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05/01/2016

Pascal Quignard, Princesse Vieille Reine

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[...] Le vendredi 17 septembre 1808, le père de George Sand se rendit de Nohant à La Châtre afin de faire un quatuor chez les Duverret.

   Il y dîna, tint parfaitement sa partie de violon, les quitta à onze heures.

   Le cheval, qui avait pris le galop en quittant le pont, heurta dans l’obscurité un déblai de pierres, manqua rouler, se releva avec une telle violence qu’il projeta son cavalier derrière lui, à dix pieds de là.

   Les vertèbres du cou furent brisées. Le père de George Sand avait trente et un ans. On le plaça sur une table d’auberge. On transporta le mort sur sa table, avec une lanterne sourde tenue devant lui, afin de voir dans l’obscurité, jusqu’à Nohant. On réveilla l’enfant de quatre ans, qui était en train de dormir, et on lui dit que son père était mort en revenant de faire du violon.

 

   Orpheline de père, enfant d’une servante méprisée et à demi-folle, petite-fille d’une vieille dame aristocratique et malade (princesse de songe, riche comme Crésus, habillée comme l’as de pique, triste à étouffer, excellent musicienne). Aurore, quand elle fut adolescente, au désespoir d’avoir été arrachée à la paix du couvent où elle était heureuse, tout à coup, « vingt pieds d’eau dans l’Indre » l’attirent.

 

Pascal Quignard, Princesse Vieille Reine, Galilée, 2015, p. 51-53.

04/01/2016

André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein

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[...]

Alain Veinstein

   Quelle a été la fonction des carnets par rapport à l’écriture des poèmes, et des livres. Vous insistiez sur le travail, tout à l’heure : précisément, on retrouve dans les livres des phrases des carnets soumises à un processus de travail.

 

André du Bouchet

Dans les vrais livres, dans ce qui a pris forme de poème, il y a un travail d’élaboration qui, chaque fois, m’a obligé à sortir du carnet. Il y a un point de cristallisation et de travail sur des mots sortis du carnet qui fait que ce qui est un poème a un commencement et un point final. Lequel constitue généralement une difficulté pour le lecteur Quand on interrompt, on prend congé de ce que l’on a écrit, c’est une rupture, et une rupture appelle un commencement, qui vous engage bien davantage qu’une succession de notes courant indéfiniment. La fin d’un poème vous renvoie en sens inverse au commencement. Pour commencer, comme pour finir, il faut s’engager. Je pense que dans ce qui fait un poème, il y a une difficulté absente d’un livre de notes. Le livre de notes paraît beaucoup plus facile. On prend quelque chose qui est en cours. Peut-être que le lecteur est libéré de la décision qu’il devrait prendre, comme moi-même, au fond, j’ai été libéré de la responsabilité de ce livre, assumée à l’origine par quelqu’un d’autre que moi.

 

André du Bouchet, Entretiens avec Alain Veinstein, L’Atelier contemporain / Institut National de l’Audiovisuel, 2016, p. 78.

03/01/2016

Jean Tardieu, Formeries ; Comme ceci comme cela

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                                La fin du poème

 

   C’est la fin du poème. Épaisseur et transparence, lumière et misère — les jeux sont faits.

   On avait commencé par la rime pour enfants. On avait cherché des ondes de choc dans d’autres rythmes. On avait gardé le silence, ensuite murmuré : on cherchait à se rapprocher du bruit que fait le cœur quand on s’endort ou du battement des portes quand le vent souffle. On croyait dire et on voulait se taire. Ou faire semblant de rire. On voulait surtout sortir de son corps, se répandre partout, grandir comme une ombre sur la montagne, sans se perdre, sans rien perdre.

   Mais on avait compté sans la dispersion souveraine. Comment feindre et même oublier, quand nos débris sont jetés aux bêtes de l’espace, — qui sont, comme chacun sait, plus petites encore que tout ce qu’il est possible de concevoir. Le vertige secoue les miettes après le banquet.

 

Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976, p. 81.

 

 

               Complainte du verbe être

 

Je serai je ne serai plus je serai ce caillou

toi tu seras moi je serai je ne serai plus

quand tu ne seras plus tu seras

ce caillou.

 

Quand tu seras ce caillou c’est déjà

comme si tu étais n’étais plus,

j’aurai perdu tu as perdu j’ai perdu

d’avance. Je suis déjà déjà

cette pierre trouée qui n’entend pas

qui ne voit pas ne bouge plus.

 

Bientôt hier demain tout de suite

déjà je suis j’étais je serai

cet objet trouvé inerte oublié

sous les décombres ou dans le feu ou dans l’herbe froide

ou dans la flaque d’eau, pierre poreuse

qui simule une murmure ou siffle et qui se tait.

 

Par l’eau par l’ombre et par le soleil submergé

objet sans yeux sans lèvres noir sur blanc

(l’œil mi-clos pour faire rire

ou une seule dent pour faire peur)

j’étais je serai je suis déjà

la pierre solitaire oubliée l

le mot le seul sans fin toujours le même ressassé.

 

Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979,

p. 45-46.

02/01/2016

Cavafy, ''Une nuit'' : trois traductions

                                    

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Une nuit

 

C’était une chambre pauvre et de fortune

Reléguée au-dessus d’une taverne louche.

De la fenêtre, on voyait la ruelle

Sordide et étriquée. D’en bas

Montaient les voix d’ouvriers

Jouant aux cartes et s’amusant.

 

Là, sur le lit banal, sur l’humble lit,

J’ai possédé le corps de l’amour, les lèvres

Sensuelles et roses de l’ivresse,

— Les lèvres roses d’une ivresse telle que

                                 [maintenant encore,

Cependant que j’écris, tant d’années après,

Chez moi, dans l’isolement, l’ivresse me reprend.

 

Cavafy, Œuvres poétiques, traduction Socrate C. Zervos

et Patricia Portier, Imprimerie nationale, 1991, np.

 

Une nuit

 

La chambre était pauvre et commune,

cachée en haut de la taverne louche.

Par la fenêtre, on voyait la ruelle

malpropre et étroite. D’en bas

montaient les voix de quelques ouvriers

qui jouaient aux cartes et s’amusaient.

 

Et là, sur cette couche humble et vulgaire,

je possédais le corps de l’amour, je possédais

les lèvres voluptueuses et roses de l’ivresse —

roses d’une belle ivresse, que même en ce moment

où, après tant d’années ! j’écris,

dans ma maison solitaire, je m’enivre à nouveau.

 

  1. C. P. Cavafy, Poèmes, traduit par Georges Papoutsakis,

Les Belles Lettres, 1977, p. 92.

 

Une nuit

 

La chambre était pauvre et vulgaire,

cachée au-dessus de la taverne louche.

Par la fenêtre on voyait la ruelle,

étroite et sale. D’en bas

montaient les voix de quelques ouvriers

qui jouaient aux cartes et s’amusaient.

 

Et là, dans l’humble lit d’un quartier populaire

j’avais à moi le corps de l’amour, j’avais les lèvres

voluptueuses et roses de l’ivresse —

roses d’une telle ivresse, qu’en cet instant

où j’écris, après tant d’années !

dans mon logis solitaire, l’ivresse revient.

 

Constantin Cavàfis, Une nuit, traduit par Michel

Volkovitch, Le Cadran ligné, 2012, np.

 

Tableau de Thalia-Flora Karavia, 1926

 

 

01/01/2016

André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de Hæres

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           Petite révolutionnaire

 

Les yeux ardents

provoquant le soleil

qu’elle aimerait mieux caresser,

et la faille mince marquée

sous les embarras du mépris

pour l’homme qui n’est pas grand :

           Révolutionnaire

O mon amant,

homme de demain

et peut-être de jamais,

ô front de gloire inexistant,

mon absurde frénésie.

 

La hache qui cheminait se déploie.

— Je porterai des hardes.

Je chanterai dans les cours avec ma voix.

J’irai sur la grand-route s’il le faut.

         Rien ni personne

           qui me guérira.

 

André Frénaud, Nul ne s’égare, précédé de

Hæres, Poésie :Gallimard, 2005, p. 266-267.

31/12/2015

Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise Bourgeois

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      On n’écrit pas directement avec la main, sauf dans le sable, sauf après l’avoir préalablement trempée dans son sang. Pourtant on fait beaucoup de choses directement avec les mains : manger, boire, se moucher, creuser un trou dans la terre. Vivre et finir de vivre.

 

   Je voudrais être un âne qui n’a pas de mains et n’a donc pas besoin de s’occuper les mains. Je pourrais aussi être un être sans mains. Alors je me plaindrais de n’avoir pas de mains et de ne pas pouvoir faire tout ce qu’on peut faire avec des mains. Mais j’ai des mains et je ne sais pas quoi faire avec elles. Alors j’écris pour m’occuper les mains. L’écriture me prend par la main et me maintient en enfance. Elle m’aide à traverser la rue, à monter les escaliers plus vite, à ne pas me sentir abandonnée. Joindre les mains occupe les mains, mais on ne peut pas écrire les mains jointes. On ne peut pas à la fois écrire et prier, écrire les yeux fermés.

 

Tiphaine Samoyault, La main négative, Louise Bourgeois, Argol, 2008, p. 37-38.

30/12/2015

Myrto Gondicas, "Sali, lié..."

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Sali, lié
lourd soudain d’abîme jeté, crochant
des pieds le sol, on
lutte
trop tard déjà mais là,
impacté, compact
cinglé de pluie oblique et raide
viré cible l’instant d’avant, cueilli
(des catapultes invisibles tirent) :
on s’arc-boute écartant des jambes d’ours

courbette bagarreuse

 

soudain

s’expulse noir un camail de tripes
les fesses rient ;
du centre où les bras aspirés partent, un lancer d’ondes

gagne les arrières — rachis, trapèzes, nuque
s’étoilent maintenant, minuscules assauts multipliés

trop tard
on tiendra sans savoir combien
tête bue à demi, dos
proliférant

 

broussaille d’homme

 

Myrto Gondicas, "Sali, lié...", dans Sarrazine,

n°15, ocotbre 2015, "Une fois".

© Photo Sylvie Cardon

 

 

29/12/2015

Stéphane Korvin, noise

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la fin. longtemps la répéter, ne pas la retenir, avec les mains qui fabriquent ces jours-ci des pansements discrets.

 

Je sais ce qu’il faut faire. s’accoter, être un cylindre, collecter la lumière, l’informité ne pas la répandre trop vite, les jours sont si longs, ils dorment dans la paume avec des idées de vertige

 

 

comme tout le monde, l’épuisante matière, la fabrique aimer, nous tournons autour d’une impression ténue

 

nos malléoles se heurtent, les voyages sont serrés, les chemins jouent à creuser et s’évaser, rien accueille, ici heurte

 

les lettres se logent, lentement elles forment des fleurs, des lettrines, la tête s’éprend, toute seule elle ne crépite pas

 

les couleurs se retirent et tombent jusqu’aux solives, un cœur claque quand l’oiseau entre

 

deux ou trois semaines : elles se taisent, passent et pendulent

 

si je savais parler je te glisserais « accorde tes rêves »

 

Stéphane Korvin, noise, isabelle sauvage, 2015, p. 7-8.

28/12/2015

Paysages d'automne

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27/12/2015

Jacques Prévert, La pluie et le beau temps

 

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   Étranges étrangers

 

 

Étranges étrangers

 

Kabyles de la Chapelle et du quai de Javel

hommes des pays loin

cobayes des colonies

deux petits musiciens

soleils adolescents de la porte d'Italie

Boumians de la porte de Saint-Ouen

apatrides d'Aubervilliers

brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris

ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied

au beau milieu des rues

Tunisiens de Grenelle

embauchés débauchés

manœuvres désœuvrés

Polacks du Marais du Temple des Rosiers

cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone

pêcheurs des Baléares ou du cap Finisterre

rescapés de Franco

et déportés de France et de Navarre

pour avoir défendu en souvenir de la vôtre

la liberté des autres

 

Esclaves noirs de Fréjus

tiraillés et parqués

au bord d'une petite mer

où peu vous vous baignez

Esclaves noirs de Fréjus

qui évoquez chaque soir

dans les locaux disciplinaires

avec une vieille boîte à cigares

et quelques bouts de fil de fer

tous les échos de vos villages

tous les oiseaux de vos forêts

et ne venez dans la capitale

que pour fêter au pas cadencé

la prise de la Bastille le quatorze juillet

 

Enfants du Sénégal

dépatriés expatriés et naturalisés

 

Enfants indochinois

jongleurs aux innocents couteaux

qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés

de jolis dragons faits de papier plié

Enfants trop tôt grandis et si vite en allés

qui dormez aujourd'hui de retour au pays

le visage dans la terre

et des bombes incendiaires labourant vos rizières

On vous a renvoyé

la monnaie de vos papiers dorés

on vous a retourné

vos petits couteaux dans le dos

 

Étranges étrangers

 

Vous êtes de la ville

vous êtes de sa vie

même si mal en vivez

même si vous en mourez

 

Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, Gallimard,

"Le point du jour", 1955, p. 29-31.

 

 

26/12/2015

Jacques Réda, Recommandations aux promeneurs

 

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                                        Éloge de la pluie

                                            Généralités

 

   Ayant eu l’intention de traiter des divers types d’intempéries, il m’a semblé que la pluie les résumait suffisamment. Pour le plaisir que j’en escompte, il est préférable en effet de ne pas circuler sous d’abondantes chutes de neige ou par grands froids. Je ne suis pas anachronique au point d’ignorer ce qu’on appelle le ski de fond, par exemple, mais je crois comprendre qu’il s’agit d’une distraction athlétique peu dans mes goûts. Et je ne saurais puiser que dans le trésor de mon expérience. Enhardi par la précocité fallacieuse de certains printemps, il m’est bien arrivé de me lancer à l’étourdie sur des routes ronflantes comme des meules à aiguiser la bise et d’y perdre l’équilibre dans des combes laquées par le verglas. C’est une situation désagréable quand la fierté s’en mêle et qu’on refuse d’abandonner. Mais je ne veux pas aller spontanément au devant d’une défaite rendue fatale par le climat. La seule perturbation atmosphérique qui légitime la fuite (et rien ne prouve, souvent au contraire, qu’elle soir une garantie de salut), c’est l’orage, à propos de quoi il faut se retenir de donner le moindre conseil, il n’en est pas d’indiscutables. Sous une apparence de logique qui le fait monter, éclater, passer, s’éloigner dans le meilleur des cas (parce qu’il n’est pas rare qu’il tourne en rond ou qu’il s’installe), l’orage réalise une somme de caprices trop imprévisibles pour qu’on se flatte de le conjurer. [...]

 

Jacques Réda, Recommandations aux promeneurs, Gallimard, 1988, p 43-44.

25/12/2015

Christian Prigent, Joyeux Noël quand même

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JOYEUX NOËL QUAND MÊME
 
Certes comm' d'hab en deux mil quinze
Re v'là papa Noël qui rince
Mais sans débouler sur son renne
Nous gaver le sabot d'étrennes
Vu que (primo) zéro flocon
Pour le traîneau (deuzio) que l'ont
Bloqué («Ausweis !») nos militaires
Avec les migrants aux frontières
Au motif que quoique pas noire
Sa barbe est grave ostentatoire
Et pas de crèche (non laïque !)
Aux gourbis de la République
Quant aux beaux pacsons sous rubans
On les a fait péter (pan ! pan !)
Des fois qu'on leur aurait caché
Dedans des bombes (pas glacées)

 

Christian Prigent, inédit

24/12/2015

Jean Ristat, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup

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             II La chasse du cerf

 

Maintenant que le jour dépenaillé se lève

Artémis celle qui est puissamment bâtie

Une vraie camionneuse un garçon manqué

Se retire toute ruisselante de sueurs

Dans la grotte où l’attendent ses nymphes et sa meute

Battez tambours et sonnez trompettes légères

En catimini héraclès enjuponné

Titubant de rêves et soucieux de sa gloire

Vient chercher le vieux solitaire encore chaud

Saisit ses pattes arrières et comme une brouette

Le pousse devant lui ah l’étrange attelage

Un dieu bravant toute pudeur avec une bête

Ensanglantée qui donc n’en rirait depuis

L’olympe jusqu’aux enfers où les morts ronronnent

 

                                 *

Jean Ristat, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup,

Gallimard, 2011, p. 25.

23/12/2015

Jacques Prévert, Histoires

 

                   Et Dieu chassa Adam

 

Et Dieu chassa Adam à coups de canne à sucre

Et ce fut le premier rhum sur la terre

 

Et Adam et Ève trébuchèrent

dans les vignes du Seigneur

la sainte Trinité les traquait

mais ils s’obstinaient à chanter

d’une enfantine voix d’alphabet

Dieu et Dieu quatre

Dieu et Dieu quatre

Et la sainte Trinité pleurait

Sur le triangle isocèle et sacré

un biangle isopoivre brillait

et l’éclipsait.

 

Jacques Prévert, Histoires, Gallimard, 1963, p. 218

 

22/12/2015

Emily Dickinson, Nous ne jouons pas sur les tombes : recension

 

   Emily Dickinson a été largement accueillie en France et, avec des points de vue différents, traduite pour un ensemble de poèmes par Pierre Leyris et Patrick Reumaux, pour une grande partie de l’œuvre par Claire Malroux qui, en outre, lui a consacré un livre(1). Il existe un dizaine d’autres choix dont, à vrai dire, on ne comprend pas toujours le principe, et seulement une traduction complète des poèmes proposée par Francoise Delphy(2). François Heusbourg, lui, retient 60 poèmes parmi ceux écrits en 1863, l’année « la plus prolifique de l’auteur avec près de 300 poèmes écrits, et qui marque le début d’un réclusion progressive qui fera sa légende ». Sa sélection propose des poèmes relativement longs (plusieurs strophes) et de très courts (le premier traduit, 2 vers) ; elle recouvre les thèmes propres à Emily Dickinson, mais choix et traduction aboutissent à lui donner un visage différent, moins sombre, plus varié que celui très souvent proposé.

Dans les poèmes choisis, la mort demeure un thème important et elle garde, ni plus ni moins, les valeurs que lui impose la poésie lyrique et, en particulier, celle de la fin du xvie siècle : elle s’oppose à tout ce qui est mouvement, transformation, passage. Étrangère à ce qui constitue le quotidien, elle est inconnaissable et, donc, n’est en rien l’essentiel de ce qui devrait préoccuper les vivants : « Je pourrais mourir — pour savoir / C’est un savoir insignifiant ». Elle ne peut être qu’imaginée, comme si elle appartenait à l’univers du théâtre, la vie s’apparentant à une fiction sans cesse à construire. Par ailleurs, il y a une séparation totale d’avec les morts dont les tombes n’ont rien à voir avec le vivant, ce que rappelle le poème dont le premier vers est repris pour titre du recueil :

Nous ne jouons pas sur les Tombes —

Car il n’y a pas de Place —

De plus — ce n’est pas plat — ça penche

Le désespoir est beaucoup plus présent que la mort dans le vécu : « Nul Homme ne peut compasser un Désespoir », désespoir aussi violent que celui des naufragés qui ne voient pas le rivage. La métaphore n’est pas indifférente, la mer figurant aussi l’éternité, éternité seulement présente dans la nature, par exemple encore avec les « faces éternelles » des montagnes. S’il y a désespoir, c’est sans doute par absence de Dieu, ou plutôt d’un signe de la divinité créant ici sans peine un Soleil, mais « Là — oubliant un Homme — ». C’est peut-être, tout autant, par impossibilité de comprendre : comprendre pourquoi ‘’je’’ est ; ce qu’exprime avec force un vers, « L’Expression la plus Vitale du Drame est le Jour Ordinaire ». Du désespoir, de l’incompréhension naissent la douleur qui, donc, n’a pas de début ni de fin, « Son infini contient / Son passé ».

   Poésie sombre ? certainement si l’on isole certains poèmes, et l’on peut ajouter que l’obscurité, celle de la nuit est toujours crainte, figure par excellence de la séparation. Le choix de François Heusbourg, bien heureusement, engage une lecture plus complexe — plus juste — d’Emily Dickinson. Certes, elle écrit « Je n’ai pas l’habitude de l’Espoir », mais le motif de la joie est souvent associé à celui de la douleur, mais la place du rêve est essentielle dès qu’il y a méditation sur le monde et parce que nous sommes vivants : « Nous rêvons — c’est bon que nous rêvions », mais il y a un plaisir à vivre le quotidien. Il faut aussi apprécier l’humour d’Emily Dickinson quand, par exemple, elle se définit vivante grâce au souffle dans le miroir, mais aussi parce qu’elle est absente du salon et qu’elle n’est pas propriétaire d’une maison, ou ailleurs comparant le jour et elle-même elle constate que tous deux ont leur crépuscule, mais : « Le mien est plus pratique / À porter dans la Main ».

   On pourrait aussi lire dans les poèmes de celle qui vécut solitaire (« Seule [...] comme une Église en ruines ») une érotique, toujours exprimée par le biais de figures ; c’est la mer qui s’ouvre, c’est le soleil qui « Cherche longuement — d’un dernier — regard doré — / Une compagnie — pour la nuit —». Et l’amour est un « petit labeur », écrit-elle, « assez grand pour moi ». Et le mouvement vers les autres prend une autre forme ; quand Emily Dickinson énumère ce qui fait sens dans la vie (le soleil, l’été, le paradis), elle en vient à conclure que les poètes « semblent / Comprendre le Tout », et la place de la poésie dans la vie devrait être d’autant plus essentielle qu’est reconnue l’impossibilité de dire exactement ce qui est à dire. Plus largement, « La Province des Sauvés / Devrait être l’Art ».

   J’ai choisi des poèmes dans le choix de François Heusbourg et, ce faisant, n’ai évidemment mis en valeur que quelques aspects d’une poésie dont d’autres ont dit la complexité. Je n’ai rien dit de l’avant-propos : vive lecture que le poème en prose de Caroline Sagot Duvauroux, pour qui Emily Dickinson « arpente le bord changeant de la lumière, le roulis, le seuil glissant d’un je à l’autre je, parmi les épaves dont nous sommes ramasseurs. »

 

Emily Dickinson, Nous ne jouons pas sur les tombes, édition bilingue, traduit de l’américain par François Heusbourg, éditions Unes, 2015, 136 p., 21 €.

Cette note a été publiée dans Sitaudis le 7 décembre 2015.

 

  1. On lira les traductions de Pierre Leyris dans son Esquisse d’une anthologie de la poésie américaine du xixesiècle (Gallimard, 1995). Pour Patrick Reumaux : traduction, préface et postface, Emily Dickinson : Le paradis est au choix (Elisabeth Brunet, 1998). Pour Claire Maltoux : traduction et présentation : Emily Dickinson, Une âme en incandescence, Lettres au maître, à l’ami au précepteur, à l’amant (José Corti, 1998) ; Emily Dickinson, Quatrains et autres poèmes brefs, édition bilingue (Poésie / Gallimard, 2000) ; Car l'adieu, c'est la nuit (Poésie / Gallimard, 2007) : Avec amour Emily, Y aura-t-il pour de vrai un matin (José Corti, 2008) ; et Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson (Gallimard, 2005)
  2. Emily Dickinson, Poésies complètes, édition bilingue, traduction de Françoise Delphy, Flammarion, 2010, 1472 p.