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09/04/2023

Yves Bonnefoy, Là où retombe la flèche

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Perdu. À quelques pas de la maison, cependant, à guère plus de trois jets de pierre.

Là où retombe la flèche qui fut lancée au hasard.

Perdu, sans drame. On me retrouvera. Des voix se dressent de toutes parts sur le ciel, dans la nuit qui tombe.

Et il n’est que quatre heures, il y a donc encore beaucoup de jour pour continuer à se perdre — allant, courant parfois, revenant — parmi ces pierres brisées et ces chênes gris dans le bois coupé de ravins qui cherche partout l’infini, sous l’horizon tumultueux, mais  ici, devant le pas, se resserre.

Nécessairement, je vais rencontrer une route.

Je verrai une grange en ruine d’où partait bien une piste.

Appellerai-je ? Non, pas encore.

Yves Bonnefoy, Là où retombe la flèche, dans Œuvres poétiques, Pléiade/Gallimard, 2023, p. 601.

 

 

 

 

13/11/2022

Jacques Réda, Retour au calme

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                       La mercière

 

Ayant mis des chandails en solde sur le trottoir,

Elle contemple l’infini du fond de sa boutique.

Au passage on entend grésiller des musiques

Comme de l’huile chaude, au fond d’un petit transistor.

On croise en même temp des gens qui déménagent

Des poêles, des ballons débordant de lainages,

Ils ont l’air misérable et louche, un peu traqué.

Un couloir de travers les avale, et le pavé

Luit de nouveau comme un couteau dans un libre-service.

Froid et gras, son reflet met dans la profondeur

Des vitrines une autre rue où le ciel des tropiques

Décoloré voisine avec les fioles du coiffeur,

Des lavabos et des gâteaux aux couleurs utopiques,

Pendu bien au-delà sans remuer d’un cil,

L'œil résigné de la mercière les traverse.

Elle n’attend plus rien. L’hiver est nuisible au commerce,

Elle ne vendra pas aujourd’hui la moindre bobine de fil.

 

Jacques Réda, Rettour au calme, Gallimard, 1989, p. 67.

28/01/2020

André Breton, Les Pas perdus

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                                                                 Les mots sans rides

 

On commençait à se défier des mots, on venait tout à coup de s’apercevoir qu’ils demandaient à être traités autrement que ces petits auxiliaires pour lesquels on les avait toujours pris ; certains pensaient qu’à force de servir ils s’étaient beaucoup affinés, d’autres que, par essence, ils pouvaient légitimement aspirer à une condition autre que la leur, bref, il était question de les affranchir. À  « l’alchimie du verbe » avait succédé une véritable chimie qui tout d’abord s’était employée à dégager les propriétés de ces mots dont une seule, le sens, spécifié par le dictionnaire. Il s’agissait : 1° de considérer le mot en soi ; 2° d’étudier d’aussi près que possible les réactions des mots les uns avec les autres. Ce n’est qu’à ce prix qu’on pouvait espérer rendre au langage sa destination pleine, ce qui, pour quelques-uns, dont j’étais, devait faire faire un grand pas à la connaissance, exalter d’autant la vie. Nous nous exposions par là aux persécutions d’usage, dans un domaine où le bien (bien parler) consiste à tenir compte avant tout de l’étymologie du mot, c’est-à-dire de son poids le plus mort, à conformer la phrase à une syntaxe médiocrement utilitaire, toutes choses en accord avec le piètre conservatisme humain et avec cette horreur de l’infini qui ne manque pas chez mes semblables une occasion de se manifester.

 André Breton, Les Pas perdus, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1988, p. 284.

24/07/2018

Claude Dourguin, Laponia

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(en Laponie)

 

Ici à traverser les centaines de kilomètres sans âme qui vive que le blanc unifie, j’éprouve l’espace nu, bien des fois il m’a semblé le pousser devant moi, à l’infini toujours reconstitué, inépuisable, et peut-être est-ce folie dont me tient l’exaltation, avancer projetée ers là-bas, allégée, délivrée des attaches et du regard pas dessus l’épaule, toute entière dessein, tendu vers l’avenir inconnu, illusoire peut-être, qui se confond avec le franchissement des distances. Alors cet élan sans rupture que rien n’arrête — un jour, la mer, seule — tient lieu de destin. 

 

Claude Dourguin, Laponia, 2014, p. 42.

12/09/2016

Eugène Savitzkaya, Cochon farci

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À l’inconnu tel qu’il fut en os,

entrailles entravant sa marche sous le ciel,

criblé de silice, la faux à l’épaule,

faucheur comme d’autres furent moines,

ceci est mon épaule, ceci mon cœur qui bat,

ceci la faux couchant les tiges et les tuyaux,

dénudant la terre et la pierre comme on ouvre

un chemin qui ne mène qu’à lui-même ou à

la voie lactée, combien de sueur en sobriété,

combien de bières, combien de chemises élimées

portent l’empreinte de son squelette

jusqu’à l’autre face du globe, combien de fils

livrés à eux-mêmes ? demain l’aube, aujourd’hui la fin

et vice-versa à l’infini, c’est du kif,

à n’en pas sortir de l’ornière.

 

Eugène Savitzkaya, Cochon farci, éditions de Minuit, 1996, p. 54.