22/09/2015
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe a des ailes
Tu dors, dors, c’est
une histoire, non pas l’Histoire
interprétable. Alors il vaut mieux te rendormir.
Servies secrets
réfugiés
quand les premiers mots
retentissent, alors
tu dors,
tu n’as pour les mots
plus aucun intérêt
Tôt le matin
quand les procès
commencent et que les
doux visages
des assassins et
les juges
prononçant la sentence
s’évitent,
quand une aile
d’avion effleure
tes cheveux, quand tu
trouves
ton corridor,
vers la mort, vers
l’isolement
vers l’oubli
alors tu
dors, quand le gong
retentit, et
ils parlent
du sommeil comme
d’un miracle.
Ingeborg Bachmann, Toute personne qui tombe
a des ailes, édition, présentation et traduction
de Françoise Rétif, Poésie / Gallimard, 2015,
p. 491 et 493.
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24/12/2014
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930)
Lili Brik et Maïakovski
Toi
Elle vint —
d'un coup d'œil
sérieux,
sous le rugissement,
la carrure,
devina simplement le gamin.
Elle prit
son cœur pour elle seule,
et simplement
s'en fut jouer,
comme une fillette au ballon.
Et chacune —
comme devant un miracle —
ici une dame s'en mêle,
là une demoiselle :
« En aimer un comme ça ?
Mais il vous renverserait !
Probable que c'est une dompteuse !
Possible qu'elle sort du Zoo ! »
Et moi je jubile.
Il n'y en a plus —
de joug.
Perdant la tête de joie,
je sautais,
comme un Indien à des noces bondissant,
tant je me sentais gai,
tant je me sentais léger.
Vladimir Maïakovski, Lettres à Lili Brik (1917-1930), traduites du russe par Andrée Robel, Gallimard,
1969, p. 96.
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25/12/2013
Jean Tardieu, Formeries
Comme bientôt
(Grains de sable les étoiles)
Comme
j'entends déjà
mourir ma raison ma mémoire
dans les chantiers déments de l'avenir
soit que j'ouvre la porte
ou que je la referme sur
l'obscurité qui m'enfante et qui m'efface
et qui livre au néant radieux le réel
toujours promis aussitôt dérobé
bientôt
ne seront plus les signes de tous noms
que grains de sable au fond des arches creuses
où fut le tendre globe de nos yeux et où
circule et se dérobe nu
le solitaire espace
et sonneront les sons des mots
toujours repris et déformés de bouche en bouche
et déjà dans ma voix
depuis longtemps
ils se sont sans rien
dire entrechoqués jusqu'à
l'éclatement
et redisant et redisant rabâchent
un seul époumoné murmure
car c'était toi oui c'était moi
l'un qui profère l'autre se tait
l'un qui parle et l'autre entend
si c'est lui c'est aussi moi
c'est vous aussi mais nul ne vient nul n'apparaît
pour interrompre ou désigner
l'origine et la fin sinon
cet astre obtus porté vers l'astre
et cent mille qui viennent
vers cent mille autres qui s'en vont
en s'enfonçant dans cette nuit
inconcevable
où le miracle me fascine m'éblouit
me fait vivre me tue
mais sans remède
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976,
p. 35-36.
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