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31/01/2017

Robert Pinget, Clope au dossier

 

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   Que d’être seul n’était pas une condition. Ni une vocation dit Mortin ni rien en tion sauf aberration ce qui explique tout, on finira bien par l’emmener mais il faut paraît-il un rapport du médecin ou de la famille ou d’un avocat ou de Dieu sait qui. Un avocat en tout cas dit Philippard on n’y coupe pas rien à faire sans ça pour ce qui est d’une profession alors on peut dire tous des caves des zéros. Ils buvaient du vin blanc Mortin Philippard et Verveine le stagiaire du pharmacien, tu devrais savoir toi qui connaît le docteur lui dit Philippard. Un spécialiste dit Verveine on ne s’adresse pas à n’importe qui ces choses –là sont délicates si vous croyez du reste je me demande jusqu’à quel point il ne faut pas qu’il dérange la société quelle société dit Mortin. La nôtre dit Verveine la société en général il ne nous dérange pas tellement, jusqu’au jour du scandale en pleine rue dit Philippard moi j’ai une femme et des enfants. Une femme et des enfants la société. Des fusains à droite et à gauche dans des caisses et trois tables de fer peintes enrouge ainsi que les chaises, c’est Philippard qui a voulu s’asseoir ils restent d’habitude au comptoir, la serveuse qui a l’air sale ils l’appellent Mathilde pour remplir les verres, la route passe devant mal goudronnée il y a de la poussière.

 

Robert Pinget, Clope au dossier, les éditions de Minuit, 1961, p. 7-8.

19/04/2016

Robert Pinget, Mahu ou le matériau

 

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                                Le chèque

 

   Un chien se présente au couvent de Sainte-Fiduce. Il demande à la bonne sœur de faire des prières pour que son maître le retrouve. Son maître l’a perdu un jour à la chasse et depuis personne n’en a entendu parler. Mais lui, il a rôdé sans cesse jusqu’à cette idée de prières.

   La bonne sœur le fait attendre au parloir. Elle revient quelques instants après et lui dit que la Mère Supérieure ne veut pas entendre parler de prières pour les chiens. Inutile d’insister. Les dernières faites au couvent contre la règle l’ont été pour une chèvre. Des ennuis épouvantables en sont issus. Cette chèvre apparaissait à tout propos, un peu partout, dans des attitudes pieuses, et vraiment ça n’était pas convenable. On finissait dans le pays par la confondre avec sainte Fiduce elle-même qui, comme chacun sait, apparaît souvent.

   Le chien à ces paroles rougit, rougit, rougit. La bonne sœur lui demande ce qu’il a. Et lui, naïvement, lui dit qu’il a été cette chèvre assez longtemps. Qu’il n’y pouvait rien, qu’il espérait retrouver son maître plus facilement sous cette forme. « Mon maître m’a perdu en chassant le jour de la Toussaint. »

[...]

 

Robert Pinget, Mahu ou le matériau, éditons de Minuit, 1952, p. 82-83.

19/08/2011

Robert Pinget, Quelqu'un

 

   

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   Il était là ce papier, sur la table, à côté du pot, il n’a pas pu s’envoler. Est-ce qu’elle a fait de l’ordre ? Est-ce qu’elle l’a mis avec les autres ? J’ai tout regardé, j’ai tout trié, j’ai perdu toute ma matinée, impossible de le trouver. C’est agaçant, agaçant. Je lui dis depuis des années de ne pas toucher à cette table. Ça dure deux jours et le troisième elle recommence, je ne retrouve plus rien. Il paraît que c’est partout la même chose, dans toutes les maisons, dans tous les ménages. Alors il faudrait supprimer les bonnes ou les femmes. Moi je m’en passerais. J’ai mes petites affaires, mon petit travail, je peux me passer de tout le monde, je peux vivre seul. La bouffe ce n’est pas compliqué et le reste ça n’existe pas. Il n’y a que le travail qui compte. C’est vrai ça, se laisser emmerder toutes sa vie par des personnes qui mettent en ordre vos papiers. Il aurait fallu que je m’arrange autrement mais voilà, on est embringué dans l’existence, on ne sait pas seulement comment. Je n’ai pas l’intention d’en parler de mon existence mais probable qu’il va falloir. C’est d’un inintérêt, d’un plat. À se demander si c’est vrai, à se demander si on peut vivre comme ça. À croire qu’on ne choisit pas. Moi il y a longtemps que je le sais qu’on ne choisit pas mais il y a des gens pour vous dire que si, qu’on est responsable, qu’on est libre, un tas de foutaises. Et ils vous développent des arguments, ils vous prouvent par A plus B, ils vous mettent au pied du mur. Moi j’y suis tout le temps. Ils me coincent chaque fois. Alors pour développer mes arguments à moi c’est vite fait, je n’en ai pas. J’essaie de partir sur un raisonnement, de finasser, de faire croire que je sais des choses, que j’ai une expérience. Je parle du malheur, des tuiles, des machins qui vous bloquent, qui vous coupent l’herbe sous le pied. J’essaie de donner une forme à ce que je dis, j’ai des références toutes fausses, je confonds les penseurs, les mystiques, et tout de suite on se rend compte que je radote, que je n’ai aucune culture, rien, sauf de la prétention. Et c’est justement l’erreur, je n’ai aucune prétention, c’est eux qui m’y forcent. Ce n’est pas une fois, c’est mille fois qu’ils m’ont foutu dans cette situation. On ne devrait pas se laisser prendre, on devrait envoyer tout dinguer et se retirer à la campagne mais on se dit tout le temps que ce n’est pas encore le moment, qu’on a besoin des autres, qu’il faut bien vivre en société, un tas de mignardises qui peuvent nous coincer définitivement. Et qui nous coincent.

 

Robert Pinget, Quelqu’un, éditions de Minuit, 1965, p. 7-8.