05/06/2021
Christine Lavant, « Terre, si tu avais deux lèvres »
« Terre, si tu avais deux lèvres »
Terre, si tu avais deux lèvres
et une langue, et une heure amicale,
voudrais-tu parler avec moi
même quand je piétine avec colère
mon chicot de raison parmi les flocons de n eige ?
Terre, pourrais-tu rire ?
Je me suis vantée des ton amitié,
Racontant que j’aime habiter près des racines,
Que je parle du temps avec les pierres
Et que, ton sang, je peux l’interpeller.
Mentir était comme ces maladies
qu’on attrape souvent avant les grandes pestes,
et mon cœur a toujours tout gobé de moi.
Maintenant le voilà pestiféré
qui ne sait plus rien que crier vers toi,
il ne veut pas mourir, ni dire à personne d’autre
ce qu’il mijote, ce qui le tourmente,
ni qui il voudrait bénir encore à la fin.
Terre, accepte ma langue,
de grâce, terre et mes deux lèvres !
Viens me parler sous les flocons de neige
de la chaleur fidèle de l’amour.
Christine Lavant, traduction de l’allemand
Philippe Jaccottet, dans la revue de belles-lettres, 2020, 1-2, p. 57.
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29/04/2016
Laurent Albarracin, Le Grand Chosier
Les orages grondent et grondent mais ils grondent
Sans qu’on sache d’où cela vient, comme une vitre
Tremble, comme sous la poussée d’un taureau vague,
Un taureau venant, taureau se formant dans l’air.
Né de son souffle, de son pas ou de son coup
D’épaule, les orages grondent et ils naissent
D’eux-mêmes, de la caresse de leur puissance,
Du doux frisson de la colère qui les roule,
Grondent de plaisir comme un éboulis de fauve
Où ronronne un torrent d’eau claire entre ses dents,
Eau qui est salive qui dévaste sa pente.
Tels des châteaux d’air en marche sur le gravier —
L’être est amplification de sa venue —
Les orages grondent en s’en faisant l’écho.
Laurent Albarracin, Le Grand Chosier, Le corridor bleu,
2016, p. 108.
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21/12/2014
Aimé Césaire, Soleil Cou Coupé
DÉFAIRE ET REFAIRE LE SOLEIL
demeure faite d’on ne sait à quel saint se vouer
demeure faite d’éclats de sabre
demeure faite de cous tranchés
demeure faite de grains de la pluie du déluge
demeure faite d’harmonicas mâles
demeure faite d’eau verte et d’ocarinas femelles
demeure faite de plumes d’ange déchu
demeure faite de touffes de petits rires
demeure faite de cloches d’alarme
demeure faite de peaux de bêtes et de paupières
demeure faite de grains de sénevé
demeure faite de doigts d’éventails
demeure faite de masse d’armes
demeure faite d’une pluie de petits cils
demeure faite d’une épidémie de tambours
quel visage aurions-nous à ne pas défier la mer d’un pied plus
retentissant que nos cœurs à grenouilles
Demeure faite de crotte de poule
demeure faite de sumac toxique
demeure faite de plumes pour couronne d’oiseau-mouche
Geôlier est-ce que vous ne voyez pas que mon œil toujours serré dans mes poings crie que mon estomac me remonte à la gorge et l’alimente d’un vol de ravets nés de sa mouture de saburre ?
Bel ange intime usure la mienne la vôtre le pardon est un pied-plat à bannir de notre vue mais ma colère m’apporte seule le bouquet de votre odeur et sa poignée de clés.
Puissant d’elle naissez comme d’elle je nais au jour.
Geôlier mes poings serrés, m’y voici, mes poings serrés m’y voilà dans ma demeure à votre barbe.
Demeure faite de votre impuissance de la puissance de mes gestes simples de la liberté de mes spermatozoïdes demeure matrice noire tendue de courtine rouge le seul reposoir que je bénisse d’où je peux regarder le monde éclater au choix de mon silence
Aimé Césaire, Soleil Cou Coupé, K éditeur, Paris 1948, p. 55-56.
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