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11/11/2023

Jules Supervielle, Les Amis inconnus

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                           L'âge

Mains fraîches, et ces yeux si légers et couleur

         Des ruisseaux clairs que le ciel presse…

Ce que je nomme encore aujourd’hui ma jeunesse

Quand nul ne peut m’entendre et que même mon cœur

Plein de honte pour moi, fait le sourd, se dépêche,

         Me laisse sans chaleur.

 

Jules Supervielle, Les Amis inconnus

Pléiade/Gallimard, 1999, p. 319.

14/05/2022

Cesare Pavese, Travailler fatigue

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Terres brûlées

 

Le petit jeune qui a été à Turin est en train de parler

La vaste mer s’étend, cachée par des rochers,

et reflète un bleu terne sur le ciel. Ceux qui écoutent

ont les yeux tout luisants.

 

                                       À Turin on arrive le soir

et l’on voit aussitôt dans le rue les femmes malicieuses,

vêtues pour le coup d’œil, qui marchent toutes seules.

Chacune travaille là-bas pour la robe qu’elle met

mais elle sait l’adapter à tous les éclairages.

Il y a des couleurs matinales, des couleurs pour faire les boulevards

et pour plaire la nuit. Ces femmes, qui attendent

et qui se sentent seules, savent tout de la vie.

Elles sont libres. On ne leur refuse rien.

 

J’entends la mer qui sans cesse déferle harassée par la grève.

Je vois briller d’éclairs les yeux sombres

de ces jeunes. Près d’ici la rangée de figuiers

s’ennuie désespérée sur la roche rougeâtre.

 

Il y en a qui sont libres et qui fument toutes seules.

Le soir on se rencontre, le matin on se quitte

au café, bons amis. Elles sont toujours jeunes.

Elles aiment les hommes vifs et au regard direct,

blagueurs et pas grossiers. Il suffit d’aller sur la colline :

elles se glissent pareilles à des enfants,

mais savent jouir de l’amour. Plus habiles qu’un homme.

Vives et élancées, même nues, elles bavardent

avec leur brio de toujours.

 

                                           Je l’écoute.

Fixement, j’ai regardé les yeux du petit jeune

attentifs et tendus. Ils ont vu eux aussi une fois tout ce vert.

Quand la nuit sera noire, je fumerai ignorant même la mer.

 

Cesare Pavese, Travailler fatigue, traduction Gilles de Van, Gallimard, 1961, p. 97 et 99.

08/02/2022

Charles Pennequin, Dehors Jésus

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[La jeunesse] ne sait plus comment se tenir devant la déconfiture des aînés. Comment faire se dit la jeunesse pour se débarrasser des idées vieilles qui nous pourrissent la tête. L’idée vieille a gonflé en nous. Elle a poussé comme un poireau. Elle a fait cette nécrose au sein de notre devenir jeune. Cette boule nécrosée au centre de nos esprits. Elle a fait que nous ne voyons plus l’essence et la force des choses. Il nous faut supprimer la nécrose des âges. Il nous faut se débarrasse un bon coup de cette mauvaise herbe qui a poussé entre nous et les générations. Les générations de têtes pourries qui nous regardent. Les générations avariées par la paresse, l’avidité, le confort, la luxure, le prêt-à-porter, les consommations modernes. Nous n’allons pas nous payer de mots. Nous allons raviver le feu qui couve en nous depuis des siècles.

 

Charles Pennequin, Dehors Jésus, P. O. L ; 2022, p. 21.

07/03/2020

Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde

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Hôtel Notre-Dame

 

Je suis revenu au Quartier

Comme au temps de ma jeunesse

Je crois que c’est peine perdue

Car rien en moi ne revit plus

De mes rêves de mes désespoirs

De ce que j’ai fait à dix-huit-ans

 

On démolit des pâtés de maisons

On a changé le nom des rues

Saint-Séverin est mis à nu

La place Maubert est plus grande

Je trouve cela beaucoup plus beau

Neuf et plus antique à la fois

 

C’est vrai qu’en m’étant fait sauter

La barbe et les cheveux tout courts

Je porte un visage d’aujourd’hui

Et le crâne de mon grand-père

(..)

 

Je ne suis pas le fils de mon père

Et je n’aime que mon bisaïeul

Je me suis fait un nom nouveau

Visible comme une affiche bleue

Et rouge montée sur un échafaudage

Derrière quoi on édifie

Des nouveautés des lendemains

 

Blaise Cendrars, Du monde entier au cœur du monde,

dans Œuvres romanesques, I, précédées des Poésies

complètes, Pléiade/Gallimard, 2017, p. 396-397.

18/02/2020

Émile Verhaeren, Les Heures du Soir

Émile Verhaeren, Les Heures du Soir, jeunesse, vieillesse

            Les Heures du Soir, XXII

 

Si nos cœurs ont brûlé en des jours exaltants

         D’une amour claire autant que haute,

L’âge aujourd’hui nous fait lâches et indulgents

         Et paisibles devant nos fautes.

 

Tu ne nous grandis plus, ô jeune volonté,   

         Par ton ardeur non asservie,

Et c’est de calme doux et de pâle bonté

         Que se colore notre vie.

 

Nous sommes au couchant de ton soleil, ô amour,

Et nous masquons notre faiblesse

Avec les mots banals et les pauvres discours

         D’une vaine et lente sagesse.

 

Oh ! que nous serait triste et honteux l’avenir,

         Si dans notre hiver et nos brumes

N’éclatait point, tel un flambeau, le souvenir

Des âmes fières que nous fûmes.

 

Émile Verhaeren, Les Heures du Soir,

Mercure de France, 1922, p. 181.

 

08/11/2019

James Joyce, Poèmes

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             Bahnofstrasse

 

Les yeux qui rient de moi signalisent la rue

Où je m’engage seul à l’approche du soir,

 

Cette rue grise dont les signaux violets

Sont l’étoile du rendez-vous et de l’adieu.

 

O astre du péché ! Astre de la souffrance !

Elle ne revient pas, la jeunesse au cœur fou

 

Et l’âge n’est pas là qui verrait d’un cœur simple

Ces deux signaux railleurs cligner à mon passage.

 

James Joyce, Poèmes, traduction Jacques Borel,

Gallimard, 1967, p. 113.

18/04/2017

Paul Éluard, Cours naturel

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      Passionnément

 

                    I

 

J'ai vraiment voulu tout changer

 

Sur l'herbe du ciel dans la rue

Parmi les linges des maisons

Partout

Elle jouait comme on se noie

Puis elle  restait immobile

Pour que je referme sur elle

Les lourdes portes de l'impossible.

 

                    II

 

Le rire après jouer ayant mis à la voile

La table fut un papillon qui s'échappa.

 

                    III                   

 

Elle déchira sa robe

Elle embrassa

Une toilette neuve et nue.

 

                     IV

 

Dans les caves de l'automne

Elle fut tour à tour

La fleur neigeuse de la foudre

Et le charbon.

 

                    V

 

Dans la ville la maison

Et dans la maison de terre

Et sur la terre une femme

Enfant miroir œil eau et feu.

 

                    VI

 

Sa jeunesse lui donnait

Le pouvoir de vivre seule

Je n'ai pas su limiter

Mon cœur à sa seule poitrine.

 

                    VII

 

Rien que ce doux petit visage

Rien que ce doux petit oiseau

Sur la jetée lointaine où les enfants faiblissent

 

À la sortie de l'hiver

Quand les nuages commencent à brûler

Comme toujours

Quand l'air frais se colore

 

Rien que cette jeunesse qui fuit devant la vie.

 

Paul Éluard, Cours naturel [1938], dans Œuvres complètes I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 803-804.

 

31/08/2016

Raymond Queneau, Fendre les flots

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La sirène éliminable

 

Je ne sais qui chantonne à l’ombre du balcon

c’est un chant de sirène ou bien de vieux croûton

il faudra que j’y aille afin de voir si je

me suis trompé ou bien si j’ai mis dans le mille

 

si c’est un vieux croûton je le pousse du pied

doucement dans le ruisseau pour qu’il vogue et qu’il

aille vers la mer où il sera libéré

des balais éboueux des tracas de la ville

 

si c’est une sirène alors serai surpris

je lui dirai madame un tel chant m’exaspère

vous avez une voix qui ne me charme guère

 

elle me répond : monsieur j’ai eu un prix

au conservatoire autrefois dans ma jeunesse

donnez au moins l’aumône au titre de noblesse

 

Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,

1969, p. 98.

 

21/02/2016

Shakespeare, Le Marchand de Venise

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                                          Portia

 

Si faire était aussi facile que savoir ce qu’il est bon de faire, les chapelles seraient des églises et les chaumières des pauvres gens des palais princiers. C’est un bon prêtre, celui qui se conforme à ses propres sermons ; il m’est plus facile d’enseigner à vingt personnes ce qu’il est bon de faire que d’être une de ces vingt qui suivent mes propres leçons. Le cerveau peut bien inventer des lois pour modérer le sang, mais une nature ardente saute par-dessus les décrets les plus froids — la folle jeunesse est un lièvre qui bondit par-dessus les filets de cet estropié qu’est le bon conseil —, cependant ce raisonnement n’est pas de nature à me choisir un mari. Hélas ! ce mot « choisir » ! Je ne peux ni choisir qui je voudrais ni refuser qui me déplaît, ainsi la volonté d’une fille vivante est-elle bridée par les dernières volontés d’un père mort ; n’est-il pas dur, Nerissa, de ne pouvoir ni choisir ni refuser personne ?

 

Shakespeare, Le Marchand de Venise, Acte I, scène 2, traduction Jean-Michel Déprats, édition établie par Gisèle Venet et J.-M. Déprats, Pléiade Gallimard, 2013, p. 1043.

01/05/2014

Jacques Prévert, Choses et autres

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                          Mai 68

 

On ferme !

Cri du cœur des gardiens du musée homme usé

Cri du cœur à greffer

à rafistoler

Cri du cœur exténué

On ferme !

On ferme la Cinémathèque et la Sorbonne avec

On ferme !

On verrouille l'espoir

On cloître les idées

On ferme !

O. R. T. F. bouclée !

Vérités séquestrées

Jeunesse bâillonnée

On ferme !

Et si la jeunesse ouvre la bouche

par la force des choses

par les forces de l'ordre

on la lui fait fermer

On ferme !

Mais la jeunesse à terre

matraquée piétinée

gazée et aveuglée

se relève pour forcer les grandes portes ouvertes

les portes d'un passé mensonger

périmé

On ouvre !

On ouvre sur la vie

la solidarité

et sur la liberté de la lucidité.

 

Jacques Prévert, Choses et autres, in Œuvres complètes, II,

édition établie et annotée par Danièle Gasiglia-Laster et

Arnaud Laster, Pléiade / Gallimard, 1996, p. 346.

15/03/2014

Philippe Jaccottet (2), L'Obscurité, dans Œuvres

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   Chemin faisant, l'esprit troublé autant par la curiosité que par l'inquiétude, je ne pus m'empêcher de songer aux circonstances dans lesquelles j'avais rencontré pour la première fois l'homme que je craignais presque, maintenant, de revoir. Le rayonnement  de son intelligence était alors si grand que beaucoup le recherchaient pour faire de lui leur conseiller ou leur compagnon. Moi, très jeune encore dans cette grande ville où je ne voyais qu'un chaos de passions et de pensées tout ensemble attirantes et redoutables, attentif à ne pas m'y perdre, je m'étais imaginé, sur ce que l'on disait de lui, qu'il pourrait m'aider. Je ne voulais lui demander que de mettre un peu d'ordre dans la multiplicité des tentations qui m'assaillaient, des possibilités qui s'ouvraient devant moi ; j'étais de ces prudents à qui il faut tracer une voie, faute de quoi ils se croient bientôt perdus. Du moins puis-je me reconnaître le mérite d'avoir voulu que cette voie fût la plus juste, au risque de la trouver malaisée.

   J'avais donc appris qu'une cérémonie discrètement officielle était organisée pour consacrer la réputation de cet homme que je ne connaissais encore que par elle. Je ne voulais me laisser arrêter par ce que je prévoyais qu'une telle manifestation pourrait avoir de théâtral ; je chercherais seulement à deviner si cet homme avait  vraiment un secret, si l'éclat dont était entouré son nom n'avait pas sa source hors de lui, comme c'est trop souvent le cas, mais vraiment dans son cœur. La crainte de la foule, de m'y mal comporter, s'ajoutant à une attente presque avide, avait failli m'ôter le courage, au dernier moment, de pénétrer dans l'immeuble où je savais qu'aurait lieu la soirée.

[...]

Philippe Jaccottet, L'Obscurité, dans Œuvres, préface de Fabio Pusterla, édition établie par José-Flore Rappy, Pléiade / Gallimard, 2014, p. 179.

 

26/05/2013

Paul Éluard, Cours naturel

Paul Éluard, Cours naturel, passion, amour, jeunesse, femme, nudité

                         Passionnément

 

                    I

 

J'ai vraiment voulu tout changer

 

Sur l'herbe du ciel dans la rue

Parmi les linges des maisons

Partout

Elle jouait comme on se noie

Puis elle  restait immobile

Pour que je referme sur elle

Les lourdes portes de l'impossible.

 

                    II

 

Le rire après jouer ayant mis à la voile

La table fut un papillon qui s'échappa.

 

                    III                  

 

Elle déchira sa robe

Elle embrassa

Une toilette neuve et nue.

 

                     IV

 

Dans les caves de l'automne

Elle fut tour à tour

La fleur neigeuse de la foudre

Et le charbon.

 

                    V

 

Dans la ville la maison

Et dans la maison de terre

Et sur la terre une femme

Enfant miroir œil eau et feu.

 

                    VI

 

Sa jeunesse lui donnait

Le pouvoir de vivre seule

Je n'ai pas su limiter

Mon cœur à sa seule poitrine.

 

                    VII

 

Rien que ce doux petit visage

Rien que ce doux petit oiseau

Sur la jetée lointaine où les enfants faiblissent

 

À la sortie de l'hiver

Quand les nuages commencent à brûler

Comme toujours

Quand l'air frais se colore

 

Rien que cette jeunesse qui fuit devant la vie.

 

Paul Éluard, Cours naturel [1938], dans Œuvres complètes I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 803-804.

08/05/2012

Jacques Prévert, Choses et autres

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                                  Mai 1968

 

                                          I

 

On ferme !

Cri du cœur des gardiens du musée homme usé

Cri du cœur à greffer

à rafistoler

Cri d'un cœur exténué

On ferme !

On ferme la Cinémathèque et la Sorbonne avec

On ferme !

On verrouille l'espoir

On cloître les idées

On ferme !

O. R. T. F. bouclée

Vérités séquestrées

Jeunesse bâillonnée

On ferme !

Et si la jeunesse ouvre la bouche

par la force des choses

par les forces de l'ordre

on la lui fait fermer

On ferme !

Mais la jeunesse à terre

matraquée piétinée

gazée et aveuglée

se relève pour forcer les grandes portes ouvertes

les portes d'un passé mensonger

périmé

On ouvre !

On ouvre sur la vie

la solidarité

et sur la liberté de la lucidité.

 

                                              II

 

   Des gens s'indignent que l'Odéon soit occupé alors qu'ils trouvent tout naturel qu'un acteur occupe, tout seul, la Tragi-Comédie-Française depuis de longues années afin de jouer, en matinée, nuit et soirée, et à bureaux fermés, le rôle de sa vie, l'Homme providentiel, héros d'un très vieux drame du répertoire universel : l'Histoire antienne.

 

Jacques Prévert, Choses et autres, "Le Point du Jour", Gallimard, 1972, p. 236-237.