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01/11/2022

Jean Pérol, Libre livre

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On pourrait croire, au moins un jour, les dieux noirs apaisés. Mais non, quand ça frappe ça frappe, et ça doit continuer. C’est le long sort des pas-de-chance. S’acharner, voyez-vous, ne sait jamais que continuer. Bouche pour crier, sang sur la route, et puis dos brisé : logique des mauvais sorts. Qui montre sa faille forge les clous pour le clouer. Les gentils l’oublient trop) vite. Trop de tendresse, de bonhomie, pas assez de carapace hérissée, de griffes cruelles au bout des pattes. Tu n’auras jamais droit au miel des victoires, aux jours de soleil, aux gens qui saluent. Et d’où tu viens tu reviendras sans fin. Jours et nuits les gardiens de cet ordre, dans la cité, savent barrer les routes. C’est leur emploi, c’est leur passion. Tu pourras toujours derrière les barrières aux parades, elles ne sont jamais pour toi. Décision obscure, d’un au-delà des étoiles. Tu devines dans leur scintillation planétaire, froide et diamantée, un doigt, sans savoir pourquoi, sans relâche pointé sur toi.

                                                                               Pointé sur toi

 

Jean Pérol, Libre livre, Gallimard, 2012, p. 141.

01/01/2014

Jacques Prévert, La pluie et le beau temps

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             Étranges étrangers

 

Étranges étrangers

 

Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel

hommes des pays loin

cobayes des colonies

doux petits musiciens

soleils adolescents de la porte d'Italie

Boumians de la porte Saint-Ouen

Apatrides d'Aubervilliers

brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris

ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied

au beau milieu des rues

embauchés débauchés

manœuvres désœuvrés

Polacks du Marais, du Temple des Rosiers

Cordonniers de Cordoue, soutiers de Barcelone

pêcheurs des Baléares ou du cap Finisterre

rescapés de Franco

et déportés de France et de Navarre

pour avoir défendu en souvenir d ela vôtre

la liberté des autres

 

Esclaves noirs de Fréjus

tiraillés et parqués

au bord d'une petite mer

où peu vous vous baignez

Esclaves noirs de Fréjus

qui évoquez chaque soir

dans les locaux disciplinaires

avec une vieille boîte à cigares

et quelques bouts de fil de fer

tous les échos de vos villages

tous les oiseaux de vos forêts

et ne venez dans la capitale

que pour fêter au pas cadencé

la prise de la Bastille le quatorze juillet

 

Enfants du Sénégal

dépatriés expatriés et naturalisés

 

Enfants indochinois

jongleurs aux innocents couteaux

qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés

de jolis dragons d'or faits de papier plié

Enfants trop tôt grandis et si vite en allés

qui dormez aujourd'hui de retour au pays

le visage dans la terre

et des bombes incendiaires labourant vos rizières

On vous a renvoyé

la monnaie de vos papiers dorés

on vous a retourné

vos petits couteaux dans le dos

 

Étranges étrangers

 

Vous êtes de la ville

vous êtes de sa vie

même si mal en vivez

même si vous en mourez

 

Jacques Prévert, La pluie et le beau temps, Gallimard,

 

1955, p. 29-31.