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23/10/2015

Jacques Demarcq, Les Zozios

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Photo Michel Durigneux

 

                  l’alouette des champs

 

(tu peux peu preux taré de près tout utudier !

au riche prix d’rythme et bruit m’éclipse et tout est dit

j’brise bing en mythe le vieux dieu creux du truc lyrique

qui vous dégougueuline en guiliguids sa vie

vile virilité tiède idée du viridique

(qu’une aile vienne à la stropheest-ce trop l’estropépier)

je dessille la niaise cécité du sugnifie

te ruine en rimes l’émue mimique du communique

« dreu-lui, dyidyidu ; tieu huittchip : tiuti-tuitutt »

l’douillet duvet du discours du discouru je déguenille

portées nues peau et tripe en poétrie je trille

trille le grimpe de l’ivresse et plus diverse y fuis

plus dissolu mon dividu s’insolitude

...jusqu’à s’ouvrir au vide et chute en chuchutuis...

Jacques Demarcq, Les Zozios, NOUS, 2008, p. 175.

 

 

 

 

 

22/10/2015

Rose Ausländer, Pays maternel ;Été aveugle : recension

 

 

   "Ausländer" signifie en allemand « étranger » ; étrangère, par force, à son pays et à sa langue, ce fut le sort de cette auteure juive. Rose Ausländer (1901-1988), née Rosalie Scherzer, quitte Czernowitz et accompagne son mari aux États-Unis dans les années 1920, la Bucovine étant devenue roumaine. De retour, elle publie son premier recueil en 1939 ; pendant la Shoah, elle connaît dans sa ville Paul Celan ; en 1946, fuyant l’occupation soviétique, elle retourne aux États-Unis et renonce pour un temps à l’allemand. Elle s’installe enfin à Düsseldorf et paraissent en allemand Blinder Sommer (Été aveugle) (1965) et Mutterland  (Pays maternel) en 1978.

   Le poème d’ouverture de Pays maternel est un programme avec ses trois strophes qui s’ouvrent par « je crois ». Quand il ne reste qu’une croyance dans les miracles et les rêves, seul vaut d’abord le « miracle des mots » grâce auxquels on peut agir et créer des mondes, ce qui s’énonce également par « Je vis /dans mon pays maternel / Le verbe » — et il s’agit toujours du « mot / Animé du souffle ». Mais importe aussi l’autre, le « frère de vie » ; c’est ainsi la figure du couple qui s’impose dans la poésie de Rose Ausländer, par exemple avec la figure d’Adam (un poème est d’ailleurs titré   "Adam") : Adam « N’a pas commencé / D’exister » parce qu’il est seul, et il devient lui-même quand apparaît sa compagne « Pour l’aimer / Et / Le rendre mortel ». Dans Été aveugle, Adam vit « L’œil [...] fixe / le temps sans Ève », et la femme lui jette la pomme, c’est-à-dire la terre, pour le sortir de l’immortalité ; l’image du couple s’y retrouve aussi avec Roméo et Juliette, avec un "je" et un "tu" qui vont ensemble « conversant ».

   S’« Il est temps d’en finir avec la solitude et d’aller se coucher », c’est bien que le vivant doit l’emporter. Le pays maternel, comme d’une autre manière la langue maternelle, ont été détruits dans leur esprit, les hommes et les femmes massacrés pendant « le temps[...] gelé », « l’éclipse sans fin », et c’est ce passé qui, écrit Rose Ausländer, « M’a poétiquement composée ». Au cours des années de guerre, c’était le silence, la disparition complète de toute harmonie, celle connue « quand la terre était ronde »

J’ai appris

Le langage du regard

Dans le ghetto

Alors que ma bouche

Devait rester close

   Il y a sans aucun doute dans les motifs de la poésie de Rose Ausländer un mouvement, la remémoration d’un passé plus que noir, celui de « l’été de cendre », « aveugle », alternant avec le souvenir de l’enfance, des lieux disparus de la Bucovine, plus largement avec la certitude que tout moment peut être vécu dans la grâce — ce n’est pas un hasard si dans les deux recueils les mots "rêve", "légende", "conte " sont relativement fréquents. Certes, il existe toujours deux mondes, dans l’un on écoute Chopin et dans l’autre on meurt de faim. Certes, « Écris / Il ne te reste rien d’autre ». Mais l’échange avec l’autre est possible, mais la poésie s’impose contre la destruction, ce qui se lit dans l’hommage à Marianne Moore, à Peter Huchel ou, plus clairement peut-être à Cummings :

parfum de jeunesse terrain clair où le

souffle croît dans la

boue de ce Qui-Est

   Ces « flambeaux de la vie » sont toujours en péril et, comme bien d’autres, Rose Ausländer a vu dans Israël la terre du salut. Dans Pays maternel, elle évoque « Le destin / resté jeune / Du peuple » et rappelle la figure biblique de Ruth amassant les grains glanés ; dans Été aveugle, le rossignol, dont on sait la valeur lyrique, « chante la Sion des ancêtres » et Israël symbolise « le commencement ». Mais l’espoir d’un autre temps, où l’on pourrait vivre éveillé ses rêves, « le conte de fées de la vie », est beaucoup plus large ; il y a la certitude que l’échange de paroles est le pas pour réinventer, si peu que ce soit, le paradis perdu, et Pays maternel s’achève par ces vers : « Amis revenons / Parmi les hommes. »

 

   On peut regretter l’absence du texte original qui permettrait de mieux apprécier le rythme d’une langue sans apprêt, toujours concise et lumineuse. Mais on loue la qualité de la traduction et de la postface proposée par chaque traducteur. Rose Ausländer est peu lue en France et il faut le regretter ; c’est une grande voix, à l’égal de Nelly Sachs et Else Lasker-Schüler, Ingeborg Bachman et Hilda Domi.

 

Rose Ausländer, Pays maternel, traduction Edmond Verroul, 80 p., 15 €, et Été aveugle, traduction Michel Vallois,128 p., 17 €, Héros-Limite, 2015.

Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 10 octobre 2015.

 

 

 

21/10/2015

Emily Jane Brontë, Poèmes

 

              emily jane brontë,poèmes,bonheur,lumière,immensité

 

Mon plus grand bonheur, c'est qu'au loin

 

Mon plus grand bonheur, c'est qu'au loin

Mon âme fuie sa demeure d'argile,

Par une nuit qu'il vente, que la lune est claire,

Que l’œil peut parcourir des mondes de lumière —

 

Que je ne suis plus, qu'il n'est

Terre ni mer ni ciel sans nuages —

Hormis un esprit en voyage

Dans l'immensité infinie.

 

[Février ou mars 1838]

 

I’m happiest when most away

 

I’m happiest whan most away

I can bear my soul from its home of clay

On a windy night when the moon is bright

Ant the eye can wander through worlds of light —

 

When I am not and none beside —

Nor earth nor sea nor cloudless sky —

But only spirit wandering wide

Through infinite immensity.

[February or March, 1838]

 

Emily Jane Brontë, Poèmes, traduction de

Pierre Leyris, Poésie Gallimard, 1963, p. 49.

 

 

20/10/2015

Samuel Beckett, Soubresauts

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   Assis une nuit à sa table la tête sur les mains il se vit se lever et partir. Une nuit ou un jour. Car éteinte sa lumière à lui il ne restait pas pour autant dans le noir. Il lui venait alors de l’unique haute fenêtre un semblant de lumière. Sous celle-là encore le tabouret sur lequel jusqu’à ne plus le pouvoir ou le vouloir il montait voir le ciel. S’il ne se penchait pas au-dehors pour voir comment c’était en dessous c’était peut-être parce que la fenêtre n’était pas faite pour s’ouvrir ou qu’il ne pouvait pas ou ne voulait pas l’ouvrir. Peut-être qu’il ne savait que trop bien comment c’était en dessous et ne désirait plus le voir. Si bien qu’il se tenait tout simplement là au-dessus de la terre lointaine à voir à travers la vitre ennuagée le ciel sans nuages. Faible lumière inchangeante sans exemple dans son souvenir des jours et des nuits d’antan où la nuit venait pile relever le jour ou le jour la nuit. Seule lumière donc désormais éteinte la sienne à lui celle lui venant du dehors jusqu’à ce qu’elle à son tour s’éteigne le laissant dans le noir . Jusqu’à ce que lui à son tour s’éteigne.

 

Samuel Beckett, Soubresauts, Minuit, 1989, p. 7-9.

19/10/2015

Yves Ravey, Sans état d'âme

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   Au moment de dormir, enfant, si le vent était à l’ouest, et quand les locomotives s’engouffraient dans le tunnel, au loin, ma parvenait chaque soir le ferraillement  saccadé des wagons de marchandises, qui reliaient les usines de construction automobile à la frontière.

   C’était des convois sans fin. Je me souviens qu’après l’école, descendant du car de ramassage scolaire, je m’asseyais, avec Stéphanie et Betty, sur le parapet du pont, au-dessus du ruisseau. Et tous les trois, nous assistions au passage des trains aperçus à l’horizon, derrière la ligne des peupliers.

   Notre jeu préféré, c’était compter les wagons, yeux fermés, mains sur le visage, dans un temps imparti, en nous repérant au rythme des roues sur les rails. Le plus souvent, j’ouvrais à peine les paupières, écartant les doigts, sans que mes camarades ne s’en aperçoivent. Et quand le meneur de jeu qui, lui, comptait à voix basse, les yeux ouverts, criait stop, chacun donnait son chiffre. Toujours je tombais juste et je gagnais la partie.

 

Yves Ravey, Sans état d’âme, Minuit, 2015, p. 7-8.

18/10/2015

Alain Veinstein, Une fille éperdue

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Une fille éperdue

 

Une fille éperdue, aux yeux irradiant la mort.

 

Là, dans l’appartement d’à côté,

c'est toi, mon amour,

et je ne peux pas te regarder dans les yeux

car un poing m'écrase le visage.

Si seulement je pouvais écrire

rongé par tant de passion...

 

La porte ouverte à la volée,

tes bras jetés autour de mon cou,

le parfum de tes cheveux contre ma joue,

mes lèvres sur ta peau.

 

Le store levé dessine une plage de lumière

sans cesse interrompue par le clignotement

de l'enseigne lumineuse.

 

[...]

 

Alain Veinstein, Une fille éperdue, dans Koshkonong,

numéro 7, printemps 2015, p. 2.

 

17/10/2015

Werner Lambersy, Dernières nouvelles d'Ulysse

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Sur un aveugle mur blanc

 

Ici commence le chant

Et le mystère

Du chant

 

Ensemencé de paroles

Comme les bords

D’un fossé

Par les vents de partout

 

L’âme dans le lointain

Des plages où il

               Pleure sur

La couture de l’horizon

 

       L’aurore roulant

À l’approche du soleil

Son tabac blond

 

Ici s’écrit

Un poème de pur néant

 

C’était avant

        Que l’avant puisse

Avoir un après

 

C’est-à-dire nulle part

L’immobile durée

            Le temps imbécile

Sans désir

 

[...]

 

Werner Lambersy, Dernières nouvelles d’Ulysse,

Rougier V, 2015, p. 29.

16/10/2015

Robert Coover, La bonne et son maître

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Elle entre, posément, gravement, sans affectation, circonspecte dans ses mouvements (comme on le lui a appris), sans faire trop de bruit en marchant, sans traîner les pieds non plus, mais en avançant calmement, discrètement, jetant un bref regard au lit vide et aux draps froissés, au pyjama jeté n'importe où. Elle hésite. Non. On recommence. Elle entre. Posément et gravement, sans affectation, sans faire trop de bruit en marchant, sans traîner les pieds non plus, sans avoir l'air de conduire une danse, sans battre la mesure de la tête et des mains, sans rien fixer et sans tourner la tête d'un côté plutôt que d'un autre, mais en avançant calmement, discrètement en franchissant la porte, sur le sol ciré, puis au-delà du lit vide et des draps froissés (sans y jeter un bref regard, ce qui est mieux), jusqu'aux grands rideaux là-bas sur le mur. Comme on le lui a appris.

 

Robert Coover, La bonne et son maître, traduit de l'américain par Denis Roche, Seuil, 1984, p. 7.

 

15/10/2015

Thomas Bernhard, Je te salue Virgile

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Octobre

 

Sur ces amas de décombres, ne riment à rien

    les lamentations de la mère,

à rien l'intercession du père ivrogne,

    à rien le récit mortuaire du lieutenant,

la rébellion des cardinaux à rien,

    à rien la projection de l'avenir,

les pleurs de tous les peuples à rien,

à rien l'éther mortifié,

    la fin des océans...

 

Les mâchoires enfouies je les déterre,

    ces avilissements,

ma décrépitude, je les fais comparaître

 

devant ma bouche dépravée,

    devant mon crâne desséché

jusque dans ma piteuse fin de matinée...

 

Dans la nuit

    tu compenses les incendies de ce monde

par mon imbécillité fraternelle...

 

Thomas Bernhard, Je te salue Virgile, traduit de

l'allemand par Kza Han et Herbert Holl,

Gallimard, 1988, p. 49.

14/10/2015

Emmanuel Laugier, 27 fois — et suivantes : Jacques Dupin

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27 fois — et suivantes : Jacques Dupin

 

papier de riz cassant le rêve

où sa jambe revenue

ouvre la garrigue

au son rêche des tissus

une écharde orpheline fait assez simple ra-

ccord persistant

 

la jambe harassée

où le nerf court et brûle

le long de la colonne du souffle

si l’écrire

le détachait de son corps

 

la semence de la voix

soufflée

là même où il répond

et s’en va

 

la suffocation à travers laquelle

il ne respire plus

est nœud gordien

logé au rappel de sa voix ici même

où le champ s’ouvre et se consume dans une fumée âcre

[...]

 

Emmanuel Laugier, 27 fois — et suivantes : Jacques Dupin,

dans Koshkonong, n°8, été 2015, p. 16.

 

13/10/2015

Jean-Pierre Chevais, Sans titre, dans Rehauts

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                                 Sans titre

 

on fait la pause on a reçu en partant un sandwich mais on est deux ils n’ont pas dit ce qu’il y avait dedans on fait quand même la pause

 

on a fait la pause on n’a plus rien à faire on en aurait eu un chacun on serait encore à s’occuper pas longtemps mais un peu

 

on fait une deuxième fois la pause on a en partant rien eu d’autre on hésite à poursuivre on va quand même le faire

 

                                             *

en rentrant de la pause on a trouvé dans la cour un sandwich il était pas trop abîmé mais on est deux on l’a pas ramassé

 

ils nous cachent quelque chose on va rentrer de la pause un peu plus tard peut-être qu’ils ont besoin d’un peu de temps c’est tout

 

la fois suivante on n’a pas eu le temps de rentrer ils ont demandé pourquoi qu’est-ce qu’on en sait et même si on savait

                                              *

quand on hésite à quoi penser on repense au sandwich dans la cour on le sait bien pourtant penser dans ces cas-là ça n'a jamais suffi

 

on s'est en fin de compte séparés on n'avait rien à se dire n'empêche ça n'a pas été rien d'abord on n'y arrivait pas à la fin si

 

on fait maintenant la pause chacun à part ça repose c'est vrai quand même il y a des jours on crierait bien mais alors fort

[...]

Jean-Pierre Chevais, "Sans titre", dans Rehauts, automne-hiver 2015, n° 36, p. 47-48.

Rehauts, 112 p., 13 €. Abonnement 1 an, 2 numéros : 22 € ; 2 ans, 39 €.

12/10/2015

Julien Bosc, Sans lieu-dit ni demeure

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Sans lieu-dit ni demeure

 

des neiges d’avril

écloses ou en bouton

de premières capucines

orange lie de vin ou jaune

un bouleau arqué par la neige à tout-va d’une seule nuit

d’inattrapables montmorency en haut du cerisier de huit ans

l’ombre adolescente et pas peu fière d’un jeune tilleul

un ciel bleu

un ténu vent silencieux

une conscience exsangue        sans lieu-dit ni demeure

et rien

hormis le geai des chênes simulant la crécelle

le fond du puits

la corde

la gorge et le galet

 

Julien Bosc, Sans lieu-dit ni demeure, dans  Rehauts, n° 36, automne-hiver 2015, p. 91.

Julien Bosc a publié récemment Maman est morte (Rehauts, 2012), Tout est tombé dans la mer (Approches, 2014)

 

11/10/2015

Volney, Les Ruines : Palmyre

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         Frontispice de l'édition des Ruines (1791)                             

                                      Palmyre

 

[...] me trouvant rapproché de [la ville] de Palmyre, située dans le désert, je résolus de connaître par moi-même ses monuments si vantés ; et, après trois jours de marche dans des solitudes arides, ayant traversé une vallée remplie de grottes et de sépulcres, tout à coup, au sortir de cette vallée, j’aperçus dans la plaine la scène de ruines la plus étonnante ; c’était une multitude innombrable de superbes colonnes debout, qui, telles que les avenues de nos parcs, s’étendaient, à perte de vue, en files symétriques. Parmi ces colonnes étaient de grands édifices, les uns entiers, les autres à demi-écroulés. De toutes parts la terre était jonchée de semblables débris, de corniches, de chapiteaux, de fûts, d’entablements, de pilastres, tous de marbre blanc, d’un travail exquis. Après trois quarts d’heure de marche le long de ces ruines, j’entrai dans l’enceinte d’un vaste édifice, qui fut jadis un temple dédié au Soleil ; et je pris l’hospitalité chez de pauvres paysans arabes, qui ont établi leurs chaumières sur le parvis même du temple ; et je résolus de demeurer pendant quelques jours pour considérer en détail la beauté de tant d’ouvrage.

 

Volney, Les Ruines, ou Méditation sur les révolutions des empires, Paris, janvier 1791, p. 7-8.

10/10/2015

Marina Tscetaieva, Souvenirs

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                          Histoire d’une dédicace

 

   Mon amie partait pour un long voyage, à travers mers et montagne. Nous passions nos journées et nos soirées à déchirer (le jour) et à brûler (le soir) des tonnes de lettres et de manuscrits. Des lettres au propre. Des manuscrits au brouillon. « Ça, on garde ? » — « Non, on brûle » — « Et ça, on brûle ? » — « Non, on garde » « Brûler », naturellement, c’était son rôle, « garder », le mien — puisque c’était elle qui partait. Ce qu’elle n’arrivait pas à brûler, elle me le donnait. Et l’avocat devenait l’exécuteur des hautes œuvres.

                    Brûle plus clair

                    Mon feu d’enfer !

                    Regarde en l’air ;

                    Les p’tits oiseaux qui volent au ciel !

 

   Le ciel, c’est la voûte noire de la cheminée ; les oiseaux, les noirs lambeaux de papier consumé. Oiseaux de l’enfer. En enfer, le firmament est un four ardent.

   Encore une boule de papier (papier d’avant-guerre et donc indestructible : même le feu n’en veut pas) : fraîcheur de toile, crissement de soie, elle craque dans la main — dans la main d’abord, puis dans le feu, la montagne plumeuse de cendres est de plus en plus haute au-dessus de la grille de la cheminée, et de plus en plus tassée au-dessous. [...]

   Classeurs, tiroirs, corbeilles, placards, étagères. Bouts de papier, encore, encore, encore. D’abord blancs, ensuite noirs. Au milieu de la grille, argent caucasien touché de noir : la cendre.

                       Dans ses mains, la cendre des mots

                       Elle les fixe d’un air étonné :

                       Les âmes voient ainsi d’en haut

                       Les corps qu’elles ont abandonnés.

 

   Le corps de l’écrivain, ce sont ses manuscrits. Ce qui brûle : des années de travail. Cette « elle » là ne brûlait que des lettres : le cœur refroidi d’un autre ; nous — ce sont nos manuscrits, notre travail de dix-huit ans que nous brûlons !

 

Marina Tsvetaieva, Souvenirs, traduit et annoté par Anne-Marie Tatsis-Botton, Anatolia / éditions du Rocher, 2006, p. 203-205.

09/10/2015

Virginia Woolf, Une maison hantée

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                                 Une maison hantée

 

   Quelle que fût l’heure à laquelle on se réveillait, on entendait une porte se fermer. D’une pièce à l’autre, main dans la main, ils allaient, soulevant ceci, ouvrant cela, vérifiant — un couple fantôme.

   « C ‘est ici que nous l’avons laissé », disait-elle. Et il ajoutait : « Oh, mais là aussi !) « À l’étage », murmurait-elle. « Et dans le jardin », chuchotait-il. « Doucement, disaient-ils ensemble, sinon ils vont se réveiller ».

   Mais non, vous ne nous avez pas réveillés. Oh que non ! On pouvait se dire : « Ils le cherchent ; ils tirent le rideau », puis on lisait encore une page ou deux. « Maintenant ils l’ont trouvé », fort de cette certitude, on arrêtait le crayon dans la marge. Puis, fatigué de lire, il arrivait qu’on se lève pour faire sa propre ronde, maison entièrement vide, portes ouvertes et, au loin, à la ferme, les roucoulades satisfaites des pigeons ramiers et le ronron de la batteuse. « Que suis-je venue faire ici ? Qu’est-ce que je cherchais ? » J’avais les mains vides « Alors peut-être à l’étage ? » Les pommes étaient bien au grenier. Plus qu’à redescendre, rien n’avait bougé dans le jardin, hormis le livre qui avait glissé dans l’herbe.

 

Virginia Woolf, Une maison hantée, traduction Michèle Rivoire, dans Œuvres romanesques I, édition Jacques Aubert, Gallimard / Pléiade, 2012, p. 829.