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02/01/2014

Maurice Genevoix, La ferveur du souvenir

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               Pour "commémorer" la boucherie de 1914 (3)


  J'ai parlé de quelques souvenirs [...]. Souvenirs du front d'abord, et plus précisément d'un secteur, l'un de ces secteurs circonscrits que l'on se voyait attribué comme par un tirage au sort. J'en sais un où mon régiment,  après un hiver dans la boue, a connu deux mois de carnages à peu près ininterrompus1, où le "tour" des relevés, impitoyablement, à des intervalles fatidiques, a ramené les mêmes hommes dans les mêmes tranchées bouleversées, refaites, redémolies encore, de relève en relève, regorgeant de morts plus nombreux, tous connus, tous fraternels, peu à peu pourrissants sous nos yeux, à nos côtés, mais toujours reconnaissables. Et je retrouverais, sans contraindre beaucoup ma mémoire, le mouvement, l'accent, les termes mêmes des lettres que j'écrivais alors, m'indignant de cette "méconnaissance" de l'homme aux prises avec les réalités du combat, qui conduisait le haut commandement à de pareilles aberrations.

   C'était comme s'il eût retiré à chaque vivant sa dernière chance, prononcé un verdict de condamnation sans appel. À quoi bon ce sursaut d'espoir, cette ivresse de respirer encore qui saisissait chaque survivant au sortir de chaque bataille, si c'était pour se voir ramené à date fixe, inexorablement, vers la même boue, les mêmes cadavres, les mêmes batteries exactement pointées, réglées, le même massacre en quelque sorte familier, qui resserrait, précisait, multipliait et renouvelait ses coups de manière à n'épargner personne ? À la longue, qui eût pu y tenir, réprimer jusqu'au bout en soi-même les sursauts de la bête vivante, et qui savait ?

 

 

Maurice Genevoix, La ferveur du souvenir, La Table ronde, 2013, p. 112-113.

1.Les Éparges, entre janvier et avril 1915.

31/12/2013

Maurice Genevoix, Paul Dupuy, Correspondance

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           Maurice Genevoix en 1914

  Pour "commémorer" la boucherie de 14-18...(2)


Maurice Genevoix à Paul Dupuy, 17 avril [1915]

 

[...] Nous avons souffert autant que les autres. Ce qui fut le plus dur de l'épreuve, ce qui a fait que nos soldats sont vraiment héroïques, c'est la boue. La boue dans laquelle nous avons vécu pendant les mois d'hiver, la boue que les premiers soleils avaient séchée, la boue qui avait réapparu la veille de notre attaque, plus épaisse et collante que jamais, on eût dit que nous nous retrouvions nous-mêmes, fangeux des pieds à la tête, à l'heure où nous devions nous battre, les cartouches terreuses, des fusils dont le mécanisme englué ne fonctionnait plus, les hommes pissaient dessus pour les rendre utilisables. Nous avons perdu deux fois des tranchées prises, parce qu'il nous était impossible d'arrêter les Boches par le feu. Ils arrivaient à vingt mètres sans être inquiétés, lançaient des grenades et tiraient sur tout homme qui se montrait, jusqu'à ce que la position devînt intenable. Quand ils s'y étaient réinstallés, les nôtres contre-attaquaient.

   Le 3, le 4 avril nous étions déjà dans les tranchées, tous les hommes en ligne de nuit ; ils se sont reposés un peu dans la journée du 4 : c'est tout. Le 4 au soir, ils étaient tous là-haut. Ils y sont tous restés de la boue jusqu'aux cuisses, jusqu'au milieu de la nuit du 10 au 11.

   Et continuellement des obus pleuvaient ; et le canon revolver de Combes démolissait les parapets de la tranchée, qu'inlassablement nous refaisions avec des sacs à terre. Par crises, les gros arrivaient, éclatant avec un fracas énorme et projetant des masses de terre, jusqu'à trente mètres de haut. Il en tombait cent, deux cents, qui ne faisaient rien qu'ensevelir quelques hommes sous la boue des parapets ; et puis tout d'un coup il y en avait un qui trouvait la tranchée, et qui éclatait en plein dedans : alors c'était des plaintes et des hurlements, quelques hommes qui se sauvaient , la face rouge de sang clair et jaune de boue liquide, ou du rouge encore dégoulinant au bout des doigts, éclatant en taches vermeilles en plein dans la croûte terrestre des capotes. Et tout autour de l'entonnoir calciné, empli encore de fumée noire et puante, il y avait des cadavres déchiquetés, un tronc sans membre et sans tête qui palpitait, un homme accroupi qui râlait en vomissant des glaires rouges par la bouche et par le nez, le crâne fendu bavant de la cervelle rose, un autre assis au fond du trou qu'il s'était creusé, face sans souffrance, incroyablement pâle et la pipe aux dents encore. Et tout les autres attendaient, tous les autres restaient là, les deux jambes prises dans ce ruisseau lourd, profond et glacé, sentant leurs pieds peu à peu s'engourdir et mourir.

 

 

Maurice Genevoix, Paul Dupuy, Correspondance, 28 août 1914-30 avril 1915, La Table ronde, 2013, p. 259-261.

30/12/2013

Patrick Beurard-Valdoye, La fugue inachevée

 

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   Pour "commémorer" la boucherie de 14-18...

 

Menoncourt samedi 1er août 1814 Marcel à ses parents (Morvillars (Terr. de Belfort)

 

C'est avec une grande peine que je vous écris peut-être ces derniers mots nous sommes en troisième ligne en cantonnement d'alerte à Menoncourt nous sommes partis le vendredi 31 juillet à 8 heures du soir en tenue de guerre pour Menoncourt à 5 kilomètres de la frontière nous avons avec nous 120 cartouches ici le pays est tout sens dessus dessous nous avons fauché blé pommes de terre etc. pour faire des tranchées pour nous retrancher ici les femmes pleurent car elles ont reçu l'ordre de quitter le village j'espère qu'Albert et Amédée sont partis aussi pour faire leur devoir aujourd'hui samedi nous avons entendu l'ordre de mobilisation générale peut-être demain nous partirons au feu un aéroplane est venu ce soir atterrir à Menoncourt faire une reconnaissance je ne pensais guerre que dimanche la situation en viendrait à ce point-ci je termine ma lettre en vous embrassant bien tous

votre fils qui fera son devoir Marcel

 

Menoncourt lundi 3 août 1814  - Marcel à ses parents

Je crois que nous sommes encore à Menoncourt pour deux jours nous pousserons peut-être plus avant c'est un pays à peu près ruiné les vergers arbres fruitiers sont en grande partie coupés ainsi que les blés pommes de terre etc. nous avons fait des fosses pour nous abriter pour tirer nous coupons aussi les lisières de bois dans le pays on ne peut plus rien trouver aucune boisson tout a été nettoyé en deux jours Je voudrais bien que vous me disiez si Albert et Amédée sont partis et où ils sont dans le village on a tambouriné hier que tout homme valide de 16 à 60 ans devait se rendre à Belfort pour faire des travaux de défense dites-moi si le Papa est parti ainsi que nos chevaux [...]

Un commandant du 35' s'est suicidé il s'était trop rapproché de la frontière avec son bataillon le Général lui a ordonné de reculer il a refusé et s'est suicidé.

Bonjour à tous.

 

Patrick Beurard-Valdoye, La fugue inachevée, éditions Al Dante/Niok, éditions Léo Scheer, 2004, p. 176 et 179.