17/04/2016
Aragon, Théâtre / Roman
Thérèse, ou L’acteur ne parvient pas à s’endormir
Des pas dans l’épaisseur des murs des meubles, des méandres
De ma mémoire Des soupirs Ce que je fus ce que je suis
Me tiennent éveillé La maison la rue À cette heure de l’ombre
Tous les bruits les plus bas les plus forts Un passant
Qui me ressemble les freins d’une voiture et je n’arrive pas
À comprendre si c’est au dehors ou dans moi
Tous les bruits sont contre-nature
J’écoute invinciblement j’écoute la rumeur mortelle de ma vie
J’entends battre un volet la voile d’un navire
Un vent je ne sais d’où venu m’apporte de partout
Le chant morne des drapeaux en berne
Je chavire ou le lit Je m’enfonce je verse
Vers toi ma Terre qui m’attires
Comme tu fais le plomb
Terre ma femme ma faiblesse à la fois
Et ma force
Terre ma terre où je tombe
Terre profonde à mon fléchir
À la mesure de ma pesée
Terre couleur de mon sommeil
Terre ma nuit mon insomnie
Aragon, Théâtre / Roman, Gallimard, 1974, p. 217-218.
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01/11/2011
Aragon, Théâtre / Roman
Il y a Marie...
Rien ne vient à sa place dans l'homme, ni les rêves ni sa vie. Si je ferme les yeux, je commence une histoire ou je la reprends. Quelque part, dans la mémoire ou dans l'imagination. La pièce , je me la joue. Peut-être bien seul à la voir. Rien n'est à sa place, rien. Ni l'anecdote ni les années. Ah la chronologie, la chronologie en prend un bon coup. Y mettre de l'ordre. À commencer par le commencement : je suis né en 1926. Je suis un petit meuble d'après l'Exposition des Arts Décoratifs, voilà. Tout de même, quand est-ce donc, par exemple, que j'ai rêvé toute cette affaire dans les bois vers Paris, et ce fichu bordel qui, révérence parlée, surgit les doigts dans le nez. Il n'y a pas d'ordre pour les souvenirs, on y saute à la corde des années... il ne s'agit guère de replacer les faits, j'entends les miens, dans le déroulement des septennats, qui pouvait bien être président de la République quand j'ai perdu ma virginité ? J'essaie plutôt de disposer mon passé suivant le déroulement des femmes, femmes ou pas d'ailleurs, des petites qui sont depuis devenues des femmes, mais pour compter les jours, les années, ce ne serait pas une si mauvaise façon de faire, d'aller de fille en fille. Si on pouvait se souvenir, ne pas en passer. Il n'y a pas, à toutes les époques, la même densité de points de repère. On mêle, on mêle. Par quel bout prendre ma vie, mon théâtre ? Il y a des jours, j'oublie la veille. Pour ne plus voir qu'un temps lointain, soudain réveillé. Je me dis... Qu'est-ce que je me dis ?
Je ne me dis rien du tout. Ce sont elles qui renaissent, celle-ci, celle-là, Morgane, une autre, et l'heure de succession des choses n'en demeure pas moins hasardeuse. C'est tout le temps comme si, à je ne sais quel jeu de cartes, je laissais tomber les miennes, et les ramenant au hasard je ne savais plus trop où j'en étais, dans les années, les amours, le travail, les malheurs. Tout à coup, un paysage, un parfum s'impose. Une chanson revient. Ou une phrase qu'on ne savait même pas avoir entendue, retenue. Les phrases et les femmes, c'est tout un. On croirait pouvoir dater les étapes de la vie. Puis on se souvient d'une robe ou d'un mot : il s'agissait d'une autre. Qui frappe à la porte ? Pas forcément ce personnage sans doute imaginaire. Pas forcément. Une maison. Une couleur, une saison.
Aragon, Théâtre / Roman, Gallimard, 1974, p. 113-114.
Aragon vers 1926
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