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23/09/2015

Carol Snow (née en 1949), Pour, dans Rehauts

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Postures du corps VI

 

Voulant non seulement l’immobilité des collines

mais une médiation — comme un regain

 

sur les collines — mur

de silence au-dessus des collines. Moore sculpte une figure

 

massive en marbre noir : un corps

de femme, couchée, courbée ; une éloquence

 

d’os, de coquillage,

pierres portées par-delà la contradiction.

 

                                               

 

                                                Tu t’es arrêtée

au bord de la route, étalement

 

de collines à mi-distance, quelques maisons. Seules les vertes

étendues du vignoble dans l’entre-deux

 

semblaient accessibles, c’est-à-dire humaines — question

d’échelle : silence imposant, tel que seules

 

les collines (également

imposantes) pouvaient reposer.

 

Cézanne, penché sur sa toile, aurait maîtrisé

cette vue, penses-tu : les bleus et les verts

et les ocres du proche et du lointain, cette posture

 

précaire de la danse, non le dessin qui unit

le dissemblable, par exemple les corps, mais le maintien

séparé du corps et du terrain, tu étais si

 

figée, tu pensais que tu pourrais devenir ces collines,

ou bien être née de ces collines

ou bien ton corps

aurait été un modèle pour ces collines.

 

Carol Snow, Pour, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015,

traduit de l’anglais (États-Unis) par Maïtreyi et Nicolas Pesquès,

p. 3-4.

22/09/2015

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes

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Tu dors, dors, c’est

une histoire, non pas l’Histoire

interprétable. Alors il vaut mieux te rendormir.

 

Servies secrets

réfugiés

quand les premiers mots

retentissent, alors

tu dors,

tu n’as pour les mots

plus aucun intérêt

 

Tôt le matin

quand les procès

commencent et que les

doux visages

des assassins et

les juges

prononçant la sentence

s’évitent,

quand une aile

d’avion effleure

tes cheveux, quand tu

trouves

ton corridor,

vers la mort, vers

l’isolement

vers l’oubli

alors tu

dors, quand le gong

retentit, et

ils parlent

du sommeil comme

d’un miracle.

 

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe

 a des ailes, édition, présentation et traduction

de Françoise Rétif, Poésie / Gallimard, 2015,

p. 491 et 493.

21/09/2015

Ted Hughes, Birthday Letters, traduction Sophie Doizelet

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                           Wuthering Heights

 

Walter était le guide. Le cousin de sa mère

Avait hérité de quelques assiettes à soupe des Brontë.

Il se sentait désolé pour elles. Les écrivains

Sont des gens pitoyables. Ils se cachent de la réalité,

La déguisent. Mais ton euphorie transatlantique

L’a rendu euphorique. Il est entré en effervescence

Comme son vin de rhubarbe gardé trop longtemps :

Une récolte de légendes et de racontars

Au sujet de ces pauvres filles. Puis,

Après le presbytère, après la chaise longue

Où était morte Emily, les minuscules livres faits main,

Les dentelles délicates, les chaussures pour petites fées,

Ce fut le chemin tracé depuis Stanbury. L’ascension,

Un mile toujours plus loin, plus haut, menant

À l’Éden privé d’Emily. C’était pour toi à présent

Que la lande se soulevait, déployait

Ses fleurs sombres. C’était bien.

Plus sauvage, peut-être, qu’Emily ne l’avait jamais vu.

Les pieds mouillés, la tête nue,

Elle montait péniblement cette colline pour rejoindre ses seuls amis —

On peut l’imaginer. Une forteresse obscure.

[...]

 

Ted Hughes, Birthday Letters, traduit de l’anglais et présenté par

Sophie Doizelet, Poésie / Gallimard, 2015, p. 83.

20/09/2015

Rose Ausländer, Pays maternel

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Marianne Moore

 

Dessiné

À la plume d’oiseau

Son visage

 

Chaque trait

Un modèle mathématique

Tiré

Par un regard incorruptible

 

Froid échantillon poétique

Et pourtant

Chaque figure réchauffée

Du sang de son idée

 

Rose Ausländer, Pays Maternel, traduction

Edmond Verroul, Héros-Limite, 2015,

p. 36.

 

19/09/2015

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes

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                                 Une sorte de perte

 

Utilisés en commun : des saisons, des livres et une musique.

Les plats, les tasses à thé, la corbeille à pain, des draps et un lit.

Un trousseau de mots, de gestes, apportés, employés, usés.

Respecté un règlement domestique. Aussitôt dit. Aussitôt fait. Et toujours tendu la main.

 

De l’hiver, d’un septuor viennois et de l’été je me suis éprise.

De cartes, d’un nid de montagne, d’une plage et d’un lit.

Voué un culte aux dates, déclaré les promesses irrévocables,

porté aux nues un Quelque chose et pieusement vénéré un Rien,

 

(_ le journal plié, la cendre froide, un message sur un bout de papier)

intrépide en religion car ce lit était l’église.

 

La vue sur la mer produisait ma peinture inépuisable.

Du haut du balcon il fallait saluer les peuples, mes voisins.

Près du feu de cheminée, en sécurité, mes cheveux avaient leur couleur extrême.

Un coup de sonnette à la porte était l’alarme pour ma joie.

 

Ce n’est pas toi que j’ai perdu,

c’est le monde.

 

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes (poèmes 1942-1967), édition, introduction et traduction François Rétif, Poésie / Gallimard, 2015, p. 437 et 439.

18/09/2015

Étienne Faure, Souvenirs souvenirs, dans Rehauts

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Comment fonctionne le théâtre, c’est la question dès qu’on entre dans le paysage d’une station, l’été balnéaire, au bord du débordement, puis vide l’hiver de toute âme, vacance qui accentue le décor de plage : vieux ressac, débris de fioles, de jouets, de sandales monoparentales, de raquettes, de râteaux, de sacs en plastique, tout un fourbi détaché des corps hier étalés sur le sable — sur le dos sur le ventre — criant ne t’éloigne pas trop.

Nous sommes dans la mémoire crois-tu entendre quand c’est la baignoire du théâtre qui t’accueille. On y écoute d’une seule oreille d’anciens acteurs de sable, les morts dans un coquillage. Tu parles.

 

Étienne Faure, Souvenirs souvenirs, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015, p. 21.

17/09/2015

Virginia Woolf, Les années

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   C’était un soir d’été ; le soleil se couchait ; le ciel était encore bleu, ais teinté d’or, comme si un fin voile de gaze flottait dans les airs, et ça et là, dans l’immensité bleu doré, un îlot de nuages était suspendu. Dans les champs, les arbres s’élevaient majestueusement caparaçonnés, avec leurs innombrables feuilles dorées. Les moutons et les vaches, blanc perle et bariolées, étaient allongés ou avançaient en broutant dans l’herbe à demi transparente. Une bordure de lumière entourait toutes choses. Une vapeur rouge doré s’élevait de la poussière des routes. Même les petites villas de briques rouges sur les grandes routes étaient devenues poreuses, incandescentes de lumière, et les fleurs dans les jardins des maisons, couleur lilas et rose comme des robes de coton, étaient veinées à leur surface et brillaient comme éclairées de l’intérieur. Les visages des gens qui se tenaient aux portes des maisons ou qui marchaient sur les trottoirs montraient tous le même rougeoiement lorsqu’ils faisaient face au soleil qui se couchait lentement.

 

Virginia Woolf, Les années, traduction André Topia, dans Œuvres romanesques, II, édition Jacques Aubert, Pléiade / Gallimard, 2012, p. 977.

16/09/2015

Cécile Mainardi, Poèmes à la coque, dans Rehauts

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                  Photo H. Lagarde

                                     

                                             l’eau

                                        même froide

                                     troue la neige lors

                                 qu’elle y tombe je film

                              e la bassine d’eau chaude

                            qu’on jette sur un sol de ne

                           ige toute fraîche à peine tom

                           bée devant la maison je film

                  e son délire impressionniste, son éloqu

                 ence muette, son grabuge blanc, je pense

                           à Degas comme étant le mieux

                               placé non pour le peindre

                                  mais pour s’en délecter

                                       sans limite et sans

                                       restriction dans le

                                   blanc jusqu’aux confins

                             de la peinture qu’il n’en fait pas

 

Cécile Mainardi, Poèmes à la coque, dans Rehauts, n° 35,

printemps 2015, p. 38.

15/09/2015

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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L’existence tout de même quel problème

 

J’en ai assez de vivre et non moins de mourir

Que puis-je faire alors ? sinon mourir ou vivre

Mais l’un n’est pas assez et l’autre c’est moisir

Aussi me peut-on voir errer plus ou moins ivre

 

C’est un fait je pourrais écrire un bien beau livre

Où je saurais bêler en me voyant périr

Mais cette activité nullement ne délivre

De faire de la mort l’objet de son désir

 

Les arbres qui marchaient n’inclinaient point leur tête

Les collines courant s’apprêtaient à la fête

De son haut le soleil semait dru ses rayons

 

La nature en ses plis absorbait ses victimes

L’absurde coq chantait ses prouesses minimes

Et je cherchais la rime en rongeant des crayons

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 322.

 

 

 

 

14/09/2015

Raymond Queneau, L'instant fatal, II

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                       Quelqu’un

 

Quand la chèvre sourit

quand l’arbre tombe

quand le crabe pince

quand l’herbe est sonore

 

plus d’une maison

plus d’une coquille

plus d’une caverne

plus d’un édredon

 

entendent là-bas

entendent tout près

entendent très peu

entendent très bien

 

quelqu’un qui passe et qui pourrait bien être

et qui pourrait bien être quelqu’un

 

                          Pins, pins et sapins

 

Le ciel la mer saline et les rochers plein d’eau

le cœur de l’anémone auprès des pins têtus

la marche auprès du ciel la marche auprès de l’eau

et la course assoiffée auprès des pins têtus

 

herbes mousses lichens et toutes les bestioles

le regard s’est perdu sous les sapins têtus

le regard qui s’égare après tant de bestioles

les peuples effarés sous les sapins têtus

 

le ciel la mer saline où sabre le soleil

tranche la tête plane aux sapins éperdus

se cabrant dans le ciel et se cabrant dans l’eau

 

tandis qu’une bestiole à l’ombre d’un lichen

cerne de son trajet le bois des pins têtus

sans qu’un regard disperse une route inutile

 

Raymond Queneau, L’instant fatal, II, dans Œuvres complètes, I, édition Claude Debon, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 96-97.

13/09/2015

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Il lisait un livre. Il voulait être célèbre comme l’auteur et, pour cela, travailler de l’aube à la nuit ; puis, ayant pris fermement cette résolution, il se levait, allait se promener, faire un tour, souffler.

 

S ! l’inspiration existait, il faudrait ne pas l’attendre ; si elle venait, la chasser comme un chien.

 

La peur de l’ennui est la seule excuse du travail.

 

Amitié, mariage deux êtres qui ne peuvent pas coucher ensemble.

 

La mort des autres nous aide à vivre.

 

Lire toujours plus haut que ce qu’on écrit.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, édition Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 130, 133, 134, 136, 136, 145.

 

12/09/2015

JUles Renard, Sourires pincés

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                            Gens du métier

 

   Un homme de lettres est capable d’avouer ses ridicules pour donner sur sa propre joue un soufflet aux autres.

 

   Un ami sincère est un confrère qui critique vivement et nous répète, « sous le sceau du secret », tous les petits propos doux, mais aigres, qu’on tient sur notre compte.

 

   Un homme de lettres méprise tellement le public qu’il écrit pour le public des choses qu’il méprise lui-même.

 

   Afin de juger sainement d’un livre, essayez de vous faire les ongles en le lisant. Si vous ny parvenez pas, le livre est bon, et si vous vous êtes un peu coupé, il est excellent.

 

Jules Renard, Sourires pincés, dans Œuvres, I, édition Léon Guichard, Pléiade / Gallimard, 1970, p. 264.

11/09/2015

Marie Cosnay, Le Fils de Judith

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L’étendue liquide clapotait, de larges cercles concentriques s’écartaient, j’aurais cru un lac avec des algues et des aspérités moussues, les cercles s’éloignant étaient tapissés de petits dessins formant des croix, cela faisait des hachures subtiles. Je me frottais les yeux, rien ne changeait. Les hachures étaient dessinées à l’encre verte, j’y noyais mon regard. Le chagrin m’envahit. Il m’était arrivé de douter  de mon corps. De nuit, parfois, j’avais l’esprit mangé, quelqu’un entrait par ma bouche et ne voulait pas lâcher.

 

Marie Cosnay,  Le Fils de Judith, Cheyne, 2014, p. 8.

10/09/2015

Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes

 

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Le temps en sursis

 

Des jours plus durs viennent.

Le temps en suris révocable

devient visible à l’horizon.

Tu devras bientôt lacer ta chaussure

et renvoyer les chiens dans les fermes du littoral.

Car les entrailles des poissons

ont refroidi dans le vent.

La lumière des lupins brille chichement.

Ton regard trace dans le brouillard :

le temps en sursis révocable

devient visible à l’horizon.

 

Ta bien-aimée de l’autre côté s’enfonce dans le sable,

il monte autour de ses cheveux flottants,

il lui coupe la parole,

il lui enjoint de se taire,

il la trouve mortelle et disposée à l’adieu

après chaque étreinte.

Ne regarde pas en arrière.

Lace tes chaussures.

Renvoie les chiens.

Jette les poissons à la mer.

Éteins les lupins !

 

Des jours plus durs viennent.

 

 Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe

                                       a des des ailes, 1943-1967, traduction Françoise `

                                       Rétif, Poésie / Gallimard, 2015, p. 149.

09/09/2015

Denis Roche (1937-2 septembre 2015), Éros énergumène

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Théâtre acte d’amour : 1ère chance

 

hors du bouillonnement de l’instrument, sem-

blable à cette phrase mal tournée de notre suicide

Ensemble, à l’Épée-de-rose ­ enseigne verte, on

Voit un peu de verdure de Sologne au travers —

N’osant donner de l’héroïne aux vers afin que

Nul ne meure d’une telle agronomique erreur :

 

Une jupe fleurie qui crée un Amour à chaque pas,

Dérobe à nos yeux de ravissants appas ; et cette cuisse

Comme à Vénus potelée... À mille beautés,

À mille appas vivants, atours, vous ne substituez que

Des empêchements !... Et ce soulier mignon, sui

Couvre un pied d’Hébé, de Vénus, tout provocant qu’il

Est, vaut-il ses charmes nus ?

Tu en as menti, ô fleur de mes lèvres, les

Haricots et les bulles des folles, ton cul bien

Droit fait vers moi quelques périphrase (inuti-

Les aujourd’hui) en forme de tire-bouchons.

 

Denis Roche, Éros énergumène, Seuil, 1968, p. 46.