Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

13/04/2022

Carl Norac, Un dans l'innombrable

                  carl-norac-sans-copyright.jpg

Que dis-tu ? Was zegt u ?

 

Au bout du jardin il y a la frontière

Les cousins attendent

Et patientent dans une autre langue que la mienne.

Nous parlons avec nos mains,

juste avant que nos rires ne deviennent des phrases.

Sans flux de paroles il faut inventer un jeu.

C’est en courant que nous le trouvons.

Jusqu’au soir malgré ronces, roses,

aubépines, nous jouons à traverser la frontière,

dans un sens puis dans l’autre,

sans compter les passages, ni les obstacles

Au bout d’un moment, ni héros de papier,

ni surtout conquérant de rien,

les cousins et moi, sans l’air d’y toucher,

nous le sentons bien

ce pouvoir soudain de dessiner,

à notre façon,

l’autre part libre du paysage.

 

Carl Norac, "Un dans l’innombrable", dans la revue de belles-lettres, 2021, 2, p. 30.

05/03/2016

Emmanuèle Jawad, Faire le mur : recension

 

   Dans les cinq ensembles du livre d’Emmanuèle Jawad, il n’est pas question de construire un ‘’vrai’’ mur : les murs qu’elle énumère existent dans divers pays, elle en rapproche les fonctions et, de cette manière, avive leur réalité par les mots. Par ailleurs, on sait bien que « faire le mur », lorsque l’on est interne, c’est sortir de sa pension sans autorisation; ici, pas de lycéens mais des migrants, des populations recluses, des communautés ennemies qui, pour des raisons différentes, entendent franchir un mur.

   Le mur, c’est ce qui, d’abord, interdit le passage, et il est donc de nature variée, en pierre ou de grillage, route frontière gardée ou rivière, « trame de barbelés béton fossés tours, / mines encerclent ». Le plus remarquable sans doute est sa présence en tous points du globe, des murs de Sonora (frontière du Mexique avec les États-Unis), de Melilla, de Ceuta (enclaves espagnoles), de Berlin, à ceux de Pyla (Chypre), de Gaza, de Belfast. Tous ici sont explorés par un regard qui en décrit les caractéristiques ou par une caméra : série de récits de violences faites aux populations, récits qui se déroulent en retenant presque exclusivement ce qui interdit les déplacements — dans trois d’entre eux, une figure féminine, Anna, apparaît, dont on peut se demander si le prénom n’a pas été choisi pour son sens en hébreu, « grâce ».

   Au centre du livre, un récit à partir d’un film de Fassbinder, Alexanderplaz, histoire de la ville de Berlin, lui-même adaptation du roman d’Alfred Döblin : ainsi, le texte d’Emmanuèle Jawad se construit en abyme, restituant la complexité de ce qui est à voir. Le mur, partout, empêche le mouvement vers, interdit d’aller voir, et il est garni de tout ce qui permet de surveiller : miradors et caméras qui redoublent son rôle pour empêcher « les circulations libres », qui « hissées filment » et capturent tous les détails, qui prenant images des choses et des gens permettent de décider de leur sort. Il y a d’ailleurs récurrence du mot ‘’capture(r)’’, rien n’échappant à ceux qui interdisent le mouvement, visible ou non : « captures sous terre de bruits et de mouvements »

   Le mur peut être détruit, il ne l’est complètement que lorsque le passage entre deux lieux est établi, alors des fragments en sont parfois symboliquement conservés et couverts de fresques, comme à Berlin. Peut aussi être bâti un ouvrage pour conserver la mémoire de ceux qui ont péri à cause du mur :

pierre-feuille-ciseaux

trois tubes fluorescents

poing   main plate   doigts écartés

la stèle renferme des noms.

   On pense au Mur du souvenir (à Struthof), au Mur des noms (Mémorial de la Shoah, à Paris).

   La prose d’Emmanuèle Jawad mime la prise du monde par la caméra en en suivant avec précision les mouvements dans l’espace ou par l’énumération de tout ce qui peut être sous l’œil de l’appareil, agglomération telle qu’il suffit de donner un nom en omettant l’article :

double portrait positif négatif, diptyque

onirique, saisie d’un mur, dans le cadre,

mains coupées aux poignets, retenues

à l’arête du mur, superposées, en repos,

dans la montée, se hissant, tête de dos,

[...]

L’unité des cinq ensembles, en vers ou en prose, outre la présence de la caméra, du mur, du prénom Anna, vient aussi de reprises de mots (‘’capture’’, ‘’couture’’, notamment), mais encore d’échos (« s’étend / s’entend », « il sangle centre », « socles sols », etc.) et, régulièrement, de déplacements dans la syntaxe : un nom appartient à deux propositions différentes, comme dans cet exemple : « l’enclos resserre les terres abritent les galeries souterraines » (souligné par moi).

   Cette unité travaillée renforce le propos d’Emmanuèle Jawad ; c’est de la violence du monde dans lequel nous vivons dont sa poésie témoigne. Il est rassurant de lire des écrivains pour qui la solitude provoquée par le désastre économique, le sort des migrants d’aujourd’hui ou l’existence hier des camps de la mort est un enjeu : à écrire en poésie — je pense, dans les textes récents, poèmes ou essais, à Philippe Beck, à Jacques Josse, à Jacques Lèbre, à Julien Bosc.

Emmanuèle Jawad, Faire le mur, Lanskine, 2015, 80 p., 12 €. Cette recension a été publiée dans remue.net le 16 février 2016. 

 

 

 

05/06/2015

Emmanuèle Jawad, Plans d'ensemble

jawad.png

 

          histoires, frontière

 

les sols marqués de fragments courts, par endroits, le tracé suit la Spree

entre les plaques tombales, s’y insère, la mémoire d’une ligne

à la traversée, entre, reste  de marbres et ciment, en place

zones d’herbe rase et chantiers ouverts, rouille commémorative

d’un pan vertical, tiges métalliques terminent la ligne de frontière

 

l’histoire par les sols entamés, tranchées entre les murs dédoublés, dans cet écart

terrain vague, ne subsiste qu’une vacance et la mémoire d’outre,

mémorial au lieu inscrit, dite l’armature seule, une élongation, un ressenti,

en marche, le cours, la ligne discontinue marque les anciens postes frontières,

radiation d’une clôture, vestiges en plans arrêtés

 

lavées, blanchies, dans l’effacement ténu peu à peu, les images,

il renverse l’ordonnancement des événements, de Berlin à Leipzig,

chute à un mouvement qui précède, foules d’amplitude, en surimpression, floues

 

Emmanuète Jawad, Plans d’ensemble, Propos2éditions, 2015, p. 53.