux, Au jour le jour 5

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   L’approche de la mort peut être vécue dans la confiance — et pas nécessairement dans la peur animale. Des hommes sont morts dans la confiance. Mais cela, c’est l’aboutissement de ce qu’ils ont pensé, senti, vécu antérieurement, dans leur vie de futurs mourants. Nous avons du mal à admettre (et pour cause) que chaque instant de notre vie est décisif. Que c’est maintenant, tout de suite, ici, où que ce soit et dans quelque circonstance que ce soit, qu’il nous appartient de nous éveiller. (Quel autre terme employer ?) Et qu’est-ce que c’est s’éveiller ? « Vie et mort, ce que nous exigeons, c’est la réalité. » (Thoreau, cité par Jaccottet dans Nuages.) La conscience de la réalité est notre éveil, l’aiguiser est notre tâche de chaque instant, car ce n’est que dans l’instant, l’instant même,  qu’il nous échoit de percevoir la réalité,  ce bois couturé de la table, ce ciel nébuleux, le souvenir des morts, n’importe quoi : la réalité.

 

Paul de Roux, Au jour le jour 5, carnets 200O-2005, édition établie et présentée par Gilles Ortlieb, Le bruit du temps, 2014, p. 149-150.

27/10/2015

Peter Huchel (1903-1980), La neuvième heure

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         Le chat

 

Matin d’hiver,

encore sombre dans la congère du rêve,

éparpillés dans la grange,

des épis de maïs réduits au squelette,

un visage de perles d’eau

s’évanouit derrière la lucarne

 

Ce que le chat

dissimule derrière son regard,

le givre, le sel des sorcières,

ne le sait pas.

 

Peter Huchel, La neuvième heure, traduit de

l’allemand par Maryse Jacob et Arnaud Villani,

Atelier La Feugraie, 2013, p. 59.

26/10/2015

Paul Celan, Grille de parole (traduction Martine Broda)

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             Un œil ouvert

 

Heures, couleur mai, fraîches.

Ce qui n’est plus à nommer, brûlant,

audible dans la bouche.

 

Voix de personne, à nouveau.

 

Profondeur douloureuse de la prunelle :

la paupière

ne barre pas la route, le cil

ne compte pas ce qui entre.

 

Une larme, à demi,

lentille plus aiguë, mobile,

capte pour toi les images.

 

Paul Celan, Grille de parole, traduction

Martine Broda, 1991, p. 75.

25/10/2015

Marie de Quatrebarbes, Les pères fouettards me hantent toujours

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10.

 

C’est en pleurant que la fille apprend à grandir

En attendant, elle se fane

 

Je t’ai servie dans son écrin mon rêve sur la table

Rosa la blonde est entrée, ou l’idiot de Shakespeare

Pour le moment je ne peux l’aborder

Les patates sont trop dures

Les haricots mous de l’Essonnne, vieille cochonne

Je demande deux heures de vie supplémentaires

 

Elle est ficelée au ruban, la cocotte

Vient manger les vacances, comme du vent les femelles

Mise en bière de celui qui voudrait ligoter

Des esprits vengeurs et déesses ruissellent

Le pigeon mort ou vif me regarde descendre

Pique du nez dans les herbes froissées

 

Et mon sourire gît là, n’émouvant plus personne

 

[...]

Marie de Quatrebarbes, Les pères fouettards me hantent toujours,

Lanskine, 2012, p. 43.