12/06/2024
René-Guy Cadou, Usage interne
La poésie n’est rien que ce grand élan qui nous transporte vers les choses usuelles — usuelles comme le ciel qui nous transporte.
Le style n’est pas l’outil du forgeron mais l’âme de la forge.
J’aimerais assez cette critique de la poésie : la poésie est inutile comme la pluie.
Toute poésie tend à devenir anonyme.
La transparence n’existe que dans l’air.
René-Guy Cadou, Hélène ou le Règne végétal, suivi de Usage interne,
Poésie/Gallimard, 2024, p. 212, 214, 215, 219, 225.
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26/05/2024
Jules Renard,Journal
Le style, c’est l’oubli de tous les styles
Acquiers le talent de dire sans bâiller : « C’est intéressant. »
Ne jamais être content : tout l’art est là.
Soyez tranquille ! Je n’oublierai jamais le service que je vous ai rendu.
Le vrai bonheur serait de se souvenir du présent.
Jules Renard, Journal, Gallimard/Pléiade, 1965, p. 88, 95, 96, 96, 97.
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16/01/2024
Henri Michaux, Poteaux d'angle
Le style, cette commodité à se camper et à camper le monde, serait l’homme ? Cette suspecte acquisition dont, à qui l’écrivain qui s’en réjouit, on fait compliment ? Son prétendu don va coller à lui, le sclérosant sourdement. Style : signe (mauvais) de la distance inchangée (mais qui eût pu, eût dû changer), la distance où à tort il demeure et se maintient vis-à-vis de son être et des choses et des personnes, bloqué ! Il s’était précipité dans son style (ou l’avait cherché laborieusement). Pour une vie d’emprunt, il a lâché la totalité, sa possibilité de changement, de mutation. Pas de quoi être fier. Style qui deviendra manque de courage, manque d’ouverture, de réouverture : en somme une infirmité.
Henri Michaux, Poteaux d’angle, dans Œuvres complètes, III, Pléiade/Gallimard, 2004, p. 1054-1055.
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22/02/2022
Joseph Joubert, Carnets, II
Ils se tiennent aux portes et ne voient que les barreaux.
La grande affaire de l’homme c’est la vie, et la grande affaire de la vie c’est la mort.
La vie entière est employée à s »’occuper des autres ; nous en passons une moitié à les aimer, l’autre moitié à en médire.
Qui est-ce qui pense pour le seul plaisir de penser ? qui est-ce qui examine pour le seul plaisir de savoir ?
Tous ceux enfin pour qui le style n’est pas un jeu, mais un travail.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994, p. 95, 100, 100, 117, 118.
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21/09/2021
Cioran, Syllogismes de l'amertume
Il est aisé d’être « profond » : on n’a qu’à se laisser submerger par ses propres tares.
Modèles de style : le juron, le télégramme et l’épitaphe.
Les « sources » d’un écrivain, ce sont ses hontes, celui qui n’en découvre pas en lui, ou s’y dérobe, est voué au plagiat ou à la critique.
Le public se précipite sur les auteurs dits « humains » ; il sait qu’il n’a rien à en craindre : arrêtés, comme lui, à mi-chemin, ils lui proposeront un arrangement avec l’Impossible, une vision cohérente du Chaos.
La peur de la sénilité conduit l’écrivain à produire au-delà de ses ressources et à ajouter aux mensonges vécus tant d’autres qu’il emprunte ou forge. Sous des « Œuvres complètes » gît un imposteur.
Cioran, Les syllogismes de l’amertume, dans Œuvres, Pléiade/Gallimard, 2011, p. 173, 173, 174, 175, 176.
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16/09/2021
Baudelaire, Fusées, Mon cœur mis à nu
Pour guérir de tout, de la misère, de la maladie et de la mélancolie, il ne manque absolument que le goût du travail.
Sois toujours poète, même en prose. Grand style (rien de plus beau que le lieu commun).
Le premier venu, pourvu qu’il sache amuser, a le droit de parler de lui-même.
Relativement à la Légion d’Honneur : Si un homme a du mérite, à quoi bon le décorer. S’il n’en a pas, on peut le décorer, parce que [cela] lui donnera un lustre.
Être un homme utile m’a paru toujours quelque chose de bien hideux.
Baudelaire, Fusées, dans Œuvres complètes, Pléiade/Gallimard, 1961, p. 1266, 1267, Mon cœur mis à nu, 1271, 1272-3, 1274.
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15/03/2016
Nathalie Quintane, Remarques
[...] à quoi reconnaît-on des romancier(e)s qui écrivent vraiment ? À quoi ai-je reconnu les romancier(e) qui écrivaient vraiment, pendant ma performance ? Eh bien d’une part il y avait ceux qui avaient fait des livres qui me rappelaient mes études littéraires — je me souviens d’une ambiance « Europe centrale », « Europe » ; une ambiance littéraire immédiatement identifiée, dans laquelle je me sentais à l’aise et confortable, en famille. D’autre part, il y avait ceux qui me paraissaient un peu « forcer sur le style », si bien que ce n’était pas le style voulu mais la volonté du style (le forçage) qui faisait littérature, mais comme du coup, ça faisait trop littérature, on ne voyait plus que ça, et j’en étais gênée (gênée pour lire, et gênée pour eux) — parmi eux, il faut bien dire qu’il y avait quelques écrivains célébrés par l’université. Enfin, il y avait deux écrivains qui me semblaient juste au bord : un gars susceptible d’avoir inventé un genre intermédiaire, entre le roman de genre et le roman à thèse, et une fille très technique, aux phrases vigoureuses et sans gras, qui reposaient bien des pâtés des littéraires de la profession.
Nathalie Quintane, Remarques, dans Nathalie Quintane, sous la direction de Benoît Auclerc, Classiques Garnier, 2015, p. 202.
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29/12/2014
Joseph Joubert, Carnets, II
Un visage sans trait, un livre dont rien ne peut être cité.
Remplir un mot ancien d'un sens nouveau (dont l'usage l'avait vidé pour ainsi dire ou que sa propre vétusté en avait laissé s'échapper), ce n'est pas innover mais rajeunir. C'est enrichir les langues en les fouillant. Il faut traiter les langues comme champs. Il faut pour les rendre fécondes quand elles ne sont plus nouvelles, les remuer à de grandes profondeurs.
Le poli. Donner le poli. C'est là ce qui exige du temps. Et plus ce qu'on dit est neuf plus il faut de temps et de soins pour donner le poli.
Le poli conserve les livres, le marbre et le bronze. Il s'oppose à leurs rouilles.
Chaque auteur a son dictionnaire et sa manière — c'est-à-dire s'affectionne à des mots d'un certain son, d'une certaine couleur, d'une certaine forme, et à de certaines tournures de style, à de certaines coupes de phrase où l'on reconnaît sa main et dont il s'est fait une habitude.
Joseph Joubert, Carnets, II, Gallimard, 1994 [1938], p. 202, 211, 229, 235.
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08/08/2013
André Frénaud, Il n'y a pas de paradis
Note sur l'expérience poétique
Le poème dépasse celui qui le forme, mais enfin il l'exprime ! En construisant cet objet-microcosme, l'auteur se construit et se découvre différent — et uni au monde par des liens différents — mais il se connaît encore tel qu'il est, avec ses ressources qui sont ses limites, sa profondeur légère.
Ces petits monuments verbaux imprévus, la conscience qui les a portés c'est celle de tel homme unique avec son expérience et ses désirs, ses monstres et ses valeurs, tout ce qui dans la vie l'a marqué et ce qui demeure irréductible, avec ses goûts, son intelligence, ses traditions, ses partis-pris et ses mots, avec son courage et sa misère propre. De là que chaque créateur a ses thèmes et son style. Et, bien sûr, le poème se fait dans la durée changeante d'une vie. S'il opère toujours une transfiguration (jusque par la raillerie même), l'œuvre prend une tonalité différente selon la part de la sensibilité qui s'y trouve actualisée dans le dépassement. Ainsi la plus haute joie et le simple plaisir, l'émerveillement, la nostalgie, l'amertume ou le désespoir, la révolte et la rage, la bonté, tous les sentiments éprouvables peuvent-ils tour à tour y prédominer.
André Frénaud, Il n'y a pas de paradis, Poésie / Gallimard, 1967 [1962], p. 241-242.
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10/04/2011
Christian Prigent, Compile
La voix-de-l’écrit
J’écris des livres. Ils sont édités.
On pourrait en rester là.
Mais je vais aussi lire en public.
Ce n’est pas seulement pour publier à nouveau les textes. C’est pour tenter de produire un nouvel objet d’art. Cet objet est irréductible à son support textuel. Il n’a de sens, cependant, qu’adossé à ce support. Il prétend en proposer une forme particulière d’apparition. Cette forme dépend des conditions objectives de la performance. Il s’agit d’un spectacle, qui suppose une mise en scène minimale. Celle-ci règle la position et la gestuelle d’un corps dans l’espace, le volume, le tempo et la modulation d’une voix, le traitement par cette voix des effets d’émotion et de sens inscrits dans une langue. Une performance orale est à chaque fois l’expression stylisée d’un affrontement entre langue, voix et corps.
Style
La lecture ainsi pensée parie sur une homologie entre l’excentricité écrite qu’on appelle un « style » et la performance vocale qui prend en charge cette excentricité.
Un style note la singularité de l’expérience de celui qui le forme. Cette singularité s’incarne dans phrasé — auquel, justement, on identifie un auteur. Ce phrasé exécute une partition rythmique et y concrétise les effets d’une voix. La coloration particulière d’un style est l’effet de cette exécution. Rien n’y relève d’abord de l’articulation des significations. Au contraire, le style s’identifie plutôt à une sorte d’emportement abstrait (des mesures, des fréquences et des tempos) qui traverse et secoue la constitution des significations.
La lecture scénique à haute voix a pour projet la mise en évidence de ce phrasé. Elle s’efforce de la projeter démonstrativement, sans en réduire la complexité. C’est-à-dire qu’elle en développe la structure sonore, la découpe respiratoire et l’arabesque rythmique. Pour montrer que cette texture, cette découpe et cette arabesque constituent a forme propre de l’écrit. Et pour indiquer comment cette forme, phrasée (c’est-à-dire dynamisée), produit conséquemment les effets d’émotion et les noyaux de sens que propose une écriture.
Christian Prigent, Compile, [avec un CD, voix de Christaian Prigent et de Vanda Benès],P. O. L., 2011, p. 7-8.
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