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15/09/2016

Pierre Sylvain, Assise devant la mer

 

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                                Photo Marina Poole

 

                                                   L’irregardable

 

   Entre ses murs nus blanchis à la chaux, la petite cour est déserte. L’enfant retient son souffle et quand la mère apparaît sur la scène où va s’accomplir un acte barbare, reste là, bien que saisi d’épouvante, pour tout voir ; la poule effarée qu’elle immobilise contre sa hanche, l’éclair des ciseaux au moment où elle les plonge à l’intérieur du bec que de son autre main elle maintient grand ouvert, la langue un instant dardée, d’un rose humide dans un réflexe de défense, le jet de sang sur sa main après qu’elle a retiré les ciseaux, l’hésitation de la poule qu’en essuyant sa main à son tablier elle a lâché, ses pas hésitants avant la course folle à travers la cour, les chutes, les bonds, les arrêts soudains, les derniers battements d’ailes, le dernier heurt contre le mur, l’éclaboussement écarlate contre la blancheur de la chaux, la mère qui s’est retirée dans une encoignure et attend que finisse la grotesque, pitoyable gigue de mort.

 

Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, p. 68-69.

05/12/2015

Pierre Silvain, Assise devant la mer

                  silvain©MarinaPoole-168x225-1.jpg

   Maintenant qu’il se soulève au-dessus du lit, il voit sa mère debout devant la table de toilette, en combinaison légère, ses épaules dénudées, et dans le miroir incliné son visage de profil tandis que par petites touches, d’une houppette en cygne, elle se poudre les joues, le front. Quand son regard rencontre soudain le sien qu’un reflet lumineux parmi les piqûres couleur de rouille lui renvoie, elle s’arrête, interdite, honteuse peut-être d’avoir oublié la présence de l’enfant, ou bien troublée par l’interrogation qu’elle découvre dans les yeux sombres qui ne se détournent pas. Elle va prendre aussitôt sur le dos d’une chaise sa robe bleue imprimée de pois blancs qu’elle-même a coupée et cousue, droite, sans plis, décolleté en pointe, la revêt, la lisse doucement du plat de la main sur les hanches, le ventre. Il observe chacun de ses gestes sans un cillement et lorsqu’elle vient s’asseoir au bord du lit, il sent la poudre de riz l’envelopper d’un faible nuage de rose, mais il reste aussi tendu que s’il se défendait de respirer un parfum interdit. Un instant indécise ou désarmée devant l’enfant transi par une crainte puérile, la mère ouvre ses bras, l’attire contre elle, contre ses seins qui s’écartent sous la pression de la tête de plus en plus pesante, abandonnée. Pourtant, il ne dort pas, il est tout entier ce corps sans défense qu’il laisse retourner au corps maternel dont le même mouvement berceur qu’autrefois, quand il ne savait rien du monde autour de lui, rien d’autre que l’effleurement d’un souffle ou le duvet d’un baiser de lèvres sur ses lèvres, l’endort, tandis qu’il entend les paroles d’une chanson — un peu triste — s’éloigner, se brouiller et enfin mourir là-bas où sa mère l’attend.

 

Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, p. 37-38. © Photo Marina Poole.

01/08/2011

Pierre Silvain, Assise devant la mer (recension par Chantal Tanet)

   

   
 pierre silvain,assise devant la mer,chantal tanetAprès Julien Letrouvé colporteur, publié chez le même éditeur, Assise devant la mer  se lit d’un seul souffle comme un long poème en prose. Récit par le découpage en chapitres titrés et séquencés, par le recours à la matière autobiographique qui semble nous conduire d’un point à un autre d’ « une vie antérieure » — une enfance de colons au Maroc. Mais le travail de l’écriture, le phrasé musical de Pierre Silvain détournent le lecteur de toute construction romanesque, de toute linéarité, lui laissant l’illusion de reconstituer une complexe ordonnance du temps, de saisir par touches successives une série de « scènes primitives ».
     La première de ces scènes, fondatrice, ouvre et clôt un livre bâti autour de deux personnages sans nom, « la mère » et « l’enfant ». Saisie par le regard — la mémoire — aigu de l’enfant, la mère se tient assise face à l’infini de la mer, fixée à son insu et à jamais par l’enfant tapi, loin en retrait, dans un creux de sable. La distance physique entre eux deux, exacerbée par le détournement (le ravissement) de la mère, est source d’angoisse dès lors qu’une vague plus forte pourrait soustraire la mère au regard de l’enfant dont le cri est alors recouvert par le bruit de la mer. « C’est ce que l’enfant peut-être s’imagine, croit tout près de s’accomplir, il voit se dresser une masse d’eau d’un bleu laiteux à sa crête, qui se recourbe aussitôt en avant et déferle dans un écroulement d’écume plein d’éclats de soleil, glisse sur le sable dont la rapide inclinaison amortit l’élan, l’épuise jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une onde inoffensive, la pointe baveuse d’une langue d’animal dompté venant lécher l’orteil de la mère. » Dans l’acte final, cette scène inscrite depuis bien longtemps dans le catalogue des rêves, ou plutôt des cauchemars de l’enfant, est livrée par l’adulte depuis longtemps séparé de sa mère. 
     Entre ces deux séquences se déploie un souple maillage de regards en abyme. Regards de l’enfant sur la mère — vers la mer — en miroir ; sur le sexe et la mort apprivoisés, sur l’autre soi rattrapé par le temps. La scène initiale, qui donne son titre au récit, a son propre miroir dans celle de la mort de la mère, survenue devant une fenêtre découpée sur le temps suspendu, comme si la mort était l’instant où cesse l’attente, où le regard de l’un se heurte au vide de l’autre.
     Au bout du compte, la phrase longue et cadencée de Pierre Silvain fait émerger de ce jeu de regards, du bleu intense de la mer, des murs blancs de la maison d’enfance, une étrange figure. Duelle, fusionnelle, mère-enfant dont le narrateur – « l’enfant » devenu « je » dans les toutes dernières pages – ne sait plus si c’est d’elle ou de lui en elle dont il parle. D’une manière comparable aux Vagues de Virginia Woolf, où l’agencement rythmé des monologues intérieurs évoque le flux et le reflux de la mer, Assise devant la mer est traversé d’une vision récurrente, légère et grave à la fois. Le grand corps maternel, l’océan primordial, agrippé du regard par l’enfant, résiste et cède tour à tour à la séparation, à l’enfouissement dans « l’étendue dormante de l’océan, la plage vide, l’éclat du ciel ».

 

Pierre Silvain, Assise devant la mer, Verdier, 2009, 14 €.

©Photo Tristan Hordé, 2007.

Une version ce cette recension a été publiée en septembre 2009.